samedi 26 septembre 2015

Les films de Lamine Ammar-Khodja ou l’oscillation entre la « caméra-stylo » et la caméra-micro



Nous sommes loin de ce temps où les cinéastes du monde arabe faisaient du peuple le principal acteur d’une révolution à venir ou désirée dans des fictions produites selon des modes destinées à asseoir des cinématographies nationales. La génération suivante, celle des années 80, s’étant entre autres inspirée du cinéma de la défaite et de l’autobiographie cinématographique à la Youssef Chahine, s’est démarquée de ce projet privilégiant une implication plus personnelle tout en restant dans des schémas de production habituels. Avec l’avènement du numérique, des projets encore plus personnels ont vu le jour avant même les mouvements de contestation qu’a connus la rue arabe[1]. Les trois films de Lamine Ammar-Khodja dont la singularité est très appuyée et favorisée par la légèreté du dispositif, appartiennent à cette vague constituée par des électrons libres qui se sont engagés dans des voies nouvelles à coup d’interrogations et d’expérimentations nées d’une interaction entre un dispositif que l’on considère comme un prolongement de soi[2] et une réalité.

De la mise en scène du retour commenté à l’immersion dans la parole des autres :

Les films de Lamine Ammar-Khodja nous racontent la manière dont ils viennent au monde tout en l’interrogeant sans pour autant nous installer dans un univers où le cinéma serait le miroir de lui-même et du monde. Il en va ainsi notamment les deux premiers : Demande à ton ombre et Chroniques équivoques qui sont écrits à la première personne et où le cinéaste laisse libre cours à l’expression de ce que lui inspirent ses retours au pays, s’éloignant ainsi de toute prétention totalisante. Dans ces deux films écrits à la manière d’un journal de bord d’un retour qui assume son incomplétude et son décalage, de même que sa forme fragmentée et largement bricolée, le cinéaste nous dit des choses sur lui-même et sur le regard qu’il pose sur l’Algérie. Dans le troisième, Sans cinéma (Bla cinima), qui relève du cinéma direct, la caméra devient le réceptacle d’une parole, celle des autres, d’un autre semblable et différent à la fois, qui dit plus de choses sur la vie au pays que sur le cinéma, assumant parfaitement la négation qui est dans le titre. A la place de la parole du cinéaste qui est le fil conducteur du film et qui se déploie dans les deux chroniques du retour, il y a dans Bla cinima, la parole de tous et de chacun dans laquelle on se perd et on se retrouve alternativement et dont les fils croisés, renoués et dénoués, composent la polyphonie du rêve et du désenchantement de l’individu et du pays.  Cette polyphonie est essentiellement de l’ordre de l’écoute dans le dernier film : elle relève souvent de ce qui est filmé mais également de la manière dont il est donné à entendre et à voir. Dans les deux premiers films, en revanche, la polyphonie est plus complexe : elle correspond, à la faveur de la mise en scène d’un matériau hétéroclite, à un principe de composition général englobant des textes écrits et dits par le cinéaste, entrant en résonnance avec d’autres textes, mais également le visuel dans son interaction avec ce qui est écrit et ce qui est entendu (textes, musique, parole prise sur le vif, parole enregistrée faisant partie de la mémoire individuelle et collective).

Il y a aussi une continuité et une progression qui font que les films donnent l’impression de se générer les uns les autres. Avant le retour de Demande à ton ombre, il y avait un projet de film qui n’est pas celui qui a été réalisé en 2011. C’était le projet d’un film conçu comme « un gros collage sur Alger »[1] qui a été abandonné au profit de Demande à ton ombre. Pas vraiment abandonné à vrai dire puisque la ville d’Alger est le lieu du collage, lieu où on colle les fragments de sa mémoire de lecteur et de spectateur et lieu dont on colle les images qu’elles soient celles tournées par Lamine ou autres, issues de la mémoire cinématographique ou picturale, et puisque les trois films sont considérés par le cinéaste lui-même comme les volets d’une trilogie. Le lien entre les deux premiers est plus évident : mise en scène par endroits loufoque du retour au pays, même principe de composition : collage d’un texte qui correspond au commentaire du cinéaste et des images, et surtout ces rimes visuelles qu’on retrouve dans les deux films et notamment ces plans de Lamine au balcon filmés à contre-jour de manière à ce que le cinéaste apparaisse comme une ombre, ou alors ces plans des pieds de Lamine tournant en rond dans son appartement, plus fréquents à vrai dire dans Demande à ton ombre. Et entre Chroniques équivoques et Bla cinima, il y a l’affaire du micro qu’on voit au tout début du deuxième volet de la trilogie et dont l’image est accompagnée du leitmotiv sonore du film, la phrase dite par une voix anonyme : « Lamine, on voudrait que tu nous racontes ton été à Alger (…) que tu donnes la parole aux jeunes », phrase mise à distance dans le film : « Je crois qu’on ne devrait pas dire donner la parole. Moi, mis à part ma mère, personne ne m’a donné la parole » bien que le cinéaste donne la parole à un couple qui se cache et qui n’apparaît pas à l’image. Le vœu de la voix anonyme se réalise pleinement dans Sans cinéma puisque le film est fait de cette parole donnée et recueillie par Lamine, micro au poing, bien qu’il ne s’agisse pas uniquement de jeunes dans le dernier film. La caméra, présente dans Demande à ton ombre alternant avec le crayon et la page blanche, n’est plus dans le champ du troisième film et tout se passe comme si elle était remplacée par le micro. Le fait que le cinéaste soit aussi celui qui a travaillé le son de Bla cinima est d’ailleurs loin d’être fortuit : on dirait qu’il avait décidé de prendre soin de cette parole jusqu’au bout. La mise en scène du dispositif dans le champ, différant d’un film à l’autre, est hautement significative : il y a comme une mise à l’épreuve du dispositif et une interrogation sur ce qu’il implique : donner la parole, filmer comme on écrit, se servir de la caméra pour écrire.


