tag:blogger.com,1999:blog-61067284847774283952024-03-12T21:01:19.121-07:00cinelecturesInsafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.comBlogger33125tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-80796521500804010762015-09-26T02:24:00.000-07:002015-09-26T02:25:05.408-07:00Les films de Lamine Ammar-Khodja ou l’oscillation entre la « caméra-stylo » et la caméra-micro <div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhzkn89jrZzY122d_qCVbWdvhW5hakvrzYwTtH5lwPDsnYNFsr1nq2UnOjdNGjJqfhFzqJ0uuYIcsqhjDkEZEntvHq2wqzOnpuQbz90g_kSmg8tLub5aG1dhBqP61dYZoKWK2-Emt1MHK-a/s1600/bla+cinima.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhzkn89jrZzY122d_qCVbWdvhW5hakvrzYwTtH5lwPDsnYNFsr1nq2UnOjdNGjJqfhFzqJ0uuYIcsqhjDkEZEntvHq2wqzOnpuQbz90g_kSmg8tLub5aG1dhBqP61dYZoKWK2-Emt1MHK-a/s1600/bla+cinima.jpg" /></a></div>
<br />
<br />
<div class="MsoNormal" style="line-height: 150%; text-align: justify; text-indent: 14.2pt;">
<span style="font-size: 12.0pt; line-height: 150%;">Nous sommes loin de ce
temps où les cinéastes du monde arabe faisaient du peuple le principal acteur
d’une révolution à venir ou désirée dans des fictions produites selon des modes
destinées à asseoir des cinématographies nationales. La génération suivante,
celle des années 80, s’étant entre autres inspirée du cinéma de la défaite et
de l’autobiographie cinématographique à la Youssef Chahine, s’est démarquée de
ce projet privilégiant une implication plus personnelle tout en restant dans
des schémas de production habituels. Avec l’avènement du numérique, des projets
encore plus personnels ont vu le jour avant même les mouvements de contestation
qu’a connus la rue arabe<a href="file:///C:/Users/lenovo/Documents/cin%C3%A9ma/Lamine%20Ammar%20Khodja%20artibla.docx#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><span class="MsoFootnoteReference"><!--[if !supportFootnotes]--><span class="MsoFootnoteReference"><span style="font-family: "Calibri","sans-serif"; font-size: 12.0pt; line-height: 115%; mso-ansi-language: FR; mso-ascii-theme-font: minor-latin; mso-bidi-font-family: Arial; mso-bidi-language: AR-SA; mso-bidi-theme-font: minor-bidi; mso-fareast-font-family: Calibri; mso-fareast-language: EN-US; mso-fareast-theme-font: minor-latin; mso-hansi-theme-font: minor-latin;">[1]</span></span><!--[endif]--></span></a>.
Les trois films de Lamine Ammar-Khodja dont la singularité est très appuyée et
favorisée par la légèreté du dispositif, appartiennent à cette vague constituée
par des électrons libres qui se sont engagés dans des voies nouvelles à coup
d’interrogations et d’expérimentations nées d’une interaction entre un
dispositif que l’on considère comme un prolongement de soi<a href="file:///C:/Users/lenovo/Documents/cin%C3%A9ma/Lamine%20Ammar%20Khodja%20artibla.docx#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><span class="MsoFootnoteReference"><!--[if !supportFootnotes]--><span class="MsoFootnoteReference"><span style="font-family: "Calibri","sans-serif"; font-size: 12.0pt; line-height: 115%; mso-ansi-language: FR; mso-ascii-theme-font: minor-latin; mso-bidi-font-family: Arial; mso-bidi-language: AR-SA; mso-bidi-theme-font: minor-bidi; mso-fareast-font-family: Calibri; mso-fareast-language: EN-US; mso-fareast-theme-font: minor-latin; mso-hansi-theme-font: minor-latin;">[2]</span></span><!--[endif]--></span></a>
et une réalité. <o:p></o:p></span></div>
<div class="MsoNormal" style="line-height: 150%; text-align: justify; text-indent: 14.2pt;">
<span style="font-size: 12.0pt; line-height: 150%;"><br /></span></div>
<div class="MsoNormal" style="line-height: 150%; text-align: justify; text-indent: 14.2pt;">
<b><span style="font-size: 12.0pt; line-height: 150%;">De la mise en scène du
retour commenté à l’immersion dans la parole des autres :</span></b><span style="font-size: 12.0pt; line-height: 150%;"> <o:p></o:p></span></div>
<div class="MsoNormal" style="line-height: 150%; text-align: justify; text-indent: 14.2pt;">
<b><span style="font-size: 12.0pt; line-height: 150%;"><br /></span></b></div>
<div class="MsoNormal" style="line-height: 150%; text-align: justify; text-indent: 14.2pt;">
<span style="font-family: "Calibri","sans-serif"; font-size: 12.0pt; line-height: 115%; mso-ansi-language: FR; mso-ascii-theme-font: minor-latin; mso-bidi-font-family: Arial; mso-bidi-language: AR-SA; mso-bidi-theme-font: minor-bidi; mso-fareast-font-family: Calibri; mso-fareast-language: EN-US; mso-fareast-theme-font: minor-latin; mso-hansi-theme-font: minor-latin;">Les films de Lamine Ammar-Khodja nous racontent la
manière dont ils viennent au monde tout en l’interrogeant sans pour autant nous
installer dans un univers où le cinéma serait le miroir de lui-même et du
monde. Il en va ainsi notamment les deux premiers : <i>Demande à ton ombre
</i>et <i>Chroniques équivoques</i> qui sont écrits à la première personne et
où le cinéaste laisse libre cours à l’expression de ce que lui inspirent ses
retours au pays, s’éloignant ainsi de toute prétention totalisante. Dans ces
deux films écrits à la manière d’un journal de bord d’un retour qui assume son
incomplétude et son décalage, de même que sa forme fragmentée et largement
bricolée, le cinéaste nous dit des choses sur lui-même et sur le </span><span style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">regard qu’il pose sur
l’Algérie. Dans le troisième, </span><i style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">Sans cinéma </i><span style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">(</span><i style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">Bla cinima</i><span style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">), qui
relève du cinéma direct, la caméra devient le réceptacle d’une parole, celle
des autres, d’un autre semblable et différent à la fois, qui dit plus de choses
sur la vie au pays que sur le cinéma, assumant parfaitement la négation qui est
dans le titre. A la place de la parole du cinéaste qui est le fil conducteur du
film et qui se déploie dans les deux chroniques du retour, il y a dans </span><i style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">Bla
cinima</i><span style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">, la parole de tous et de chacun dans laquelle on se perd et on se
retrouve alternativement et dont les fils croisés, renoués et dénoués,
composent la polyphonie du rêve et du désenchantement de l’individu et du pays.</span><span style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;"> </span><span style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">Cette polyphonie est essentiellement de
l’ordre de l’écoute dans le dernier film : elle relève souvent de ce qui
est filmé mais également de la manière dont il est donné à entendre et à voir.
Dans les deux premiers films, en revanche, la polyphonie est plus
complexe : elle correspond, à la faveur de la mise en scène d’un matériau
hétéroclite, à un principe de composition général englobant des textes écrits
et dits par le cinéaste, entrant en résonnance avec d’autres textes, mais
également le visuel dans son interaction avec ce qui est écrit et ce qui est
entendu (textes, musique, parole prise sur le vif, parole enregistrée faisant
partie de la mémoire individuelle et collective).</span></div>
<div class="MsoNormal" style="line-height: 150%; text-align: justify; text-indent: 14.2pt;">
<span style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;"><br /></span></div>
<div class="MsoNormal" style="line-height: 150%; text-align: justify; text-indent: 14.2pt;">
<span style="font-family: "Calibri","sans-serif"; font-size: 12.0pt; line-height: 115%; mso-ansi-language: FR; mso-ascii-theme-font: minor-latin; mso-bidi-font-family: Arial; mso-bidi-language: AR-SA; mso-bidi-theme-font: minor-bidi; mso-fareast-font-family: Calibri; mso-fareast-language: EN-US; mso-fareast-theme-font: minor-latin; mso-hansi-theme-font: minor-latin;">Il y a aussi une
continuité et une progression qui font que les films donnent l’impression de se
générer les uns les autres. Avant le retour de <i>Demande à ton ombre</i>, il y
avait un projet de film qui n’est pas celui qui a été réalisé en 2011. C’était
le projet d’un film conçu comme « un gros collage sur Alger »<a href="file:///C:/Users/lenovo/Documents/cin%C3%A9ma/Lamine%20Ammar%20Khodja%20artibla.docx#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><span class="MsoFootnoteReference"><!--[if !supportFootnotes]--><span class="MsoFootnoteReference"><span style="font-size: 12pt; line-height: 115%;">[1]</span></span><!--[endif]--></span></a>
qui a été abandonné au profit de <i>Demande à ton ombre</i>. Pas vraiment
abandonné à vrai dire puisque la ville d’Alger est le lieu du collage, lieu où
on colle les fragments de sa mémoire de lecteur et de spectateur et lieu dont
on colle les images qu’elles soient celles tournées par Lamine ou autres, issues
de la mémoire cinématographique ou picturale, et puisque les trois films sont
considérés par le cinéaste lui-même comme les volets d’une trilogie. Le lien
entre les deux premiers est plus évident : mise en scène par endroits
loufoque du retour au pays, même principe de composition : collage d’un
texte qui correspond au commentaire du cinéaste et des images, et surtout ces
rimes visuelles qu’on retrouve dans les deux films et notamment ces plans de
Lamine au balcon filmés à contre-jour de manière à ce que le cinéaste
apparaisse comme une ombre, ou alors ces plans des pieds de Lamine tournant en
rond dans son appartement, plus fréquents à vrai </span><span style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">dire dans </span><i style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">Demande à
ton ombre</i><span style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">. Et entre </span><i style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">Chroniques équivoques </i><span style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">et </span><i style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">Bla cinima</i><span style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">, il y
a l’affaire du micro qu’on voit au tout début du deuxième volet de la trilogie
et dont l’image est accompagnée du leitmotiv sonore du film, la phrase dite par
une voix anonyme : « Lamine, on voudrait que tu nous racontes ton été
à Alger (…) que tu donnes la parole aux jeunes », phrase mise à distance
dans le film : « Je crois qu’on ne devrait pas dire donner la parole.