Extrait d'un article publié dans le nu 214 de la revue IBLA, pp. 283-298.


[1] Interview inédite de Lamine Ammar-Khoudja menée par Amine Guerfali dans le cadre de l’atelier d’écriture sur le cinéma à la troisième session des Rencontres cinématographiques de Bizerte.  




[1] Tahar Chikhaoui, « Behia et la réponse du peuple », Cinémas arabes du XXIe siècle, nouveaux territoires, nouveaux enjeux, dir. Agnès de Victor, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, décembre 2013, rmmm.revue.org/8152 consultée le 15/09/14.
[2] Ibid. 

mardi 16 juin 2015

La question du point de vue dans Ettaliani



L’une des questions que je me suis posée en lisant Ettaliani de Chokri Mabkhout, dont la consécration par le Booker Prize du roman arabe a suscité la fierté des Tunisiens, concerne le mode de narration choisi : qu’apporte la première personne à la restitution, par le roman, du vécu des militants de l’extrême gauche dans les années 80 ?

L’usage de la première personne semble pertinent dans le premier chapitre du roman étant donné que le narrateur est le témoin oculaire d’un événement qui est censé être l’énigme du récit : le coup de pied asséné par Abdennasser, le personnage principal, à l’imam du quartier qui était en train d’accueillir la dépouille du père dans la tombe. C’était un geste incompréhensible pour les autres personnages, à l’exception de l’épouse de l’imam qui comprend tout sans révéler quoi que ce soit, tout comme le lecteur d’ailleurs qui est amené à envisager d’emblée la piste d’une agression sexuelle subie par Abdennasser, tant le rapport de cause à effet est prévisible, voire téléphoné. Ce qui est censé être l’énigme et le prétexte narratif de la restitution mémorielle par le récit ne sera élucidé que dans le dernier chapitre du roman, l’un des rares chapitres où il y a une mise en scène, ou du moins une mise en situation, de la confidence alors que tout le roman est censé être le fruit de confidences. Tout semble découler de l’affirmation suivante qui intervient dans le cadre d’une évocation consacrée au  paradis de l’enfance et de l’adolescence de Abdennasser vers le début du roman, à savoir la chambre indépendante héritée de son frère et qui était aussi un lieu de rencontres entre le personnage et le narrateur : « Dans cette chambre indépendante, ma relation avec Ettaliani s’est renforcée (…). Il a fait de moi le gardien de ces secrets. Il me racontait quasiment tout ». Ce qui définit le rapport du confident à celui qui devient l’objet la narration, c’est aussi la fascination : l’image que donne le narrateur de lui-même est celui d’un ami sous influence : « Le plus probable à mon sens, lorsque me reviennent des souvenirs d’événements multiples, est que j’étais pour lui une pâte malléable qui lui a servi à développer son talent de leader. » Rien d’étonnant à ce moment-là à ce que le narrateur continue à privilégier la posture de l’effacement au risque d’être prisonnier de son inconsistance. A un autre endroit du récit, le narrateur exprime son admiration vis-à-vis de Abdenasser qui, en contractant un mariage secret avec une fille qui risque de déplaire à sa famille citadine à cause de ses origines rurales, semble avoir opté pour la voie de la rébellion, ce qui est inenvisageable pour le personnage narrateur qui a grandi, comme il le dit lui-même, dans le respect de la famille et qui n’a nullement le courage d’agir comme son ami. De fait, la fascination dont il fait part aux lecteurs semble n’avoir eu aucun impact sur sa vie : il n’y a ni trouble ni frémissement. On est en présence d’un narrateur qui se contente d’avoir été le réceptacle d’une parole qu’il restitue à son tour même s’il affirme à un moment donné que son récit doit quelques détails à des connaissances communes, autrement dit on est en présence d’un « je » qui se contente d’être une page blanche remplie à la faveur de confidences. On est loin de ces amitiés qui transforment, de cette connaissance intime de l’autre qui n’exclut point les mystères et les zones d’ombre comme c’est le cas par exemple dans La Porte du soleil de Ilyès Khoury où le personnage narrateur était le confident avant de devenir non seulement narrateur mais également un conteur dont le récit est censé réanimer le corps et l’esprit d’un résistant. Si on est loin de cette configuration, c’est aussi parce que le point de vue est malmené dans Ettaliani. Je dirais que le roman pèche par un désir d’exhaustivité qui fait fi de la question du point de vue et de la narration à la première personne. On perd de vue aussi cette vérité élémentaire : ce qu’on perçoit de l’autre n’est qu’une facette parmi d’autres, ce que l’on sait n’est tributaire que d’une version des faits. Il s’ensuit un nivellement de l’univers du roman.
Pourtant le fait que le personnage narrateur soit l’ami du couple aurait pu donner lieu à une diversité de points de vue selon que l’événement ou l’épisode est raconté par Abdenasser ou par Zina d’autant plus que le malentendu est au cœur de leur relation et il n’y a pas mieux que la pluralité des points de vue pour explorer la question du malentendu. Le procédé aurait pu d’ailleurs ne pas être employé de manière systématique mais sporadiquement de manière à introduire de la relativité, de l’incertitude dans une narration univoque. Ceci aurait permis au roman de se hisser au niveau de cette modernité qui n’est perceptible qu’au niveau référentiel : situationnisme, existentialisme, critique de l’orthodoxie marxiste…, références évoquées d’ailleurs non pas en tant que composantes du climat intellectuel d’une époque mais dans le cadre d’un étalage indigeste de la culture de la « philosophe » Zina dont on se demande d’ailleurs si elle n’est pas le porte drapeau de la culture philosophique du romancier. C’est encore une fois Ilyès Khoury que je convoque : en racontant l’histoire d’un résistant, le personnage narrateur s’arrête par moments sur des divergences entre différentes versions d’un même événement. Devenant polyphonique, l’histoire complexifie la perception du personnage de Younès, de même qu’elle brouille les limites entre le courage et la lâcheté. En donnant la parole à Nahila, à Om Hassen, le personnage narrateur nous offre une vision plus complexe de la vie, de l’amour et de la résistance. 