Moi, mis à part ma mère, personne ne m’a donné la parole » bien que le
cinéaste donne la parole à un couple qui se cache et qui n’apparaît pas à
l’image. Le vœu de la voix anonyme se réalise pleinement dans </span><i style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">Sans cinéma </i><span style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">puisque
le film est fait de cette parole donnée et recueillie par Lamine, micro au
poing, bien qu’il ne s’agisse pas uniquement de jeunes dans le dernier film. La
caméra, présente dans </span><i style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">Demande à ton ombre </i><span style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">alternant avec le crayon et la
page blanche, n’est plus dans le champ du troisième film et tout se passe comme
si elle était remplacée par le micro. Le fait que le cinéaste soit aussi celui
qui a travaillé le son de </span><i style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;">Bla cinima</i><span style="font-size: 12pt; line-height: 150%; text-indent: 14.2pt;"> est d’ailleurs loin d’être
fortuit : on dirait qu’il avait décidé de prendre soin de cette parole
jusqu’au bout. La mise en scène du dispositif dans le champ, différant d’un
film à l’autre, est hautement significative : il y a comme une mise à
l’épreuve du dispositif et une interrogation sur ce qu’il implique :
donner la parole, filmer comme on écrit, se servir de la caméra pour écrire.</span></div>
<div class="MsoNormal" style="line-height: 150%; text-align: justify; text-indent: 14.2pt;">
<span style="font-size: 12.0pt; line-height: 150%;"><o:p></o:p></span></div>
<div>
<br /></div>
<div>
<br /></div>
<div>
<!--[if !supportFootnotes]-->Extrait d'un article publié dans le nu 214 de la revue <i>IBLA, </i>pp. 283-298.<br />
<hr align="left" size="1" width="33%" />
<!--[endif]-->
<br />
<div id="ftn1">
<div class="MsoFootnoteText">
<a href="file:///C:/Users/lenovo/Documents/cin%C3%A9ma/Lamine%20Ammar%20Khodja%20artibla.docx#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><span class="MsoFootnoteReference"><!--[if !supportFootnotes]--><span class="MsoFootnoteReference"><span style="font-family: "Calibri","sans-serif"; font-size: 10.0pt; line-height: 115%; mso-ansi-language: FR; mso-ascii-theme-font: minor-latin; mso-bidi-font-family: Arial; mso-bidi-language: AR-SA; mso-bidi-theme-font: minor-bidi; mso-fareast-font-family: Calibri; mso-fareast-language: EN-US; mso-fareast-theme-font: minor-latin; mso-hansi-theme-font: minor-latin;">[1]</span></span><!--[endif]--></span></a>
Interview inédite de Lamine Ammar-Khoudja menée par Amine Guerfali dans le
cadre de l’atelier d’écriture sur le cinéma à la troisième session des
Rencontres cinématographiques de Bizerte. </div>
</div>
</div>
<div class="MsoNormal" style="line-height: 150%; text-align: justify; text-indent: 14.2pt;">
<span style="font-size: 12.0pt; line-height: 150%;"><o:p></o:p></span></div>
<br />
<div>
<!--[if !supportFootnotes]--><br clear="all" />
<hr align="left" size="1" width="33%" />
<!--[endif]-->
<br />
<div id="ftn1">
<div class="MsoFootnoteText" style="text-align: justify;">
<a href="file:///C:/Users/lenovo/Documents/cin%C3%A9ma/Lamine%20Ammar%20Khodja%20artibla.docx#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><span class="MsoFootnoteReference"><!--[if !supportFootnotes]--><span class="MsoFootnoteReference"><span style="font-family: "Calibri","sans-serif"; font-size: 10.0pt; line-height: 115%; mso-ansi-language: FR; mso-ascii-theme-font: minor-latin; mso-bidi-font-family: Arial; mso-bidi-language: AR-SA; mso-bidi-theme-font: minor-bidi; mso-fareast-font-family: Calibri; mso-fareast-language: EN-US; mso-fareast-theme-font: minor-latin; mso-hansi-theme-font: minor-latin;">[1]</span></span><!--[endif]--></span></a>
Tahar Chikhaoui, « Behia et la réponse du peuple », <i>Cinémas arabes
du XXIe siècle, nouveaux territoires,</i> <i>nouveaux enjeux</i>, dir. Agnès de
Victor, <i>Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée</i>, décembre 2013,
rmmm.revue.org/8152 consultée le 15/09/14.</div>
</div>
<div id="ftn2">
<div class="MsoFootnoteText">
<a href="file:///C:/Users/lenovo/Documents/cin%C3%A9ma/Lamine%20Ammar%20Khodja%20artibla.docx#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><span class="MsoFootnoteReference"><!--[if !supportFootnotes]--><span class="MsoFootnoteReference"><span style="font-family: "Calibri","sans-serif"; font-size: 10.0pt; line-height: 115%; mso-ansi-language: FR; mso-ascii-theme-font: minor-latin; mso-bidi-font-family: Arial; mso-bidi-language: AR-SA; mso-bidi-theme-font: minor-bidi; mso-fareast-font-family: Calibri; mso-fareast-language: EN-US; mso-fareast-theme-font: minor-latin; mso-hansi-theme-font: minor-latin;">[2]</span></span><!--[endif]--></span></a> Ibid. </div>
</div>
</div>
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-92136632354680974742015-06-16T16:43:00.003-07:002015-06-18T15:48:51.262-07:00La question du point de vue dans Ettaliani<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjjfrFxfZj2J-K-R4B0gb1fcKVpx1d6aiu39y7xlQO02LzFlCjefRewxy3Wp_YS-2peilAkZbCZXX9HSAtlgTRBnpsZXRDRuxoo0b5V2aEtcYZEDscm5L21tcdbquFrdhDxMo7PKxy8NBLH/s1600/ettaliani-de-chokri-mabkhout-prix-booker-international.jpg" imageanchor="1" style="clear: left; float: left; margin-bottom: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" height="222" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjjfrFxfZj2J-K-R4B0gb1fcKVpx1d6aiu39y7xlQO02LzFlCjefRewxy3Wp_YS-2peilAkZbCZXX9HSAtlgTRBnpsZXRDRuxoo0b5V2aEtcYZEDscm5L21tcdbquFrdhDxMo7PKxy8NBLH/s400/ettaliani-de-chokri-mabkhout-prix-booker-international.jpg" width="400" /></a></div>
<br />
<br />
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
L’une des questions que je me
suis posée en lisant <i>Ettaliani </i>de Chokri Mabkhout, dont la consécration
par le Booker Prize du roman arabe a suscité la fierté des Tunisiens, concerne
le mode de narration choisi : qu’apporte la première personne à la
restitution, par le roman, du vécu des militants de l’extrême gauche dans les
années 80 ? </div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
L’usage de la première personne
semble pertinent dans le premier chapitre du roman étant donné que le narrateur
est le témoin oculaire d’un événement qui est censé être l’énigme du récit : le
coup de pied asséné par Abdennasser, le personnage principal, à l’imam du
quartier qui était en train d’accueillir la dépouille du père dans la tombe.
C’était un geste incompréhensible pour les autres personnages, à l’exception de
l’épouse de l’imam qui comprend tout sans révéler quoi que ce soit, tout comme
le lecteur d’ailleurs qui est amené à envisager d’emblée la piste d’une
agression sexuelle subie par Abdennasser, tant le rapport de cause à effet est
prévisible, voire téléphoné. Ce qui est censé être l’énigme et le prétexte
narratif de la restitution mémorielle par le récit ne sera élucidé que dans le dernier
chapitre du roman, l’un des rares chapitres où il y a une mise en scène, ou du
moins une mise en situation, de la confidence alors que tout le roman est censé
être le fruit de confidences. Tout semble découler de l’affirmation
suivante qui intervient dans le cadre d’une évocation consacrée au paradis de l’enfance et de l’adolescence de
Abdennasser vers le début du roman, à savoir la chambre indépendante héritée de
son frère et qui était aussi un lieu de rencontres entre le personnage et le
narrateur : « Dans cette chambre indépendante, ma relation avec
Ettaliani s’est renforcée (…). Il a fait de moi le gardien de ces secrets. Il
me racontait quasiment tout ». Ce qui définit le rapport du confident à
celui qui devient l’objet la narration, c’est aussi la fascination :
l’image que donne le narrateur de lui-même est celui d’un ami sous
influence : « Le plus probable à mon sens, lorsque me reviennent des
souvenirs d’événements multiples, est que j’étais pour lui une pâte malléable
qui lui a servi à développer son talent de leader. » Rien d’étonnant à ce
moment-là à ce que le narrateur continue à privilégier la posture de
l’effacement au risque d’être prisonnier de son inconsistance. A un autre
endroit du récit, le narrateur exprime son admiration vis-à-vis de Abdenasser
qui, en contractant un mariage secret avec une fille qui risque de déplaire à
sa famille citadine à cause de ses origines rurales, semble avoir opté pour la
voie de la rébellion, ce qui est inenvisageable pour le personnage narrateur
qui a grandi, comme il le dit lui-même, dans le respect de la famille et qui
n’a nullement le courage d’agir comme son ami. De fait, la fascination dont il
fait part aux lecteurs semble n’avoir eu aucun impact sur sa vie : il n’y
a ni trouble ni frémissement. On est en présence d’un narrateur qui se contente
d’avoir été le réceptacle d’une parole qu’il restitue à son tour même s’il
affirme à un moment donné que son récit doit quelques détails à des
connaissances communes, autrement dit on est en présence d’un « je »
qui se contente d’être une page blanche remplie à la faveur de confidences. On
est loin de ces amitiés qui transforment, de cette connaissance intime de
l’autre qui n’exclut point les mystères et les zones d’ombre comme c’est le cas
par exemple dans <i>La Porte du soleil </i>de Ilyès Khoury où le personnage
narrateur était le confident avant de devenir non seulement narrateur mais
également un conteur dont le récit est censé réanimer le corps et l’esprit d’un
résistant. Si on est loin de cette configuration, c’est aussi parce que le
point de vue est malmené dans <i>Ettaliani</i>. Je dirais que le roman pèche
par un désir d’exhaustivité qui fait fi de la question du point de vue et de la
narration à la première personne. On perd de vue aussi cette vérité
élémentaire : ce qu’on perçoit de l’autre n’est qu’une facette parmi
d’autres, ce que l’on sait n’est tributaire que d’une version des faits. Il
s’ensuit un nivellement de l’univers du roman.<br />
Pourtant le fait que le personnage
narrateur soit l’ami du couple aurait pu donner lieu à une diversité de points
de vue selon que l’événement ou l’épisode est raconté par Abdenasser ou par
Zina d’autant plus que le malentendu est au cœur de leur relation et il n’y a
pas mieux que la pluralité des points de vue pour explorer la question du
malentendu. Le procédé aurait pu d’ailleurs ne pas être employé de manière
systématique mais sporadiquement de manière à introduire de la relativité, de
l’incertitude dans une narration univoque. Ceci aurait permis au roman de se
hisser au niveau de cette modernité qui n’est perceptible qu’au niveau
référentiel : situationnisme, existentialisme, critique de l’orthodoxie
marxiste…, références évoquées d’ailleurs non pas en tant que composantes du
climat intellectuel d’une époque mais dans le cadre d’un étalage indigeste de
la culture de la « philosophe » Zina dont on se demande d’ailleurs si
elle n’est pas le porte drapeau de la culture philosophique du romancier. C’est
encore une fois Ilyès Khoury que je convoque : en racontant l’histoire
d’un résistant, le personnage narrateur s’arrête par moments sur des
divergences entre différentes versions d’un même événement. Devenant
polyphonique, l’histoire complexifie la perception du personnage de Younès, de
même qu’elle brouille les limites entre le courage et la lâcheté. En donnant la
parole à Nahila, à Om Hassen, le personnage narrateur nous offre une vision
plus complexe de la vie, de l’amour et de la résistance. </div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Mais revenons à la narration à la
première personne dans <i>Ettaliani</i> et à ses aspects les plus
problématiques. Ce récit qui fait fi de la singularité du regard et qui se
retranche derrière l’effacement du personnage narrateur comporte aussi des
incohérences. C’est surtout le récit de la nuit du 6 au 7 novembre 1987, et notamment
la scène d’amour, qui pose problème du point de vue de la narration. Ce n’est
pas du reste le seul passage où on oublie qu’il y a un narrateur qui raconte
les choses de son point de vue et/ou de celui de son personnage principal. C’est
surtout dans la description des ébats amoureux avec ce qu’ils peuvent avoir d’incommunicable
à un tiers, qu’on a l’impression d’avoir affaire à un narrateur omniscient et c’est
là où réside justement l’incohérence du point de vue : un narrateur qui s’exprime
par ailleurs à la première personne et qui devient ici un narrateur omniscient.
Et ce narrateur va jusqu’à adopter le point de vue de Najla, dont il est loin d’être
l’ami ou le confident, par le biais d’une focalisation interne rendant
compte de l’intensité de son plaisir ou plutôt des performances sexuelles
de Abdennasser : « Elle avait le sentiment d’être une jument de race
ayant trouvé le cavalier qui lui procurait un sentiment de sécurité. Il n’y a rien
à redire sur l’agilité du cavalier qui donnait l’impression de s’être adonné
tous les jours à cet exercice avec elle » ; « Elle a trouvé en
lui un cavalier gracieux et intelligent qui réunit en lui la présence d’esprit,
son incandescence et la force du corps, la souplesse des muscles et la maîtrise
des jeux des mains et des jambes » ; « Elle a posé la tête sur sa
poitrine. Elle se souvenait de sa façon de lâcher prise et de tirer sur la
bride avec souplesse, douceur et fermeté. » L’usage de la focalisation
interne dans ce passage, qui est en soi symptomatique de l’incohérence de la
narration, incohérence due au fait que l’auteur oublie que son narrateur est
censé adopter le point de vue de Abdennasser selon le pacte explicite de la confidence,
s’avère être également l’expression d’une vision on ne peut plus stéréotypée :
la focalisation interne adoptant, en dépit de toute cohérence, le point de vue
de Najla, est censée être le miroir de la performance de l’homme selon une
répartition des rôles issue de stéréotypes à la fois sexistes et éculés comme l’atteste
d’ailleurs le recours à la métaphore filée de la monture qui structure tout le
passage, l’autre métaphore stéréotypée accompagne en revanche les préliminaires
où se télescopent les plaisirs de la table et ceux de la chair. Stéréotypes qui
ignorent tout des subtilités de la peau. </div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Il se trouve que cette nuit d’amour
coïncide avec un événement historique majeur : Bourguiba a été écarté par
le général Ben Ali. Le lien entre les deux dimensions intime et politique se
fait à la faveur du récit de l’insomnie incompréhensible ayant fait suite à
cette intimité heureuse. L’anxiété de Abdennasser pendant cette nuit est
prémonitoire, elle est l’expression de son infaillible intuition : « Abdennasser
n’a trouvé aucune explication à son état. Mais il lui plaisait de mettre cela
en rapport avec son intuition infaillible. Son état était à l’image du pays
cette nuit-là. Le premier ministre et ministre de l’intérieur Zinelabidine Ben
Ali, mettait les dernières touches à son coup d’Etat contre Bourguiba. Il
lustrait ses chaussures militaires pour mettre pied au palais du leader. »
Avec cette évocation, j’en arrive à une autre incohérence narrative qui n’a
rien à voir cette fois-ci avec le point de vue mais ayant trait plutôt à l’évolution
du personnage qui, aussitôt arrivé au journal conseille à son directeur de se
mettre du côté de Ben Ali. Cette position pragmatique n’est accompagnée d’aucun
débat intérieur même si le personnage exprime ouvertement des réserves sur Ben
Ali en présence du directeur à qui il conseille aussi de préparer un numéro
spécial en phase avec l’actualité, conseil suivi d’un coup de fil que reçoit le
directeur d’un responsable du ministère de l’intérieur qui est l’un des
artisans du coup d’Etat et qui transforme par ce coup de fil le conseil de
Abdennasser en ordre. On confie à Abdennasser la rédaction d’un article faisant
l’éloge de Ben Ali et du changement alors que jusqu’ici le personnage s’est
occupé des pages culturelles, meilleure parade contre la compromission d’après
lui. Le fait qu’il y ait eu des militants de gauche qui se sont rangés du côté
de Ben Ali, le fait que beaucoup de Tunisiens, beaucoup d’opposants et d’intellectuels aient exprimé leur soulagement ne justifie pas du tout cette « transformation »
ou plutôt ce raccourci qui entre en contradiction avec ce qui est dit du
malaise prémonitoire du personnage, de son « infaillible intuition »
et qui découle d’une construction a posteriori dont on ignore le contexte. Le
fait que certains militants de gauche se soient transformés en propagandistes
du régime, plus ou moins rapidement, n’est évidemment pas à nier. On s’interroge
ici sur le traitement narratif de cette « conversion ». On ne peut
pas, comme l’ont fait certains, reprocher à l’auteur de donner cette image de
la gauche. La question n’est absolument pas là, elle réside plutôt au niveau de
la représentation et du traitement de ce que l’on pourrait appeler communément
une trahison. Ce qu’on attend d’un romancier, ce n’est pas un renvoi à une
réalité, en l’occurrence ici, à une attitude face au changement du 7 novembre
parce que si on se contente d’un simple renvoi, le traitement ne peut excéder
le niveau de l’anecdote ou du stéréotype, or il s’agit tout de même ici du
personnage principal. Ce qu’on attend d’un romancier, c’est de démonter les
mécanismes de la « conversion », quelle soit mue par l’opportunisme
ou par une naïveté qui se transforme en piège, ou de ce que l’on pourrait appeler
la « servitude volontaire ». Le roman a de tout temps été porteur d’une
compréhension du passé et/ou du présent. La question de la « servitude
volontaire » ou de la trahison des idéaux est de surcroît d’une importance
cruciale pour le présent, elle est d’une actualité brûlante dans un contexte où
la transition a du mal à se défaire des oripeaux de l’ancien, dans un contexte
où on voit d’anciens militants de gauche, acquis à un moment donné au
Benalisme, occuper de nouveau les devants de la scène médiatique. </div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Il est étonnant aussi que l’attitude
face au changement n’ait pas fait l’objet de discussions entre Abdennasser et
Zina alors que le roman s’enlise par moments, notamment au début, dans des
discours narrativisés bourrés des poncifs de la pensée de l’extrême gauche. Ce
retrait du politique dans le vécu du couple a quelque chose d’incompréhensible
d’autant plus que les deux personnages se sont rencontrés dans le milieu de la
gauche estudiantine. Le changement de Zina a consisté juste après le 7 novembre
à reconquérir Ettaliani en mettant en valeur sa féminité, conseillée en cela
par ce parangon de la féminité absolue qu’est Najla. </div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
De manière générale, l’inconsistance
des choix narratifs s’applique aussi au traitement de la question politique,
qui est abordée essentiellement dans le roman à travers le discours. La
peinture du milieu de la gauche estudiantine est une affaire de discours –
parti-pris intéressant certes – et plus précisément de parodie de la langue de
bois de la gauche. Cependant, on ne perçoit de la parodie ou de l’ironie que
l’intention parce que l’humour qui est censé accompagner la restitution de la
langue de bois de l’époque tombe à plat et parce que cette langue stéréotypée n’est
à aucun moment le support d’une créativité langagière : pas de jeu de
mots, pas d’imagination qui insuffle quelque chose de nouveau dans ce qui
est sédimenté. Du coup, on est plutôt en présence d’un mimétisme qui ne décolle
pas. Et par moments, il y a des anachronismes qui s’insinuent dans la
restitution de la langue de bois de la gauche, comme lorsque Zina, s’offusquant
du fait que Abdennasser explique la réticence qu'elle manifeste par rapport au mariage par une
différence de statut –elle va bientôt commencer à enseigner alors qu’il est
encore étudiant – rétorque qu’elle a connu la pauvreté enfant et que « l’école
de la république » l’a sauvée. L’expression figure dans un discours
narrativisé résumant les arguments de Zina, or il se trouve que cette
expression ne fait pas du tout partie de la langue de bois de l’époque, ni
celle du pouvoir ni celle de la gauche. Il s’agit tout simplement d’une
expression traduite du français qui s’est insinuée dans la langue de bois des
modernistes tunisiens après la révolution dans un contexte de débat identitaire
sur les acquis de la Tunisie moderne. </div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Encore une fois, ce n’est pas
tant la prise de distance par rapport à la gauche et à son discours qui pose
problème mais le traitement étriqué et caricatural de la question à coups de
stéréotypes. Ce qu’on attend d’un roman, c’est de restituer la complexité des
parcours et la charge existentielle investie dans l’engagement politique ou
autre et inhérente aux échecs, aux révisions et autres accidents de parcours. L’inconsistance
du point de vue qui a été le point de départ de mon interrogation sur ce roman
s’accompagne d’un déficit de singularité de l’objet de la narration. </div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Insaf Machta</div>
<br />
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
</div>
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-16321846891766275752015-04-25T03:19:00.000-07:002015-04-25T03:19:33.365-07:00For(t) intérieur : Une chambre syrienne de Hazem Alhamwi<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgcUYVadu8_4Flm7qmVYum3iCqSUEpWCOVCuvtrhAkG6K1pld1yM-D2-bi4s8JocC1pImxmCxzm15hGa2cRU3-gs3BXfpO-5qtZjql8K2JekMKJK0r6u5NCJmZT4gzsQYRqNQBfGzUlBJJu/s1600/web705x352_une_chambre_syrienne_credit_cosmographe_prod.jpg" imageanchor="1" style="clear: left; float: left; margin-bottom: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgcUYVadu8_4Flm7qmVYum3iCqSUEpWCOVCuvtrhAkG6K1pld1yM-D2-bi4s8JocC1pImxmCxzm15hGa2cRU3-gs3BXfpO-5qtZjql8K2JekMKJK0r6u5NCJmZT4gzsQYRqNQBfGzUlBJJu/s1600/web705x352_une_chambre_syrienne_credit_cosmographe_prod.jpg" height="159" width="320" /></a></div>
<div align="center" class="MsoNormal" style="text-align: center;">
<br /></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Les films syriens réalisés à
partir de 2011 nous mettent en présence de propositions différentes en ce qui
concerne les lieux filmés et la manière de les filmer. <i>Une échelle pour
Damas </i>de Mohamed Malas est une fiction tournée quasiment de bout en bout en
intérieur. <i>Le Sergent immortel </i>de Ziad Kalthoum est filmé en revanche pour
l’essentiel en extérieur. L’une des leçons de ce dernier film est qu’il est impossible
de filmer aujourd’hui en Syrie sans que les images ne portent la trace du chaos,
pas seulement par ce qu’elles donnent à voir mais par la manière dont elles
sont filmées : caméra mobile et sous l’emprise du chaos environnant. </div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Le parti pris de Hazem Alhamwi,
qui est à la fois peintre et cinéaste, dans <i>Une chambre syrienne </i>est en
apparence semblable à celui de Malas à la différence près, et c’est à mon sens
une différence de taille, que le cinéaste s’en explique à deux reprises :
il avoue vers le début du film avoir eu peur de manifester et il ajoute un peu
plus loin que porter une caméra équivaut à avoir une arme et que le régime ne
fait pas la différence. A partir de là et en dépit de la contrainte, filmer en
intérieur semble pleinement assumé : le parti pris de l’enfermement
devient symptomatique de la situation d’un peuple confiné, retranché chez soi
et dans son for intérieur. De ces intérieurs, on voit à vrai dire très peu de
choses, ce sont plus tôt des visages qu’on voit, des visages découverts ou
masqués qui témoignent soit du présent soit de ce qu’a été leur vie pendant
toutes ces longues années de dictature. Au début, les images tournées dans la
cour d’une école ou à l’intérieur d’une salle de classe déclinent autrement
l’idée de l’enfermement car c’est de l’embrigadement des enfants par le régime
qu’il s’agit, images qui font d’ailleurs échos à <i>Déluge au pays du Baas </i>de
Omar Amiralay. </div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Le film établit aussi une
continuité entre deux expressions artistiques : le cinéma et le dessin. L’écran
se transforme par moments en une toile et on voit aussi Hazem Alhamwi dessiner dans
sa chambre de manière frénétique qui laisse entendre que le dessin est une thérapie
pour lui. La représentation de la destruction par le dessin et sa projection
sur l’écran est une tentative de surmonter l’impossibilité de la captation du
chaos par la caméra, raison pour laquelle la visualisation du dessin est
accompagnée parfois d’une bande sonore qui donne à entendre des slogans, des
cris de manifestants et des bruits de balles. Le même parti pris est adopté
dans le traitement de l’anonymat des témoins. Au procédé classique qui consiste
à laisser le visage du témoin dans l’ombre, le cinéaste ajoute un autre procédé :
un masque dessiné par lui où les traits du visage sont constitués par une sorte
de trame tissée traitée numériquement. Du coup, les témoins sont dotés d’un
visage qui est le fruit d’un artifice d’artiste, une sorte de seconde identité
qui préserve leur anonymat. </div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Par ces partis pris, le film
semble apporter une réponse à la question de la représentation de ce qui ne
peut être montré. </div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
<br /></div>
<br />
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Insaf Machta </div>
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-41376714459546334512015-04-24T13:51:00.000-07:002015-04-24T13:51:01.335-07:00Al Ott : du film de gangsters à la méditation métaphysique<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEidq5rD1ojfKuzntXcibuU_gBgEilWTu6a0Vply8ggbHrfQazkOyzuzUDPLQge2gk7_4gr8FGj4WeU4LC96CBQ0WUKE30mePf39qCNSoV3d9D8zDPafmWe2aGuEGjU5SHXUoKUWJ0i1F2_9/s1600/al+ott.jpg" imageanchor="1" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEidq5rD1ojfKuzntXcibuU_gBgEilWTu6a0Vply8ggbHrfQazkOyzuzUDPLQge2gk7_4gr8FGj4WeU4LC96CBQ0WUKE30mePf39qCNSoV3d9D8zDPafmWe2aGuEGjU5SHXUoKUWJ0i1F2_9/s1600/al+ott.jpg" /></a></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
L’énigme, qu’elle soit résolue ou
pas à la fin, est une composante du système narratif d’Ibrahim Al Battout. Dans
<i>Al Ott, </i>elle est articulée sur le réinvestissement à la fois ludique et
sérieux du film de genre ayant pour figure centrale le personnage du justicier.