Mais revenons à la narration à la première personne dans Ettaliani et à ses aspects les plus problématiques. Ce récit qui fait fi de la singularité du regard et qui se retranche derrière l’effacement du personnage narrateur comporte aussi des incohérences. C’est surtout le récit de la nuit du 6 au 7 novembre 1987, et notamment la scène d’amour, qui pose problème du point de vue de la narration. Ce n’est pas du reste le seul passage où on oublie qu’il y a un narrateur qui raconte les choses de son point de vue et/ou de celui de son personnage principal. C’est surtout dans la description des ébats amoureux avec ce qu’ils peuvent avoir d’incommunicable à un tiers, qu’on a l’impression d’avoir  affaire à un narrateur omniscient et c’est là où réside justement l’incohérence du point de vue : un narrateur qui s’exprime par ailleurs à la première personne et qui devient ici un narrateur omniscient. Et ce narrateur va jusqu’à adopter le point de vue de Najla, dont il est loin d’être l’ami ou le confident, par le biais d’une focalisation interne rendant compte de l’intensité de son plaisir ou plutôt des performances sexuelles de Abdennasser : « Elle avait le sentiment d’être une jument de race ayant trouvé le cavalier qui lui procurait un sentiment de sécurité. Il n’y a rien à redire sur l’agilité du cavalier qui donnait l’impression de s’être adonné tous les jours à cet exercice avec elle » ; « Elle a trouvé en lui un cavalier gracieux et intelligent qui réunit en lui la présence d’esprit, son incandescence et la force du corps, la souplesse des muscles et la maîtrise des jeux des mains et des jambes » ; « Elle a posé la tête sur sa poitrine. Elle se souvenait de sa façon de lâcher prise et de tirer sur la bride avec souplesse, douceur et fermeté. » L’usage de la focalisation interne dans ce passage, qui est en soi symptomatique de l’incohérence de la narration, incohérence due au fait que l’auteur oublie que son narrateur est censé adopter le point de vue de Abdennasser selon le pacte explicite de la confidence, s’avère être également l’expression d’une vision on ne peut plus stéréotypée : la focalisation interne adoptant, en dépit de toute cohérence, le point de vue de Najla, est censée être le miroir de la performance de l’homme selon une répartition des rôles issue de stéréotypes à la fois sexistes et éculés comme l’atteste d’ailleurs le recours à la métaphore filée de la monture qui structure tout le passage, l’autre métaphore stéréotypée accompagne en revanche les préliminaires où se télescopent les plaisirs de la table et ceux de la chair. Stéréotypes qui ignorent tout des subtilités de la peau.