Le film commence par des scènes terribles d’enlèvement d’enfants dont on va
extraire des organes avant de d’en faire disparaître les corps. Ces images
mettant en scène l’action d’un gang de trafiquants d’organes ont également une
dimension sociale perceptible à travers les lieux filmés : quartiers
pauvres où s’amassent des ordures, enfants livrés à eux-mêmes face à ces
rapaces. Suivent des scènes d’assassinats en plein jour dans les rues du Caire.
On apprend qu’un justicier punit à sa manière ceux qui sont impliqués dans le
trafic d’organes et qu’il s’agit là d’une vengeance personnelle (la fille du
justicier a été enlevée) et d’une réponse au silence des autorités. </div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Les actions et les ripostes
s’enchaînent mais l’essentiel du propos n’est pas là. La tension dramatique ne
naît pas seulement de cet affrontement entre les trafiquants et le justicier.
L’action se complexifie à la faveur de l’intervention d’un personnage mystérieux
qui affirme rendre service aux gens qui ont besoin d’organes mais sans passer
par la criminalité. On pourrait penser dans un premier temps qu’il soutient Al
Ott dans sa lutte contre les trafiquants mais ce n’est qu’un aspect de son
intervention. On s’aperçoit petit à petit qu’il transcende tous les autres
personnages et qu’il a un pouvoir qui se mesure à son ubiquité. Il résulte de
ses apparitions un déplacement de l’enjeu du film : de la lutte entre
justicier et trafiquants vers l’énigme de ce personnage et l’interrogation sur
le pouvoir qu’il représente. On se promène dans les rues du Caire, jamais filmé
de cette manière, avec ce mystère qui plane autour d’un pouvoir occulte. Et si
ce personnage mystérieux incarné par Farouk Al Fishaoui était doublement lié
aux trafiquants et au justicier, non pas de manière platement réaliste et
concrète, mais de manière beaucoup plus souterraine et métaphysique ? Il
semblerait qu’il soit l’incarnation d’une transcendance qui tire les ficelles
et dont le pouvoir occulte serait responsable de ce qui se passe dans le monde,
de la pauvreté, de la criminalité et des efforts de ceux qui tentent de la
combattre. C’est à ce niveau-là que se situe la dimension méditative de ce film
qui joue avec les codes du genre de manière discrètement parodique. Méditation
aussi sur la profondeur historique de l’Egypte admirablement synthétisée dans
une très belle séquence où l’homme obscur passe d’un lieu d’un lieu à
l’autre : un monument pharaonique, une synagogue, une église, une mosquée,
avant de nous conduire dans une fête techno. Cette profondeur de l’histoire se
ressent aussi dans les univers et dans l’énergie qui se déploie dans les lieux
du Caire et qui est admirablement captée par la caméra de Battout, elle s’offre
à nous comme le pendant de la monstruosité du présent avec sa pauvreté et son
lot de criminalité. </div>
<br />
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Insaf Machta, article publié dans
<i>Le Quotidien des Rencontres des cinémas arabes de Marseille </i>(session
2015) </div>
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-74090101828796170902015-04-24T13:27:00.000-07:002015-04-24T13:27:40.359-07:00Etrangeté et latence dans Cendres de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige <div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg6FuNLv0FQ-9_SFpCSY8P433ntZzmgJ2BtSj_ZMXju0EBOKNZyYcdiSocQzwJB8IO_11mKAuzSuF8-XctO-_fnOr2Bq6zopZVZs4639XmZJKY97t_xLnm8sXhaDDA2tjXISFkqgWY_Y06h/s1600/cendre-1.jpg" imageanchor="1" style="clear: left; float: left; margin-bottom: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg6FuNLv0FQ-9_SFpCSY8P433ntZzmgJ2BtSj_ZMXju0EBOKNZyYcdiSocQzwJB8IO_11mKAuzSuF8-XctO-_fnOr2Bq6zopZVZs4639XmZJKY97t_xLnm8sXhaDDA2tjXISFkqgWY_Y06h/s1600/cendre-1.jpg" height="239" width="320" /></a></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
En racontant l’histoire d’un
homme qui rentre à Beyrouth avec les cendres de son père et qui se heurte à la
volonté de la famille d’organiser des funérailles selon la tradition quitte à
opter pour un simulacre d’enterrement, <i>Cendres </i>de Joana Hadjithomas et
Khalil Joreige nous place de plain pied dans une thématique qui parcourt leur
œuvre de cinéastes et d’artistes : l’individu et la communauté. Mais
l’essentiel n’est peut-être pas là parce que la situation qui est au cœur de
cette thématique est appréhendée comme le support d’une atmosphère tissée par
des variations sur des états et frôlant par moments l’étrange, voire le
fantastique.</div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
On avance dans le film comme en
état d’apesanteur enveloppé dans un silence où les choses se révèlent
progressivement tout en étant entourées de quelque chose d’étrange. D’abord, un
objet qui prend du relief parce que son apparition est accompagnée d’un non dit
qui l’enveloppe de mystère. Le spectateur ne comprend pas d’emblée qu’il s’agit
de l’urne contenant les cendres du père. La fonction de l’objet est devinée rétrospectivement lorsqu’un homme
entre dans le cercueil pour remplacer un corps absent. C’est à ce moment-là qu’on
explique à Nabil qu’il faut dissimuler cette histoire d’incinération contraire
aux traditions. Et à partir de là, le corps absent hante le film et l’imprègne
de quelque chose d’étrange : une porte qui s’ouvre et se ferme aussitôt
pour laisser entrevoir pendant ce laps de temps très court quelque chose sur
lequel une jeune femme attire l’attention d’une autre et qui reste indiscernable
pour le spectateur, des portes de placards qui s’ouvrent à tour de rôle. Ça
pourrait être anodin, ces portes qui s’ouvrent sans raison, mais l’étrangeté se
loge dans ces petits détails. Cette atmosphère discrètement fantastique
affleure aussi quand Nabil entre dans la chambre du mort : le cercueil est
toujours ouvert, le personnage qui a remplacé le père y gît toujours et son
corps, à l’exception des mains croisées, est enveloppé d’un tissu. La caméra
survole lentement le corps et s’immobilise un moment pour montrer des mains
légèrement bleuies et sur lesquelles se fixe le regard de Nabil : celui
qui a pris la place du père dans le cercueil n’est-il pas censé être
vivant ? </div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
<br /></div>
<br />
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Mais le fantastique ne fonctionne
pas comme un ressort narratif générateur de tension dramatique. Il vaut surtout
ici par cet état de latence qui travaille le film, cet état d’apesanteur qui
donne l’impression que l’on vogue ou que l’on est suspendu un peu comme ce
corps de l’homme qui figure sur la photo contemplée par Nabil et qui n’est
autre que celle du site qui se trouve en face de l’appartement et où le
personnage va disperser les cendres du père. Du coup, une sorte de continuité diffuse
s’établit entre le corps suspendu de la photo, le corps absent et les cendres
destinées à être dispersées dans la mer. Le conflit de l’individu et de la
communauté se dissout au profit de la création d’atmosphères travaillées par
cet état de latence des corps et des choses.</div>
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-4125546482985762112015-04-23T15:35:00.000-07:002015-04-23T16:20:23.367-07:00L’identité nationale et les décadrages ludiques de Lamine Ammar-Khodja<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhtWF-FBEChrmu76MeTzcmR_3eE52yTart2_jtwx3FfVQnsbVSiF3iGx6LWFoTcjxaexvujIjv4-ePdAlIwYiAVKGLUnSP3ke0qny353emjgY3nuwqPu4B4TKcFDTlqGKlf0MJb6RNVQSet/s1600/comment+recadrer+un+hors+la+loi.jpg" imageanchor="1" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhtWF-FBEChrmu76MeTzcmR_3eE52yTart2_jtwx3FfVQnsbVSiF3iGx6LWFoTcjxaexvujIjv4-ePdAlIwYiAVKGLUnSP3ke0qny353emjgY3nuwqPu4B4TKcFDTlqGKlf0MJb6RNVQSet/s1600/comment+recadrer+un+hors+la+loi.jpg" /></a></div>
<div align="center" class="MsoNormal" style="text-align: center;">
<br /></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
La scène primitive de ce court métrage intitulé <i>Comment recadrer un hors-la-loi en tirant sur un fil,</i> à
contre courant de toutes les définitions univoques de l’identité nationale et
des classements génériques habituels, qu’il dynamite en faisant de la liberté
formelle le corollaire d’une fantaisie ludique, se trouve sans doute dans le dernier film
de Lamine Ammar-Khodja<i> Sans cinéma </i>(bien que <i>Comment recadrer un hors-la-loi... </i>soit antérieur). Ce que nous identifions comme une scène primitive est plus précisément de la
dernière séquence de <i>Sans cinéma </i>tournée dans la salle Sierra Maestra qui devient le
lieu d’une fête de fin d’année organisée par une école publique : Lamine
Ammar-Khodja filme une représentation où des enfants incarnent des dimensions contigües
de l’identité nationale et dessinant les contours d’une identité monolithique, objet
d’un discours de propagande. <i>Comment recadrer un hors-la-loi… </i>répond à
cette scène primitive sans doute issue de l’enfance du cinéaste lui-même par
des retrouvailles heureuses avec l’esprit de l’enfance. </div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div style="text-align: justify;">
</div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
L’esprit ludique recadrant le
débat réside dans la construction d’un dispositif. Le fil rouge dont il est
question dans le titre est visible dès les premiers plans : ligne à linge
rouge, trait rouge tracé sur le mur d’un bâtiment abandonné sur lequel figurent
des inscriptions dans une langue étrangère et qui dynamitent les stéréotypes
des indices de l’appartenance à une communauté. Le jeu est dans la construction
d’un matériau métaphorique dont la signification est volontairement indécise
comme le sont toutes les identités. Le matériau métaphorique est à contre
courant des métaphores usuelles du fil rouge, de la ligne rouge à ne pas
franchir et du « recadrage » dans le sens répressif du terme. Ce
qu’il y a au cœur du dispositif filmique, c’est plutôt le décadrage : dans
les séquences documentaires où le réalisateur recueille des propos de jeunes
qui parlent de leur manière d’être dans des identités multiples, la caméra
abandonne les personnages dont la voix nous parvient du hors champ pour balayer
le plafond du lieu abandonné où ils se trouvent donnant à voir quelque chose de
non cadrable. La démarche est ainsi aux antipodes du recadrage dans le sens de remettre
au centre d’un cadre, circonscrire un sujet, un débat en l’enserrant dans les
limites du cadre parce qu’il s’agit dans le film de « déplacer sa
vision » et de « placer sa division » et « déplacer sa
vision » est tributaire d’un décadrage ludique, d’une négation à la fois
joyeuse et quelque peu désenchantée des définitions qui figent. L’aboutissent
de ce travail de décadrage et de déplacement consiste à suivre un personnage
sur une route en faisant entendre en guise de commentaire des phrases extraites
de <i>L’Etranger</i> de Baudelaire dont la forme parle aussi à l’enfant
réfractaire qui est en nous. C’est par la constitution d’un matériau
hétéroclite puisant dans le réel, dans la littérature et dans un dispositif
imagé, fruit de la fantaisie du réalisateur, que le film de Lamine Ammar-Khodja
oscille entre l’essai, le poème et le documentaire.</div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
<br /></div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Insaf Machta</div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
Article publié dans le <i>Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille </i>(session 2015)</div>
<div class="MsoNormal" style="text-align: justify;">
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Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-20573123796831793072015-01-23T05:42:00.000-08:002015-01-23T05:42:03.807-08:00Bidoun 2 de Jilani Saadi : un film-manifeste<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;">
<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhNtGQxajDsC7Wd7dWriQVQF-EDTXYpwDMrB9e_ouKJaNJ1Djvm1FfKloYX7p8wqfCw-tao5aUTj0Si1u6HuVcH3HiNT_zpsoZ2-nt7oxq1yQSNJIAHVNd3bpPcqfkWWlRedB5dbsZwqteF/s1600/10857778_10152551801423181_303170948350020288_n.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhNtGQxajDsC7Wd7dWriQVQF-EDTXYpwDMrB9e_ouKJaNJ1Djvm1FfKloYX7p8wqfCw-tao5aUTj0Si1u6HuVcH3HiNT_zpsoZ2-nt7oxq1yQSNJIAHVNd3bpPcqfkWWlRedB5dbsZwqteF/s400/10857778_10152551801423181_303170948350020288_n.jpg" height="225" width="400" /></a></div>
Le rôle que joue Jilani Saadi dans son film Bidoun 2 participe à redéfinir son statut de cinéaste et à orienter notre regard vers une autre manière de faire des films sans que ce rôle ait quelque chose à voir avec le cinéma.<br />