Il se trouve que cette nuit d’amour coïncide avec un événement historique majeur : Bourguiba a été écarté par le général Ben Ali. Le lien entre les deux dimensions intime et politique se fait à la faveur du récit de l’insomnie incompréhensible ayant fait suite à cette intimité heureuse. L’anxiété de Abdennasser pendant cette nuit est prémonitoire, elle est l’expression de son infaillible intuition : « Abdennasser n’a trouvé aucune explication à son état. Mais il lui plaisait de mettre cela en rapport avec son intuition infaillible. Son état était à l’image du pays cette nuit-là. Le premier ministre et ministre de l’intérieur Zinelabidine Ben Ali, mettait les dernières touches à son coup d’Etat contre Bourguiba. Il lustrait ses chaussures militaires pour mettre pied au palais du leader. » Avec cette évocation, j’en arrive à une autre incohérence narrative qui n’a rien à voir cette fois-ci avec le point de vue mais ayant trait plutôt à l’évolution du personnage qui, aussitôt arrivé au journal conseille à son directeur de se mettre du côté de Ben Ali. Cette position pragmatique n’est accompagnée d’aucun débat intérieur même si le personnage exprime ouvertement des réserves sur Ben Ali en présence du directeur à qui il conseille aussi de préparer un numéro spécial en phase avec l’actualité, conseil suivi d’un coup de fil que reçoit le directeur d’un responsable du ministère de l’intérieur qui est l’un des artisans du coup d’Etat et qui transforme par ce coup de fil le conseil de Abdennasser en ordre. On confie à Abdennasser la rédaction d’un article faisant l’éloge de Ben Ali et du changement alors que jusqu’ici le personnage s’est occupé des pages culturelles, meilleure parade contre la compromission d’après lui. Le fait qu’il y ait eu des militants de gauche qui se sont rangés du côté de Ben Ali, le fait que beaucoup de Tunisiens, beaucoup d’opposants et d’intellectuels aient exprimé leur soulagement ne justifie pas du tout cette « transformation » ou plutôt ce raccourci qui entre en contradiction avec ce qui est dit du malaise prémonitoire du personnage, de son « infaillible intuition » et qui découle d’une construction a posteriori dont on ignore le contexte. Le fait que certains militants de gauche se soient transformés en propagandistes du régime, plus ou moins rapidement, n’est évidemment pas à nier. On s’interroge ici sur le traitement narratif de cette « conversion ». On ne peut pas, comme l’ont fait certains, reprocher à l’auteur de donner cette image de la gauche. La question n’est absolument pas là, elle réside plutôt au niveau de la représentation et du traitement de ce que l’on pourrait appeler communément une trahison. Ce qu’on attend d’un romancier, ce n’est pas un renvoi à une réalité, en l’occurrence ici, à une attitude face au changement du 7 novembre parce que si on se contente d’un simple renvoi, le traitement ne peut excéder le niveau de l’anecdote ou du stéréotype, or il s’agit tout de même ici du personnage principal. Ce qu’on attend d’un romancier, c’est de démonter les mécanismes de la « conversion », quelle soit mue par l’opportunisme ou par une naïveté qui se transforme en piège, ou de ce que l’on pourrait appeler la « servitude volontaire ». Le roman a de tout temps été porteur d’une compréhension du passé et/ou du présent. La question de la « servitude volontaire » ou de la trahison des idéaux est de surcroît d’une importance cruciale pour le présent, elle est d’une actualité brûlante dans un contexte où la transition a du mal à se défaire des oripeaux de l’ancien, dans un contexte où on voit d’anciens militants de gauche, acquis à un moment donné au Benalisme, occuper de nouveau les devants de la scène médiatique.
Il est étonnant aussi que l’attitude face au changement n’ait pas fait l’objet de discussions entre Abdennasser et Zina alors que le roman s’enlise par moments, notamment au début, dans des discours narrativisés bourrés des poncifs de la pensée de l’extrême gauche. Ce retrait du politique dans le vécu du couple a quelque chose d’incompréhensible d’autant plus que les deux personnages se sont rencontrés dans le milieu de la gauche estudiantine. Le changement de Zina a consisté juste après le 7 novembre à reconquérir Ettaliani en mettant en valeur sa féminité, conseillée en cela par ce parangon de la féminité absolue qu’est Najla.

De manière générale, l’inconsistance des choix narratifs s’applique aussi au traitement de la question politique, qui est abordée essentiellement dans le roman à travers le discours. La peinture du milieu de la gauche estudiantine est une affaire de discours – parti-pris intéressant certes – et plus précisément de parodie de la langue de bois de la gauche. Cependant, on ne perçoit de la parodie ou de l’ironie que l’intention parce que l’humour qui est censé accompagner la restitution de la langue de bois de l’époque tombe à plat et parce que cette langue stéréotypée n’est à aucun moment le support d’une créativité langagière : pas de jeu de mots, pas d’imagination qui insuffle quelque chose de nouveau dans ce qui est sédimenté. Du coup, on est plutôt en présence d’un mimétisme qui ne décolle pas. Et par moments, il y a des anachronismes qui s’insinuent dans la restitution de la langue de bois de la gauche, comme lorsque Zina, s’offusquant du fait que Abdennasser explique la réticence qu'elle manifeste par rapport au mariage par une différence de statut –elle va bientôt commencer à enseigner alors qu’il est encore étudiant – rétorque qu’elle a connu la pauvreté enfant et que « l’école de la république » l’a sauvée. L’expression figure dans un discours narrativisé résumant les arguments de Zina, or il se trouve que cette expression ne fait pas du tout partie de la langue de bois de l’époque, ni celle du pouvoir ni celle de la gauche. Il s’agit tout simplement d’une expression traduite du français qui s’est insinuée dans la langue de bois des modernistes tunisiens après la révolution dans un contexte de débat identitaire sur les acquis de la Tunisie moderne.

Encore une fois, ce n’est pas tant la prise de distance par rapport à la gauche et à son discours qui pose problème mais le traitement étriqué et caricatural de la question à coups de stéréotypes. Ce qu’on attend d’un roman, c’est de restituer la complexité des parcours et la charge existentielle investie dans l’engagement politique ou autre et inhérente aux échecs, aux révisions et autres accidents de parcours. L’inconsistance du point de vue qui a été le point de départ de mon interrogation sur ce roman s’accompagne d’un déficit de singularité de l’objet de la narration.

Insaf Machta

   

samedi 25 avril 2015

For(t) intérieur : Une chambre syrienne de Hazem Alhamwi


Les films syriens réalisés à partir de 2011 nous mettent en présence de propositions différentes en ce qui concerne les lieux filmés et la manière de les filmer. Une échelle pour Damas de Mohamed Malas est une fiction tournée quasiment de bout en bout en intérieur. Le Sergent immortel de Ziad Kalthoum est filmé en revanche pour l’essentiel en extérieur. L’une des leçons de ce dernier film est qu’il est impossible de filmer aujourd’hui en Syrie sans que les images ne portent la trace du chaos, pas seulement par ce qu’elles donnent à voir mais par la manière dont elles sont filmées : caméra mobile et sous l’emprise du chaos environnant.

Le parti pris de Hazem Alhamwi, qui est à la fois peintre et cinéaste, dans Une chambre syrienne est en apparence semblable à celui de Malas à la différence près, et c’est à mon sens une différence de taille, que le cinéaste s’en explique à deux reprises : il avoue vers le début du film avoir eu peur de manifester et il ajoute un peu plus loin que porter une caméra équivaut à avoir une arme et que le régime ne fait pas la différence. A partir de là et en dépit de la contrainte, filmer en intérieur semble pleinement assumé : le parti pris de l’enfermement devient symptomatique de la situation d’un peuple confiné, retranché chez soi et dans son for intérieur. De ces intérieurs, on voit à vrai dire très peu de choses, ce sont plus tôt des visages qu’on voit, des visages découverts ou masqués qui témoignent soit du présent soit de ce qu’a été leur vie pendant toutes ces longues années de dictature. Au début, les images tournées dans la cour d’une école ou à l’intérieur d’une salle de classe déclinent autrement l’idée de l’enfermement car c’est de l’embrigadement des enfants par le régime qu’il s’agit, images qui font d’ailleurs échos à Déluge au pays du Baas de Omar Amiralay.

Le film établit aussi une continuité entre deux expressions artistiques : le cinéma et le dessin. L’écran se transforme par moments en une toile et on voit aussi Hazem Alhamwi dessiner dans sa chambre de manière frénétique qui laisse entendre que le dessin est une thérapie pour lui. La représentation de la destruction par le dessin et sa projection sur l’écran est une tentative de surmonter l’impossibilité de la captation du chaos par la caméra, raison pour laquelle la visualisation du dessin est accompagnée parfois d’une bande sonore qui donne à entendre des slogans, des cris de manifestants et des bruits de balles. Le même parti pris est adopté dans le traitement de l’anonymat des témoins. Au procédé classique qui consiste à laisser le visage du témoin dans l’ombre, le cinéaste ajoute un autre procédé : un masque dessiné par lui où les traits du visage sont constitués par une sorte de trame tissée traitée numériquement. Du coup, les témoins sont dotés d’un visage qui est le fruit d’un artifice d’artiste, une sorte de seconde identité qui préserve leur anonymat.

Par ces partis pris, le film semble apporter une réponse à la question de la représentation de ce qui ne peut être montré.


Insaf Machta       

vendredi 24 avril 2015

Al Ott : du film de gangsters à la méditation métaphysique

L’énigme, qu’elle soit résolue ou pas à la fin, est une composante du système narratif d’Ibrahim Al Battout. Dans Al Ott, elle est articulée sur le réinvestissement à la fois ludique et sérieux du film de genre ayant pour figure centrale le personnage du justicier. Le film commence par des scènes terribles d’enlèvement d’enfants dont on va extraire des organes avant de d’en faire disparaître les corps. Ces images mettant en scène l’action d’un gang de trafiquants d’organes ont également une dimension sociale perceptible à travers les lieux filmés : quartiers pauvres où s’amassent des ordures, enfants livrés à eux-mêmes face à ces rapaces. Suivent des scènes d’assassinats en plein jour dans les rues du Caire. On apprend qu’un justicier punit à sa manière ceux qui sont impliqués dans le trafic d’organes et qu’il s’agit là d’une vengeance personnelle (la fille du justicier a été enlevée) et d’une réponse au silence des autorités.
Les actions et les ripostes s’enchaînent mais l’essentiel du propos n’est pas là. La tension dramatique ne naît pas seulement de cet affrontement entre les trafiquants et le justicier. L’action se complexifie à la faveur de l’intervention d’un personnage mystérieux qui affirme rendre service aux gens qui ont besoin d’organes mais sans passer par la criminalité. On pourrait penser dans un premier temps qu’il soutient Al Ott dans sa lutte contre les trafiquants mais ce n’est qu’un aspect de son intervention. On s’aperçoit petit à petit qu’il transcende tous les autres personnages et qu’il a un pouvoir qui se mesure à son ubiquité. Il résulte de ses apparitions un déplacement de l’enjeu du film : de la lutte entre justicier et trafiquants vers l’énigme de ce personnage et l’interrogation sur le pouvoir qu’il représente. On se promène dans les rues du Caire, jamais filmé de cette manière, avec ce mystère qui plane autour d’un pouvoir occulte. Et si ce personnage mystérieux incarné par Farouk Al Fishaoui était doublement lié aux trafiquants et au justicier, non pas de manière platement réaliste et concrète, mais de manière beaucoup plus souterraine et métaphysique ? Il semblerait qu’il soit l’incarnation d’une transcendance qui tire les ficelles et dont le pouvoir occulte serait responsable de ce qui se passe dans le monde, de la pauvreté, de la criminalité et des efforts de ceux qui tentent de la combattre. C’est à ce niveau-là que se situe la dimension méditative de ce film qui joue avec les codes du genre de manière discrètement parodique. Méditation aussi sur la profondeur historique de l’Egypte admirablement synthétisée dans une très belle séquence où l’homme obscur passe d’un lieu d’un lieu à l’autre : un monument pharaonique, une synagogue, une église, une mosquée, avant de nous conduire dans une fête techno. Cette profondeur de l’histoire se ressent aussi dans les univers et dans l’énergie qui se déploie dans les lieux du Caire et qui est admirablement captée par la caméra de Battout, elle s’offre à nous comme le pendant de la monstruosité du présent avec sa pauvreté et son lot de criminalité.