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Au début et à la fin, l’homme en mauve interprété par le cinéaste est assis à même le sol devant un aquarium contenant une photo de Ben Ali à l’envers. Et à la fin, la transition entre l’avant dernier plan du film tourné dans la mer et l’aquarium se fait à la faveur d’un fondu enchaîné qui fait de l’aquarium-écran la matrice du film et qui suggère que ce qu’on a vu, les aventures de ces deux jeunes qui ont rompu les amarres, s’est peut-être déroulé dans cet aquarium-écran sur lequel s’est projeté le rêve éveillé du cinéaste qui prend par moments des allures de cauchemar.
Nous voilà donc en présence d’un cinéaste devenu spectateur de ce qui a été conçu par son imagination à la suite de la chute du dictateur.<br />
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L’image à l’envers sur l’une des parois de l’aquarium oriente la lecture du film : le pouvoir renversé est la toile de fond de la rêverie du cinéaste, toile de fond qui n’est visible que dans la première et la dernière séquence qui est quasiment d’une duplication de la première, le film se terminant en boucle sur cette image de l’aquarium écran et matrice. On serait tenté de voir également dans l’image du dictateur à l’envers le négatif du film ayant donné lieu à des images inattendues, déconcertantes et différentes de la pellicule qui s’est imprimée sur nos écrans, petits et grands, tout au long de ces quatre années qui ont suivi la chute de Ben Ali. Différentes parce que ce qu’on voit entre le début et la fin placés sous le signe du politique a très peu de choses à voir avec le politique. Les deux jeunes personnages, Aïda et Abdou, ne sont ni des révolutionnaires ni des activistes, ils sont en conflit certes mais surtout avec eux-mêmes, ils ont rompu des liens et mettent à l’épreuve leurs liens à la vie et à la mort.<br />
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Ce qui est de l’ordre du politique proprement dit procède d’un déplacement : de l’image à l’envers dans l’aquarium vers la bande son de sorte que le discours politique constitue par endroits la toile de fond sonore des aventures de Abdou et de Aïda. Le procédé a très peu de choses à voir avec une volonté d’ancrer l’histoire dans un contexte politique à savoir le vote de la Constitution. On pourrait penser néanmoins qu’il s’agit à première vue de faire entendre les bruits de la ville : la diffusion des séances de l’Assemblée constituante ont fait partie du paysage sonore du pays. Mais on pourrait penser aussi à la genèse du film et à ces voix qui ont accompagné son élaboration au point d’en constituer une sorte de matrice sonore et que le cinéaste a intégré au risque de créer un effet d’étrangeté dû à une césure entre des images n’ayant aucun contenu politique et une bande son qui devient le lieu où se réfugie le politique. La distorsion est probablement due au fait que le cinéaste ne se considère plus comme un témoin de la réalité : posture qui aurait fait de lui quelqu’un d’extérieur à sa fiction. Il est dans le film, dans sa fiction en tant qu’acteur mais en tant que cinéaste. Rien d’étonnant à ce moment-là à ce que ce qu’il a entendu pendant cette année où il travaillait sur Bidoun 2, et en l’occurrence les voix des députés, s’insinue dans le film pour se loger quelque part, pour constituer une sorte d’enveloppe sonore de l’aventure de ses protagonistes. Les affres de la création ont dû se mêler au processus de l’élaboration de la Constitution. Or l’art et la distance qui le fonde ont l’avantage de rendre cette interférence ludique sans rien enlever au sérieux du propos : pendant ces soirées où l’on vote les articles de la Constitution, deux jeunes dont la révolte ne peut être ramenée à des considérations politiques errent à la recherche d’eux-mêmes et pendant que le cinéaste « rêve » leurs aventures, ses angoisses s’insinuent dans la fiction sur un mode quasiment ironique. C’est ainsi que le document sonore devient matière de la fiction sur un mode autre que celui de l’ancrage comme le voudrait le principe de la fiction réaliste. Et si ce qui a été entendu dans le registre de la réalité se réfugie dans la fiction, c’est que la voix intérieure du cinéaste se l’est appropriée et c’est que la voix intérieure du cinéaste devient en partie la matière du film. Il n’est pas fortuit d’ailleurs que le contenu de la bande son se rapporte par endroits aux débats épiques sur l’article 6 de la Constitution, article qui consacre la liberté de conscience qui est cruciale pour l’art et la liberté de création et qui énonce également le principe de la protection du sacré limitant de ce fait la liberté d’expression et de création. Mais le fragment sonore qui a été retenu est le plus grotesque, celui relatif au cirque d’Ibrahim Gassas dans l’arène de l’Assemblée donnant ainsi à entendre la Réaction dans ce qu’elle a de plus grotesque.<br />
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Ce n’est pas le seul endroit du film où le pouvoir, l’autorité sous sa forme réactionnaire sont placés sous le signe du grotesque. Il y a un lien entre l’image de Ben Ali à l’envers dans l’aquarium et la figure de l’homme en mauve incarnée par le réalisateur et qui hante le film. L’homme en mauve est le personnage le plus énigmatique. Dépourvu de véritable identité, il porte la couleur d’un passé honni qui s’est réincarné. Au début du film, il erre en marge des aventures de Abdou et Aïda, il n’entre en contact avec personne et on se demande même s’il ne s’agit pas au début d’un être invisible, voire fantomatique. Autant dire que le cinéaste ne se ménage pas et tout se passe comme s’il s’était affublé des oripeaux de la dictature pour évoluer dans un premier temps dans les marges de sa fiction avant de faire irruption dans le parcours des personnages et de devenir ce fardeau dont ils n’arrivent pas à se débarrasser. Les attitudes de Abdou et Aïda divergent d’ailleurs au sujet de cette figure de l’ancien monde qui est venue se mettre au travers de leur parcours de jeunes ayant rompu tous les liens et en perte de repères. Abdou voudrait enterrer cet être inerte et néanmoins vivant et Aïda fait preuve d’un attachement affectif à son égard : elle lui fait boire de l’eau à l’aide d’une seringue et affirme sa volonté de prendre soin de lui. Il y a dans ces attitudes opposées une représentation de l’ambiguïté des rapports de la jeunesse au vieux monde, à l’ancien qu’elle n’arrive pas à enterrer. Mais il y a aussi comme une inversion du rapport de l’acteur au réalisateur dont le corps inerte devient le jouet des comédiens notamment dans ces belles images filmées sous l’eau car il s’agit, via le réinvestissement de l’imagerie de l’ancien régime incarné par l’homme en mauve, d’une contestation du pouvoir du réalisateur dont le corps devient le jouet des comédiens oscillant entre leur volonté de se débarrasser de celui qui pèse lourd et de prendre soin de lui comme d’un enfant. De même qu’il y a à travers la scène finale, celle du retour de l’homme en mauve, mystérieusement disparu un moment, avec une bande de malfrats dont la ressemblance avec des salafistes violents est aussi suggérée et qui s’abattent avec des gourdins sur la voiture de Aïda et Abdou, l’expression du désir du cinéaste d’exorciser cette violence dont il a été témoin avant et après la révolution et qui est aussi en lui. Le rôle incarné par Jilani Saadi dans son film se difracte pour laisser apparaître des facettes complémentaires : le fantôme du passé qui erre en marge de l’histoire d’une jeunesse en perte de repères, le corps inerte et encombrant dont on veut se débarrasser et dont on joue affectueusement et qui renvoie à l’ambivalence du rapport au passé de même qu’il est la figuration de cette inversion (rêvée ?) du rapport entre réalisateur et acteur et enfin la violence destructrice exercée sur une jeunesse qui a du mal à rompre avec le passé dont il représente le retour avec le concours d’autres forces de la Réaction de même que la violence qui s’exerce sur l’acteur et qui est exorcisée par la scène de l’agression.<br />
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Cependant, la contestation du pouvoir du cinéaste ne se fait pas uniquement par la figure de l’homme en mauve, autrement dit elle ne s’arrête pas au scénario et au rôle que le cinéaste s’est attribué au sein de la fiction. Elle relève aussi de la mise en scène et c’est là où les choses deviennent encore plus intéressantes parce que ce qui est exprimé notamment à travers la façon de filmer, c’est la recherche d’une autre manière de faire du cinéma. Deux procédés nous semblent particulièrement significatifs : la forme arrondie des images dans beaucoup de séquences et le fait que la caméra soit souvent portée par le corps du comédien ou par un véhicule, une voiture ou un vélo. Les deux procédés concourent à créer une impression de perte du point de vue. Les images arrondies noient la perspective et de fait le point de vue. Les images issues de la caméra portée par le corps de l’acteur ou par un véhicule concourent à distendre le rapport entre le regard du cinéaste (les yeux de l’homme en mauve sont dissimulées par des lunettes et Aïda formule cette hypothèse : et s’il n’a pas d’yeux ?) et la caméra et à décentrer le point de vue. Et si le point de vue est mis à mal, c’est parce que l’autorité du cinéaste est mise à mal et c’est aussi parce que le cinéaste n’est plus à l’extérieur mais à l’intérieur du film. La démarche a une dimension expérimentale. Avant Bidoun 2, Jilani Saadi a réalisé d’ailleurs un film expérimental qui s’intitule Bidoun 1 où on retrouve ces procédés au service d’une tentative de captation de l’atmosphère et de l’énergie de sa ville Bizerte sans que cela ne soit porté par un scénario comme c’est le cas dans Bidoun 2. Les deux films s’engagent sur la voie d’une théologie négative du cinéma, le terme bidoun signifiant « sans ». Un cinéma rétif à toute forme d’institutionnalisation : des films tournés sans autorisation de tournage, avec une équipe restreinte, avec de très petits moyens. Avec Bidoun 2, on va encore plus loin : c’est à la contestation du pouvoir du réalisateur qu’on est confronté, contestation par le biais de la fiction de l’homme en mauve incarnée par le cinéaste lui-même et par le biais des procédés qui nous mettent en présence d’une crise du point de vue. Le politique dans le dernier opus de Jilani Saadi est au service d’une nouvelle économie et esthétique du cinéma vers laquelle tend le réalisateur de ce film-manifeste.<br />
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Insaf Machta, paru dans La Presse, le 28 décembre 2014.</div>
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-30356417171690337832014-05-12T12:03:00.000-07:002014-05-12T12:03:46.762-07:00Usage social du cinéma vs instrumentalisation idéologique<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhSLsq6JoR0x2k0uGTNCzowpC-aDj4V3GdExcnAnKRB4bHinjFuYV54z15JkAXczkS46Gw0TdSGEGRb3wSE7xMFVuFVI1gajsqeio1ZccuVfmnNh023j6PtEzL3bkzrp4CXnq49a_NZkejf/s1600/10269439_627110970704452_6376749663404983508_n.jpg" imageanchor="1" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhSLsq6JoR0x2k0uGTNCzowpC-aDj4V3GdExcnAnKRB4bHinjFuYV54z15JkAXczkS46Gw0TdSGEGRb3wSE7xMFVuFVI1gajsqeio1ZccuVfmnNh023j6PtEzL3bkzrp4CXnq49a_NZkejf/s640/10269439_627110970704452_6376749663404983508_n.jpg" /></a></div>
Et en tant qu’animatrice de ciné-club et critique, il m’est arrivé après la révolution du 14 janvier de vouloir protéger des films et le cinéma de manière générale contre une certaine instrumentalisation politico-idéologique bien que cela soit à la fois impossible et irrationnel. Pourquoi après la révolution ? Parce que le film a acquis plus de visibilité, parce que l’espace public s’est considérablement étendu et parce que la société civile s’est emparée du cinéma soit pour reconstruire et restructurer un lien social mis à mal par l’autoritarisme ou alors pour en faire l’objet d’une instrumentalisation idéologique. La première option : reconstruire un lien social mis à mal par l’autoritarisme représente le versant heureux de l’usage social su cinéma. C’est ainsi par exemple et dans un mouvement d’élan vers les régions déshéritées de la Tunisie, redécouvertes à la faveur de la contestation de décembre-janvier 2011, que des projections itinérantes ont eu lieu dans des endroits où il n’y a pas de salle de cinéma. La deuxième option s’est avérée désastreuse au moins à deux reprises.