Insaf Machta, article publié dans Le Quotidien des Rencontres des cinémas arabes de Marseille (session 2015)  

Etrangeté et latence dans Cendres de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige

En racontant l’histoire d’un homme qui rentre à Beyrouth avec les cendres de son père et qui se heurte à la volonté de la famille d’organiser des funérailles selon la tradition quitte à opter pour un simulacre d’enterrement, Cendres de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige nous place de plain pied dans une thématique qui parcourt leur œuvre de cinéastes et d’artistes : l’individu et la communauté. Mais l’essentiel n’est peut-être pas là parce que la situation qui est au cœur de cette thématique est appréhendée comme le support d’une atmosphère tissée par des variations sur des états et frôlant par moments l’étrange, voire le fantastique.

On avance dans le film comme en état d’apesanteur enveloppé dans un silence où les choses se révèlent progressivement tout en étant entourées de quelque chose d’étrange. D’abord, un objet qui prend du relief parce que son apparition est accompagnée d’un non dit qui l’enveloppe de mystère. Le spectateur ne comprend pas d’emblée qu’il s’agit de l’urne contenant les cendres du père. La fonction de l’objet  est devinée rétrospectivement lorsqu’un homme entre dans le cercueil pour remplacer un corps absent. C’est à ce moment-là qu’on explique à Nabil qu’il faut dissimuler cette histoire d’incinération contraire aux traditions. Et à partir de là, le corps absent hante le film et l’imprègne de quelque chose d’étrange : une porte qui s’ouvre et se ferme aussitôt pour laisser entrevoir pendant ce laps de temps très court quelque chose sur lequel une jeune femme attire l’attention d’une autre et qui reste indiscernable pour le spectateur, des portes de placards qui s’ouvrent à tour de rôle. Ça pourrait être anodin, ces portes qui s’ouvrent sans raison, mais l’étrangeté se loge dans ces petits détails. Cette atmosphère discrètement fantastique affleure aussi quand Nabil entre dans la chambre du mort : le cercueil est toujours ouvert, le personnage qui a remplacé le père y gît toujours et son corps, à l’exception des mains croisées, est enveloppé d’un tissu. La caméra survole lentement le corps et s’immobilise un moment pour montrer des mains légèrement bleuies et sur lesquelles se fixe le regard de Nabil : celui qui a pris la place du père dans le cercueil n’est-il pas censé être vivant ? 


Mais le fantastique ne fonctionne pas comme un ressort narratif générateur de tension dramatique. Il vaut surtout ici par cet état de latence qui travaille le film, cet état d’apesanteur qui donne l’impression que l’on vogue ou que l’on est suspendu un peu comme ce corps de l’homme qui figure sur la photo contemplée par Nabil et qui n’est autre que celle du site qui se trouve en face de l’appartement et où le personnage va disperser les cendres du père. Du coup, une sorte de continuité diffuse s’établit entre le corps suspendu de la photo, le corps absent et les cendres destinées à être dispersées dans la mer. Le conflit de l’individu et de la communauté se dissout au profit de la création d’atmosphères travaillées par cet état de latence des corps et des choses.

jeudi 23 avril 2015

L’identité nationale et les décadrages ludiques de Lamine Ammar-Khodja


La scène primitive de ce court métrage intitulé Comment recadrer un hors-la-loi en tirant sur un fil, à contre courant de toutes les définitions univoques de l’identité nationale et des classements génériques habituels, qu’il dynamite en faisant de la liberté formelle le corollaire d’une fantaisie ludique, se trouve sans doute dans le dernier film de Lamine Ammar-Khodja Sans cinéma (bien que Comment recadrer un hors-la-loi... soit antérieur). Ce que nous identifions comme une scène primitive est  plus précisément de la dernière séquence de Sans cinéma tournée dans la salle Sierra Maestra qui devient le lieu d’une fête de fin d’année organisée par une école publique : Lamine Ammar-Khodja filme une représentation où des enfants incarnent des dimensions contigües de l’identité nationale et dessinant les contours d’une identité monolithique, objet d’un discours de propagande. Comment recadrer un hors-la-loi… répond à cette scène primitive sans doute issue de l’enfance du cinéaste lui-même par des retrouvailles heureuses avec l’esprit de l’enfance.

L’esprit ludique recadrant le débat réside dans la construction d’un dispositif. Le fil rouge dont il est question dans le titre est visible dès les premiers plans : ligne à linge rouge, trait rouge tracé sur le mur d’un bâtiment abandonné sur lequel figurent des inscriptions dans une langue étrangère et qui dynamitent les stéréotypes des indices de l’appartenance à une communauté. Le jeu est dans la construction d’un matériau métaphorique dont la signification est volontairement indécise comme le sont toutes les identités. Le matériau métaphorique est à contre courant des métaphores usuelles du fil rouge, de la ligne rouge à ne pas franchir et du « recadrage » dans le sens répressif du terme. Ce qu’il y a au cœur du dispositif filmique, c’est plutôt le décadrage : dans les séquences documentaires où le réalisateur recueille des propos de jeunes qui parlent de leur manière d’être dans des identités multiples, la caméra abandonne les personnages dont la voix nous parvient du hors champ pour balayer le plafond du lieu abandonné où ils se trouvent donnant à voir quelque chose de non cadrable. La démarche est ainsi aux antipodes du recadrage dans le sens de remettre au centre d’un cadre, circonscrire un sujet, un débat en l’enserrant dans les limites du cadre parce qu’il s’agit dans le film de « déplacer sa vision » et de « placer sa division » et « déplacer sa vision » est tributaire d’un décadrage ludique, d’une négation à la fois joyeuse et quelque peu désenchantée des définitions qui figent. L’aboutissent de ce travail de décadrage et de déplacement consiste à suivre un personnage sur une route en faisant entendre en guise de commentaire des phrases extraites de L’Etranger de Baudelaire dont la forme parle aussi à l’enfant réfractaire qui est en nous. C’est par la constitution d’un matériau hétéroclite puisant dans le réel, dans la littérature et dans un dispositif imagé, fruit de la fantaisie du réalisateur, que le film de Lamine Ammar-Khodja oscille entre l’essai, le poème et le documentaire.

Insaf Machta
Article publié dans le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille (session 2015)
          

vendredi 23 janvier 2015

Bidoun 2 de Jilani Saadi : un film-manifeste

Le rôle que joue Jilani Saadi dans son film Bidoun 2 participe à redéfinir son statut de cinéaste et à orienter notre regard vers une autre manière de faire des films sans que ce rôle ait quelque chose à voir avec le cinéma.


 Au début et à la fin, l’homme en mauve interprété par le cinéaste est assis à même le sol devant un aquarium contenant une photo de Ben Ali à l’envers. Et à la fin, la transition entre l’avant dernier plan du film tourné dans la mer et l’aquarium se fait à la faveur d’un fondu enchaîné qui fait de l’aquarium-écran la matrice du film et qui suggère que ce qu’on a vu, les aventures de ces deux jeunes qui ont rompu les amarres, s’est peut-être déroulé dans cet aquarium-écran sur lequel s’est projeté le rêve éveillé du cinéaste qui prend par moments des allures de cauchemar. Nous voilà donc en présence d’un cinéaste devenu spectateur de ce qui a été conçu par son imagination à la suite de la chute du dictateur.


L’image à l’envers sur l’une des parois de l’aquarium oriente la lecture du film : le pouvoir renversé est la toile de fond de la rêverie du cinéaste, toile de fond qui n’est visible que dans la première et la dernière séquence qui est quasiment d’une duplication de la première, le film se terminant en boucle sur cette image de l’aquarium écran et matrice. On serait tenté de voir également dans l’image du dictateur à l’envers le négatif du film ayant donné lieu à des images inattendues, déconcertantes et différentes de la pellicule qui s’est imprimée sur nos écrans, petits et grands, tout au long de ces quatre années qui ont suivi la chute de Ben Ali. Différentes parce que ce qu’on voit entre le début et la fin placés sous le signe du politique a très peu de choses à voir avec le politique. Les deux jeunes personnages, Aïda et Abdou, ne sont ni des révolutionnaires ni des activistes, ils sont en conflit certes mais surtout avec eux-mêmes, ils ont rompu des liens et mettent à l’épreuve leurs liens à la vie et à la mort.

  Ce qui est de l’ordre du politique proprement dit procède d’un déplacement : de l’image à l’envers dans l’aquarium vers la bande son de sorte que le discours politique constitue par endroits la toile de fond sonore des aventures de Abdou et de Aïda. Le procédé a très peu de choses à voir avec une volonté d’ancrer l’histoire dans un contexte politique à savoir le vote de la Constitution. On pourrait penser néanmoins qu’il s’agit à première vue de faire entendre les bruits de la ville : la diffusion des séances de l’Assemblée constituante ont fait partie du paysage sonore du pays. Mais on pourrait penser aussi à la genèse du film et à ces voix qui ont accompagné son élaboration au point d’en constituer une sorte de matrice sonore et que le cinéaste a intégré au risque de créer un effet d’étrangeté dû à une césure entre des images n’ayant aucun contenu politique et une bande son qui devient le lieu où se réfugie le politique. La distorsion est probablement due au fait que le cinéaste ne se considère plus comme un témoin de la réalité : posture qui aurait fait de lui quelqu’un d’extérieur à sa fiction. Il est dans le film, dans sa fiction en tant qu’acteur mais en tant que cinéaste. Rien d’étonnant à ce moment-là à ce que ce qu’il a entendu pendant cette année où il travaillait sur Bidoun 2, et en l’occurrence les voix des députés, s’insinue dans le film pour se loger quelque part, pour constituer une sorte d’enveloppe sonore de l’aventure de ses protagonistes. Les affres de la création ont dû se mêler au processus de l’élaboration de la Constitution. Or l’art et la distance qui le fonde ont l’avantage de rendre cette interférence ludique sans rien enlever au sérieux du propos : pendant ces soirées où l’on vote les articles de la Constitution, deux jeunes dont la révolte ne peut être ramenée à des considérations politiques errent à la recherche d’eux-mêmes et pendant que le cinéaste « rêve » leurs aventures, ses angoisses s’insinuent dans la fiction sur un mode quasiment ironique. C’est ainsi que le document sonore devient matière de la fiction sur un mode autre que celui de l’ancrage comme le voudrait le principe de la fiction réaliste. Et si ce qui a été entendu dans le registre de la réalité se réfugie dans la fiction, c’est que la voix intérieure du cinéaste se l’est appropriée et c’est que la voix intérieure du cinéaste devient en partie la matière du film. Il n’est pas fortuit d’ailleurs que le contenu de la bande son se rapporte par endroits aux débats épiques sur l’article 6 de la Constitution, article qui consacre la liberté de conscience qui est cruciale pour l’art et la liberté de création et qui énonce également le principe de la protection du sacré limitant de ce fait la liberté d’expression et de création. Mais le fragment sonore qui a été retenu est le plus grotesque, celui relatif au cirque d’Ibrahim Gassas dans l’arène de l’Assemblée donnant ainsi à entendre la Réaction dans ce qu’elle a de plus grotesque.