Qu’en était-il avant la révolution ?
Je dirais d’abord que les lieux de projection étaient confinés. Ils avaient leur public et leurs habitués et qu’ils étaient en général soustraits à l’exposition médiatique. C’était aussi des espaces de projection classiques : salles de cinéma faisant partie des circuits de distribution, ciné-clubs constitués en un réseau qui s’appelle la Fédération Tunisienne des Ciné-Clubs (FTCC), proche des milieux de la gauche et des quelques associations de la société civile qui avaient une autorisation mais qui étaient néanmoins surveillées et harcelées (la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme et l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates, par ex). Pour la FTCC, le cinéma était un moyen de résistance. Ça transparaissait au niveau du choix des films, des cycles thématiques où la question d’une cause à défendre revenait sans cesse et au niveau des débats où le cinéma et ses problématiques esthétiques passaient souvent à la trappe. Il y avait aussi quelques ciné-clubs indépendants et quelques ciné-clubs universitaires où le film était appréhendé d’abord comme une œuvre d’art et où le débat était envisagé comme une circulation libre de la parole et comme pour ainsi dire un exercice démocratique avant la lettre.
Il se trouve que la salle qui hébergeait l’un de ces ciné-club indépendants a été attaquée par un groupe d’extrémistes (elle est toujours fermée d’ailleurs) quelques mois après le 14 janvier à la suite de la projection d’un film tunisien, Ni Dieu ni maître de Nadia Fani, qui a été programmé dans le cadre d’une manifestation associative comme une réponse à des menaces et à des agressions subies par certains cinéastes dont Nadia Fani et Nouri Bouzid. Le film de Nadia Fani qui avait suscité une vive polémique, lors de sa première projection dans un festival de documentaires, à cause des déclarations de la réalisatrice portant sur son athéisme avait été choisi par les organisateurs pour brandir les principes de liberté de conscience et d'expression. Le film traite de manière simpliste, caricaturale et dogmatique de la question du jeûne pendant ramadan, traitement qui va à l’encontre même du principe de la liberté de conscience. Le choix semble avoir procédé d'un aveuglement dicté par les réactions démesurées suscitées par le film (la réalisatrice avait reçu des menaces de mort). La violence était au rendez-vous lors de la projection du film dans le cadre de la manifestation. Loin de vouloir renvoyer dos à dos les organisateurs et les agresseurs, je m'arrêterai sur l'instrumentalisation du film par les uns et par les autres comme moyen d'affirmation de soi, sur son insertion dans un conflit idéologique et identitaire et dans un processus fondé sur des réactions immédiates, épidermiques, processus qui va à l'encontre de la visibilité du film.
Un deuxième événement a marqué également la période de transition : la diffusion de Persepolis doublé pour la première fois en dialecte tunisien par une chaîne privée anti-islamiste (et je précise que c'est le seul film qui ait été jusqu'ici doublé en tunisien). La diffusion a eu lieu une dizaine de jours avant les élections et a été interprétée par les islamistes, ce n’était pas faux d’ailleurs, comme une consigne de vote aux spectateurs : votez contre le projet de société voulu par les islamistes et dont l'illustration se trouve dans le film. Il y a eu des manifestations très violentes : attaque du domicile du PDG de la chaîne et tentative d'y mettre le feu, tentative d'attaque des locaux de la chaîne et la contestation s'est étendue à tout le territoire. Seulement ce qui a été contesté dans le film ce n'est pas la représentation de la dictature islamiste et de son projet de société mais la représentation du sacré. Le personnage qui apparaît dans les rêves de la petite fille a été assimilé à Dieu. Les islamistes se sont servis de l’interdit de la représentation du sacré dans l’islam sunnite pour condamner le film. Telle a été la conséquence d'une instrumentalisation du film qui nous ramène encore une fois à ce motif de l'invisibilité du film. Persepolis a été projeté plusieurs fois en Tunisie avant et après la révolution mais il n'a jamais provoqué de telles réactions.
Ces deux événements que j'ai passés en revue ont attiré mon attention sur l'instrumentalisation idéologique du cinéma qui est désastreuse pour le lien social en raison de l'irruption de la violence, pour la liberté de création et d'expression (parce qu'en plus de la violence, il y a eu des procès intentés à Nadia Fani et à la chaîne sur la base de l'atteinte à l'ordre public), pour le cinéma parce que ces films condamnés sont devenus invisibles pour deux raisons : leur visibilité a procédé d’un malentendu qui empêche de les appréhender comme des productions cinématographiques et leur présence dans l’espace public, leur programmation dans une manifestation ou dans un festival est devenue de l’ordre de l’impensable.
Faut-il pour autant soustraire le cinéma à des débats de société dont on a découvert les vertus après la chute de l'ancien régime et à l'effervescence de la société civile. Bien que je sois partisane d'une culture du débat de ciné-club dans le sens où on l'entend habituellement et selon laquelle on appréhende d'abord le film comme un produit artistique et bien que mon activité d'animatrice de ciné-club depuis bientôt une dizaine d'année ait été conforme à ce principe (j'ai toujours évité d'associer le film à une célébration quelconque : journée internationale des droits de l'Homme ou journée internationale de la femme, etc.), il m'est arrivé de répondre à l'appel de certaines associations de la société civile qui m'ont demandé de choisir un film à projeter dans le cadre de leurs activités citoyennes et d'animer un débat là-dessus. C'est ainsi que le film de Haïfa al Mansour, Wajda, a été projeté à l'occasion de la célébration de la fête de la femme par une petite association locale dans une ville où il n'y a pas de salle de cinéma. On pourrait penser que cet usage est assez proche de l'usage idéologique mais je pense qu'on peut éviter cet écueil. On est à mi-chemin du débat de ciné-club et du débat de société. Il y a deux éléments qui importent pour moi dans ce genre d'activité : l’éducation à l'image et la culture du débat citoyen et démocratique. Même si les interventions dans la salle s'attachent davantage au contenu du film, aux situations représentées qui servent souvent de point de départ pour une interrogation sur la situation du pays après la révolution, mes propres interventions reposent sur une articulation entre le contenu et l'image d'abord parce que je ne perds jamais de vue la spécificité de l'objet-film et parce que je pense aussi que l'éducation à l'image fournit des outils de compréhension de la réalité. Le public où il y avait des jeunes et des moins jeunes consomme énormément d'images notamment des images diffusées sur les réseaux sociaux où il y a beaucoup de manipulation. Et certains ont envie de faire des films et utilisent leurs téléphones portables pour couvrir des manifestations culturelles (je suis d’ailleurs impressionnée par le nombre de personnes qui filment pendant les débats que j’ai animés dans un cadre associatif) ou des mouvements de contestation qui sont dans la lignée de cette production d’images qui a rendu visible le mouvement de contestation parti des provinces de l’Ouest en décembre 2010. Et par ailleurs, plusieurs manifestations culturelles ont eu lieu après la révolution en dehors des lieux habituels de la culture : on lit par exemple de la poésie en dialectal dans la rue ou dans des places publiques, on expose des photos d’amateurs autour d’un thème ou alors on projette des images tournées par des amateurs dans des lieux publics (on assiste souvent à un déplacement des écrans de la salle vers la rue). Toute cette effervescence aboutit à une démocratisation des images et procède d’un désir de représentation des remous de la société. Il importe donc de développer dans un cadre associatif un discours sur l'image, sur l'importance du montage et d'expliquer que la fabrication d'une image ne va pas de soi comme pour créer de la distance et pour permettre à ce public avide d’images et d’auto-représentation de sortir de l’immédiateté de l’image qu’il consomme ou qu’il fabrique. J’ajouterais d’ailleurs que la physionomie des festivals de cinéma est en train de changer (je ne parle pas des festivals officiels qui sont restés prisonniers de la bureaucratie mais de certains festivals indépendants nés après la révolution). Il y a de plus en plus de place pour les débats dans les festivals et il y a surtout de plus en plus de place pour les ateliers : au festival organisé par l’Association Bizerte Cinéma, il y a eu un atelier de critique où des jeunes n’ayant jamais écrit sur le cinéma, se sont livrés à cet exercice après avoir longuement débattu d’un film et après des exercices d’analyse de séquence. Ils commençaient tous par dire timidement « je ne suis pas spécialiste » et ont découvert petit à petit qu’ils avaient un point de vue sur le film qui méritait d’être développé. Certains sont devenus quelques mois plus tard animateurs de ciné-club. La fonction sociale du cinéma passe ici par la démocratisation d’un exercice qui était aux yeux des participants l’apanage d’une élite. La fonction sociale du cinéma est ainsi tributaire d’une interaction entre la subjectivité d’un regard qui est celui du réalisateur et celui d’un spectateur ayant accordé de l’importance à ses propres impressions grâce à un usage profane de l’écriture sur le cinéma. Il y a eu aussi dans le cadre du même festival des ateliers de tournage : des jeunes, venus de plusieurs régions du pays, qui ne sont jamais servis d’une caméra ont eu l’occasion de tourner, de laisser leur regard errer dans la ville qu’ils ne connaissent pas forcément, de trouver une idée et de mettre en images leur vision de la ville. Aussi bien dans les ateliers de critique et de tournage, on a essayé de promouvoir un rapport profane au cinéma qui est censé permettre à des jeunes de s’interroger à la fois sur leur rapport à l’image et à la réalité. Un deuxième élément me semble par ailleurs important dans les activités des associations qui se servent des films comme points de départ d’une réflexion sur des questions de société: le débat comme illustration d'une confrontation pacifique des idées, il m'est arrivé plus dans un cadre associatif, où les discussions sont plus vives, que dans le cadre du ciné-club de modérer des petits conflits entre intervenants qui deviennent violents les uns vis-à-vis des autres. Dans cette violence discursive, je perçois aussi l’écho de la véhémence des intervenants sur la scène politique. Notre apprentissage de la démocratie passe aussi par cette violence discursive, par les tentatives de faire taire l’autre ou de l’éliminer. Le débat autour d’un film, même s’il n’est pas aussi violent que les discours qu’on peut entendre à l’assemblée constituante, nous apprend à nous écouter les uns les autres, à admettre la pluralité des points de vue, à tenir compte dans la compréhension du film de la pluralité des idées et des impressions qui s’expriment.