Ce n’est pas le seul endroit du film où le pouvoir, l’autorité sous sa forme réactionnaire sont placés sous le signe du grotesque. Il y a un lien entre l’image de Ben Ali à l’envers dans l’aquarium et la figure de l’homme en mauve incarnée par le réalisateur et qui hante le film. L’homme en mauve est le personnage le plus énigmatique. Dépourvu de véritable identité, il porte la couleur d’un passé honni qui s’est réincarné. Au début du film, il erre en marge des aventures de Abdou et Aïda, il n’entre en contact avec personne et on se demande même s’il ne s’agit pas au début d’un être invisible, voire fantomatique. Autant dire que le cinéaste ne se ménage pas et tout se passe comme s’il s’était affublé des oripeaux de la dictature pour évoluer dans un premier temps dans les marges de sa fiction avant de faire irruption dans le parcours des personnages et de devenir ce fardeau dont ils n’arrivent pas à se débarrasser. Les attitudes de Abdou et Aïda divergent d’ailleurs au sujet de cette figure de l’ancien monde qui est venue se mettre au travers de leur parcours de jeunes ayant rompu tous les liens et en perte de repères. Abdou voudrait enterrer cet être inerte et néanmoins vivant et Aïda fait preuve d’un attachement affectif à son égard : elle lui fait boire de l’eau à l’aide d’une seringue et affirme sa volonté de prendre soin de lui. Il y a dans ces attitudes opposées une représentation de l’ambiguïté des rapports de la jeunesse au vieux monde, à l’ancien qu’elle n’arrive pas à enterrer. Mais il y a aussi comme une inversion du rapport de l’acteur au réalisateur dont le corps inerte devient le jouet des comédiens notamment dans ces belles images filmées sous l’eau car il s’agit, via le réinvestissement de l’imagerie de l’ancien régime incarné par l’homme en mauve, d’une contestation du pouvoir du réalisateur dont le corps devient le jouet des comédiens oscillant entre leur volonté de se débarrasser de celui qui pèse lourd et de prendre soin de lui comme d’un enfant. De même qu’il y a à travers la scène finale, celle du retour de l’homme en mauve, mystérieusement disparu un moment, avec une bande de malfrats dont la ressemblance avec des salafistes violents est aussi suggérée et qui s’abattent avec des gourdins sur la voiture de Aïda et Abdou, l’expression du désir du cinéaste d’exorciser cette violence dont il a été témoin avant et après la révolution et qui est aussi en lui. Le rôle incarné par Jilani Saadi dans son film se difracte pour laisser apparaître des facettes complémentaires : le fantôme du passé qui erre en marge de l’histoire d’une jeunesse en perte de repères, le corps inerte et encombrant dont on veut se débarrasser et dont on joue affectueusement et qui renvoie à l’ambivalence du rapport au passé de même qu’il est la figuration de cette inversion (rêvée ?) du rapport entre réalisateur et acteur et enfin la violence destructrice exercée sur une jeunesse qui a du mal à rompre avec le passé dont il représente le retour avec le concours d’autres forces de la Réaction de même que la violence qui s’exerce sur l’acteur et qui est exorcisée par la scène de l’agression.

  Cependant, la contestation du pouvoir du cinéaste ne se fait pas uniquement par la figure de l’homme en mauve, autrement dit elle ne s’arrête pas au scénario et au rôle que le cinéaste s’est attribué au sein de la fiction. Elle relève aussi de la mise en scène et c’est là où les choses deviennent encore plus intéressantes parce que ce qui est exprimé notamment à travers la façon de filmer, c’est la recherche d’une autre manière de faire du cinéma. Deux procédés nous semblent particulièrement significatifs : la forme arrondie des images dans beaucoup de séquences et le fait que la caméra soit souvent portée par le corps du comédien ou par un véhicule, une voiture ou un vélo. Les deux procédés concourent à créer une impression de perte du point de vue. Les images arrondies noient la perspective et de fait le point de vue. Les images issues de la caméra portée par le corps de l’acteur ou par un véhicule concourent à distendre le rapport entre le regard du cinéaste (les yeux de l’homme en mauve sont dissimulées par des lunettes et Aïda formule cette hypothèse : et s’il n’a pas d’yeux ?) et la caméra et à décentrer le point de vue. Et si le point de vue est mis à mal, c’est parce que l’autorité du cinéaste est mise à mal et c’est aussi parce que le cinéaste n’est plus à l’extérieur mais à l’intérieur du film. La démarche a une dimension expérimentale. Avant Bidoun 2, Jilani Saadi a réalisé d’ailleurs un film expérimental qui s’intitule Bidoun 1 où on retrouve ces procédés au service d’une tentative de captation de l’atmosphère et de l’énergie de sa ville Bizerte sans que cela ne soit porté par un scénario comme c’est le cas dans Bidoun 2. Les deux films s’engagent sur la voie d’une théologie négative du cinéma, le terme bidoun signifiant « sans ». Un cinéma rétif à toute forme d’institutionnalisation : des films tournés sans autorisation de tournage, avec une équipe restreinte, avec de très petits moyens. Avec Bidoun 2, on va encore plus loin : c’est à la contestation du pouvoir du réalisateur qu’on est confronté, contestation par le biais de la fiction de l’homme en mauve incarnée par le cinéaste lui-même et par le biais des procédés qui nous mettent en présence d’une crise du point de vue. Le politique dans le dernier opus de Jilani Saadi est au service d’une nouvelle économie et esthétique du cinéma vers laquelle tend le réalisateur de ce film-manifeste.



 Insaf Machta, paru dans La Presse, le 28 décembre 2014.