La fonction sociale du cinéma peut consister à lutter contre le désert culturel et contre l’exclusion. Dernièrement je me suis lancée dans un projet de ciné-club itinérant dans un cadre associatif : il s'agit de montrer, avec le concours d'une association de défense des valeurs universitaires, des films dans différentes institutions universitaires notamment pour faire sortir certaines d'entre elles (surtout celles situées dans les régions provinciales de l’Ouest) de l'isolement et de faire reculer le désert culturel qui les entoure. Le choix des films répond aux mêmes critères que dans un ciné-club. Mais au souci de diffuser la culture cinématographique, s’ajoute aussi le souci de lutter contre l'absence de culture dans les institutions universitaires et contre l'hégémonie de l'idéologie qui, associée justement à l'inculture devient parfois dangereuse, voire vecteur de violence. Dernièrement des manifestations culturelles ont fait l'objet d'attaques de la part de groupes extrémistes (de gauche). C'est souvent la rareté des événements culturels et artistiques qui génère ces réactions de rejet. Lutter contre l'hégémonie des idéologies par l'art et la culture, c'est reconstruire le lien social sur la base de l'acceptation de la différence. Faire sortir ces institutions de l'isolement auquel les condamnent un environnement régional en proie à la marginalisation, c'est aussi reconstruire le lien social sur le principe de la solidarité.
Insaf Machta, texte d'une intervention à la table ronde "L'usage social du cinéma" (Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille, le 9 avril 2014). Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-27061458780011761912014-04-23T02:17:00.003-07:002014-05-12T12:04:06.894-07:00"الرقيب الخالد" لكلثوم زياد : في ظل الشريط الروائي و محمد ملص<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh6Lzqi-4LIJcrZmsigA7b_A-sJEYt8MB-6KLd9cWiUfwHLtfR67BDwVFIy6jwuKciMb7Gw7DlsWJTq9DtntNnxSnpm304Gw2377P1ZSFKl6K4om2Xrb0K6I6cb9vkeyCC-gGF5tVrfcMfM/s1600/1381912231-ziadflagback.jpg" imageanchor="1" style="clear: left; float: left; margin-bottom: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh6Lzqi-4LIJcrZmsigA7b_A-sJEYt8MB-6KLd9cWiUfwHLtfR67BDwVFIy6jwuKciMb7Gw7DlsWJTq9DtntNnxSnpm304Gw2377P1ZSFKl6K4om2Xrb0K6I6cb9vkeyCC-gGF5tVrfcMfM/s400/1381912231-ziadflagback.jpg" /></a></div>
في البدء, صور تحيل في اهتزازها الى العدم و الدمار دون أن تفصح عن مأتاها. ربما وقع التقاطها بواسطة هاتف جوال يتنقل بين مبان مهجورة غطت حيطانها شعارات موالية للنظام، و في طريق تقطع تارة مشيا على الأقدام و أخرى على متن سيارة. و تظل هوية الذي يحمل الكاميرا مجهولة، إلا أن الصور تتضمن إشارة : إذ نرى أحيانا قدمين و جزءا من بدلة عسكرية. وفي حدود نهاية الشريط تتضح الرؤية أكثر و ينجلي بعض الغموض عن هوية من يحمل الكاميرا، فيخرج الراوي عن صمته، و يقول لنا عبر الأسطر التي تسبق الجنيريك أنه انشق عن الجيش العربي السوري، وأنه لن ينضم الى الجيش السوري الحر، وأنه قرر حمل كاميرا عوضا عن سلاح.
في الحقيقة لا يصبح الراوي مخرجا بمجرد القرار الذي أبلغه للمشاهد في نهاية الشريط، إذ يمكن اعتبار نص هذا القرار ذريعة روائية لفلم وثائقي : فالراوي يتقمص شخصية المخرج دون أن يشير الى علاقته بالكاميرا التي ابتدأت قبل اندلاع الثورة و الى حقيقة دوره في الجيش العربي السوري. فحامل الكاميرا, و هو شأن المخرج أيضا, لا يلبس البدلة العسكرية في بداية الشريط إلا لأنه كان يؤدي خدمته العسكرية. ولا نعلم وجهة الشخصية التي تسير بنا في فضاءات عمها الدمار واكتسحتها الشعارات الدعائية إلا عندما يتصل به شخص يوجد بمكان تصوير فيلم. وهكذا ننتقل من الصور المهتزة - التي يبدو أنها التقطت خلسة - الى مشاهد تصوير شريط تطرح بدورها تساؤلات تتعلق بكيفية التصوير في خضم عاصفة الحرب الأهلية. اذ يمكن اعتبار الجزء الثاني من شريط زياد كلثوم مجموعة مشاهد من "صناعة فيلم" محمد ملص، أو بالأحرى، فيلما وثائقيا حول تصوير شريط محمد ملص في أماكن من دمشق لم يطلها بعد الدمار، ولكنها تظل عرضة للقصف، اذ نسمع دوي الطائرات والانفجارات في أماكن غير بعيدة ولكنها توجد خارج الحقل. بذلك يصبح المسموع و اللامرئي بقدر أهمية المرئي.
و يقف بنا الشريط أيضا عند وقع الدمار الذي يطال الأفراد من خلال شهادات يدلي بها التقنيون و الممثلون وكذلك المارة، من مناصري للنظام أو معارضيه, ينتابهم الخوف والهذيان على حد سواء. نستشف من شهاداتهم وقع الحرب ووقع عقود من الاستبداد على النفوس و الوعي الجماعي. وهكذا ننساق خارج اطار "صناعة الفيلم" في عملية توثيق لكوابيس جماعية تجتاح الواقع والخيال.
وان كانت الصورة أقل اهتزازا في الجزء الثاني من "الرقيب الخالد"، لكنها تحمل آثار الرياح التي عصفت بالواقع، فتدور الكاميرا حول نفسها وبسرعة متفاوتة في بعض اللقطات، لتخلف حالة من الدوار والاهتزاز تحيل الى تأرجح الكيان الجماعي والذاكرة.
والجدير بالذكر أن تلك الخاصية الأسلوبية - المتمثلة في عدم الانتظام و عدم الاكتراث الظاهري بجمالية الصورة - تبعدنا عن سينما محمد ملص القائمة على أدبية النص و جمالية الصورة كنتيجة لعمل دقيق ومعقد يُخضِع الواقع للاطار، ويكاد ينفي ما يستعصي فيه على الرقي الى تلك الجمالية المنشودة ("الليل" مثالا). كما يوجد في مخيال محمد ملص ضرب من الحنين الى بدايات السينما في سوريا. ويتجلى الفارق بين نظرة ملص و الصور التي التقطتها عدسة زياد كلثوم في مشهد قاعة سينما، توجد في مبنى مهجور، تتكدس فيه الأشرطة بطريقة عشوائية، لتضعنا أمام مشهد فوضى الذاكرة الجماعية وضياعها.
تكمن أهمية "الرقيب الخالد" في عملية توثيقه للعيش في قلب الدمار، وفي احالته غير المباشرة الى مقاربات مختلفة تتعلق بتصوير الواقع،
والى تصورات مختلفة للسينما يحملها جيلان من المخرجين السوريين.
إنصاف ماشطة
نشر المقال باللغة الفرنسية في يومية اللقاءات الدولية للسينماءات العربية بمرسيليا تحت عنوان
Le Sergent immortel de Ziad Kalthoum : un documentaire à l’ombre de la fiction et de Mohamed Malas.
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-41169841937110146582014-04-15T12:30:00.002-07:002014-04-23T02:19:25.992-07:00Le film de genre comme moyen d’exploration de l’impact de l’occupation sur les individus<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgdlUx-bn9EwQQXDkUkLZLzudeZHrVRUc7VCbfv-xgtipZgEvYnBwDL7kxEfYZDQkuM2XftNjQSjpsvUp30-KVEqcjQ1qfkTqpmjxu6WKOtt_h7B__7c6a6wXC93ye1eHwIrPmeXpqvo_Te/s1600/omar-hany-abu-assad-critique-du-film-pretty-pictures.jpg" imageanchor="1" style="clear: left; float: left; margin-bottom: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgdlUx-bn9EwQQXDkUkLZLzudeZHrVRUc7VCbfv-xgtipZgEvYnBwDL7kxEfYZDQkuM2XftNjQSjpsvUp30-KVEqcjQ1qfkTqpmjxu6WKOtt_h7B__7c6a6wXC93ye1eHwIrPmeXpqvo_Te/s640/omar-hany-abu-assad-critique-du-film-pretty-pictures.jpg" /></a></div>
Au discours sur l’occupation et à la représentation frontale de la souffrance des gens qui y font face, Hany Abu Assad préfère plonger le spectateur dans des films à suspense, des « thrillers politiques », lit-on ici et là à propos de Paradise now et de Omar. Il est d’ailleurs l’un des rares cinéastes arabes à affectionner le cinéma de genre.
Si la conjonction des données du conflit géopolitique et des ingrédients du thriller (courses-poursuites, suspense, rythme haletant) est ce qui saute aux yeux dans un premier temps, le rapport entre le contexte et le choix du genre ne se réduit pas à la question de l’ancrage du film d’action dans une réalité géopolitique, de là vient sans doute le caractère un peu approximatif de l’étiquette « thriller politique » qui suppose que le carcan du genre et ses motifs-clés s’emparent d’une réalité politique. Car ce qui est au cœur des films de Hani Abu Assad, c’est avant tout l’individu aux prises avec des choix de vie rendus complexes, parfois intenables en partie à cause de l’occupation. Le franchissement du mur séparant deux localités palestiniennes par Omar, image forte sur laquelle s’ouvre le film, nous place devant cet imbroglio de questions relatives au contexte politique, à l’élément dramaturgique relevant du film d’action (le mur est de ce point de vue admirablement rentabilisé) et à l’individu aux prises avec ses propres difficultés. A cette image inaugurale, répond vers la fin du film une image encore plus poignante, celle de Omar – remarquons qu’il est le seul à passer d’un côté à l’autre du mur et à relier deux espaces dramaturgiques et deux endroits d’une Palestine morcelée – tentant d’escalader le mur et n’y parvenant pas : il craque pour la première fois sous le poids de sa propre impuissance. S’il craque, c’est parce que cette impuissance occasionnelle lui révèle sa propre fatigue et le poids de toutes les épreuves subies. Le mur n’est plus seulement une donnée extérieure, un obstacle à franchir, il devient le symbole de tout ce qui lui pèse, de ce qu’il y a d’infranchissable dans sa vie et en lui : le harcèlement des services de renseignement israéliens, certes, mais aussi les tourments de l’amitié et de l’amour et tout ce qui rend intenable sa vie parmi les siens et qui porte la trace de l’action souterraine des services de renseignement omniprésents tout en étant invisibles. La violence de l’occupation se mesure, certes, aux dimensions d’un mur filmé le plus souvent en contre plongée et malgré tout franchissable moyennant astuce et agilité, aux sévices infligés au prisonnier et auquel il résiste mais l’inhumanité de l’occupation est surtout perceptible lorsqu’elle s’attaque à l’intime, aux liens affectifs, à l’amitié et à l’amour. La paranoïa qu’elle génère touche à la fois au collectif et à l’individuel. Face à la collaboration, la résistance palestinienne, et toute résistance au demeurant, use des moyens de l’ennemi, en l’occurrence le harcèlement et la torture et il est significatif que l’ingéniosité de l’ennemi dans ce domaine soit montrée avant dans le film à telle enseigne qu’on a l’impression que la torture que fait subir le résistant palestinien à un autre Palestinien relève d’une forme de mimétisme. Sur le plan individuel, les soupçons de trahison au sein de ce trio d’amis d’enfance entré en résistance se trouvent doublés de soupçons d’infidélité amoureuse : «On a tous cru à l’impensable », dira Omar à Nadia vers la fin du film et l’impensable en l’occurrence est le fruit d’une manipulation qui anéantit ce dont on pense, à première vue, qu’il est soustrait au politique.
La manipulation qui commence lors de la détention d’Omar transforme tout l’espace dramaturgique en une prison à ciel ouvert où on cherche à échapper à la présence souterraine de l’autre ou encore en un terrain miné. La libération du personnage à deux reprises fait de lui quelqu’un de suspect. Sa vie est désormais sous haute tension : il doit apporter la preuve de son innocence, défi qu’il lance aux siens. Par ailleurs, et dans ses rapports à l’agent des services de renseignement israéliens, il joue à celui qui va collaborer et semble se lancer le défi de mettre à l’épreuve cette parole dite avec l’assurance de celui qui est certain de pouvoir anéantir des vies : « tu ne pourras pas nous échapper » en essayant de réfléchir à des issues. Tout se passe comme s’il cherchait à vérifier qu’il était capable de se ménager des marges de liberté où il serait possible de sauver ce qui n’avait pas été entièrement détruit. Le bras de fer devient par moments mental entre les deux personnages admirablement campés par Adam Bakri (Omar) et Walleed Zuaiter (l’agent Raïmi) : cela ressemble à une partie d’échecs. Le jeu, moyen de mettre à l’épreuve sa liberté dont il sait qu’elle est de plus en plus réduite, durera jusqu’à ce que le piège se referme sur lui et sur son vis-à-vis israélien. La force du film tient en grande partie à ce duel mental captivant devant aboutir à l’anéantissement de l’autre ou des deux.
Insaf Machta, in Le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes de MarseilleInsafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-80446250736226564112014-04-15T12:21:00.000-07:002014-04-15T12:21:00.094-07:00Un documentaire à l'ombre de la fiction et de Mohamed Malas: Le Sergent immortel de Ziad Kalthoum<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi69cI1eUen8L34QB5aelsaKIROtwr4c3pharqVk9ZvNQvmrHSHmyk6w1Sofz5F6TGFwgr92SQ24ArmKatG3_Cp_FWNuMvaIDHycIHMEly_Hqb-9jR_uiM9lICVPjAQzzwuJCf4bTYDJ8DM/s1600/1381912231-ziadflagback.jpg" imageanchor="1" style="clear: left; float: left; margin-bottom: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi69cI1eUen8L34QB5aelsaKIROtwr4c3pharqVk9ZvNQvmrHSHmyk6w1Sofz5F6TGFwgr92SQ24ArmKatG3_Cp_FWNuMvaIDHycIHMEly_Hqb-9jR_uiM9lICVPjAQzzwuJCf4bTYDJ8DM/s400/1381912231-ziadflagback.jpg" /></a></div>
Au commencement : des images chaotiques dont on ignore l’origine. Tout porte à croire qu’elles sont prises clandestinement avec un téléphone portable qu’on promène dans des bâtiments déserts recouverts de slogans pro régime ou alors tout au long d’un trajet fait alternativement à pied et en voiture. L’identité de celui qui laisse errer sa « caméra » au hasard de son parcours nous est inconnue mais nous avons un faible indice : on voit les pieds qui avancent et le bas d’un pantalon de militaire. La réponse nous est donnée à la fin du film : le personnage du réalisateur se présente comme un déserteur de l’armée arabe syrienne qui n’a pas voulu rejoindre l’armée syrienne libre mais qui a décidé de promener sa caméra au long d’un chemin. En réalité, ce personnage ne s’improvise pas cinéaste comme le laisse entendre la révélation finale et qui sert de prétexte, en partie fictif, au documentaire : il l’est déjà et ne porte l’uniforme que parce qu’il faisait son service militaire. Sur le trajet, il reçoit un coup de fil de quelqu’un qui est sur un tournage (on ne voit toujours pas son visage) et on passe quasiment sans transition des images chaotiques du début et volontairement filmées comme si elles l’avaient été clandestinement (deuxième fiction du documentaire ?) aux images d’un tournage réel : les premiers visages filmés sont ceux des membres de l’équipe. Celui qui est derrière la caméra s’en approche en marchant et il est d’emblée embarqué dans le tournage. Et nous voilà au cœur d’une autre tourmente : comment filmer en pleine guerre ? Le film de Ziad Kalthoum peut être appréhendé à la fois comme un making off mais aussi comme un documentaire sur le tournage d’un film de Mohamad Malas qui se déploie dans des lieux épargnés par le conflit mais qui sont constamment sous la menace : des avions sillonnent le ciel et on entend au loin des bruits d’explosions. Le documentaire explore aussi les dégâts du conflit en interrogeant techniciens, acteurs et passants parmi lesquels il y a des pro Assad et des opposants, les uns et les autres en proie à la peur et au délire. On décèle dans leurs propos à la fois l’impact immédiat du conflit mais aussi le délabrement intérieur occasionné par des décennies de dictature. Cette exploration apparaît comme une excroissance cauchemardesque du tournage lui-même et nous fait sortir du cadre du making off.
Si les images sont plus stables dans la deuxième partie du film consacrée au tournage, elles portent physiquement la trace de la tourmente comme le montrent les panoramiques à 360° marqués parfois par une accélération irrégulière du mouvement de la caméra. Cette irrégularité de même que ce côté peu travaillé de l’image se situent aux antipodes des principes esthétiques du cinéma auquel Ziad Kalthoum a voulu rendre hommage, le cinéma de Malas étant à la fois fondé sur un récit et un texte littérairement travaillés et une esthétisation élaborée de l’image qui a tendance à tourner le dos à ce qu’il y a d’informe et d’insaisissable dans la réalité. De même qu’il peut y avoir chez Malas et certains de ses compagnons une fétichisation des débuts du cinéma en Syrie. On voit ainsi toute la différence entre la vision de Malas et les images tournées par Ziad Kalthoum dans un cinéma abandonné dans la première partie du film, un cinéma où on lit des slogans de propagande et dont la cabine de projection avec ses bobines entassées est une des représentations du chaos qui affecte la mémoire nationale.
Le Sergent immortel est à la fois un témoignage au cœur du chaos mais il renvoie aussi à deux modes d’appréhension de la réalité et à deux visions du cinéma portées par deux générations de cinéastes syriens.
Insaf Machta, in Le Quotidien des Rencontres des cinémas arabes de Marseille.
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-85206716551807571822014-04-15T12:12:00.002-07:002014-04-23T02:20:42.361-07:00La Femme à la caméra de Karima Zoubir ou l’insoutenable fardeau de Khadija<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg0WvN9cMGZYuU86tYFaqrYrTniNqe5b9NluL9FvtX4pfQ0oXvfxSe7HtWFaODyPjaA4uu9iHli0Q4xvfeZwQzNYYc-rllK3pFriOJChfkAT5rMzALc3wCnJuZVyDA8wCIbjdcB191BsHtH/s1600/1361542863009+femme+%C3%A0+la+cam%C3%A9ra.jpg" imageanchor="1" style="clear: left; float: left; margin-bottom: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg0WvN9cMGZYuU86tYFaqrYrTniNqe5b9NluL9FvtX4pfQ0oXvfxSe7HtWFaODyPjaA4uu9iHli0Q4xvfeZwQzNYYc-rllK3pFriOJChfkAT5rMzALc3wCnJuZVyDA8wCIbjdcB191BsHtH/s400/1361542863009+femme+%C3%A0+la+cam%C3%A9ra.jpg" /></a></div>
Karima Zoubir suit dans Camera Woman une femme qui transporte sa caméra (une VHS encombrante) et à qui ont fait appel pour filmer les festivités des mariages. Le poids de la fatigue due à un travail nocturne est perceptible à travers le besoin de dormir le jour. Et c’est de fait le poids du corps qui somnole qui souligne celui de la caméra absente le jour. Et pendant les soirées, l’acte de filmer ne s’accompagne manifestement d’aucune euphorie, d’aucun plaisir palpable. Les festivités se ressemblent et sont marquées par des traditions que tout le monde perpétue ; elles sont filmées par Khadija de manière quasiment routinière, d’où l’intérêt de ce plan où elle demande à une dame de lui tenir la caméra, on la voit pour la première fois danser et il a fallu pour le faire ôter cette caméra qui lui pèse au propre et au figuré. Il y a par ailleurs quelque chose de paradoxal dans le fait qu’on fasse appel à une femme pour filmer ce genre de festivités : les espaces où s’introduit la caméra de Khadija sont des espaces féminins dérobés aux regards des hommes et où les corps se lâchent dans les limites de ce que permet le rituel. Une femme accompagnée de ses deux fils vient voir Khadija chez elle pour négocier le tarif de la vidéo d’un mariage, l’un des deux hommes dit : « maintenant les femmes exercent toutes sortes de métiers, elles font des métiers d’homme parfois parce qu’elles acceptent en partie d’être mal payées ». Le choix de métiers, qui jusque-là étaient réservés aux hommes, est à la fois le signe d’une conquête qui pourrait paraître à première vue égalitaire et de l’aliénation des femmes, de leur exploitation dans le monde du travail. On pourrait penser aussi que le fait d’être camérawoman serait un indice de mixité, il n’en est rien en fait. Le film de Karima Zoubir met ainsi au jour et de manière subtile, l’air de rien, un conservatisme social d’un type nouveau, un conservatisme qui fait que l’accès à un métier réservé aux hommes est au service des exigences d’un rigorisme nouveau qui se différencie du conservatisme traditionnel.
Si Khadija porte sa caméra comme un fardeau, c’est aussi parce qu’elle se heurte au jugement sévère de la société dont son propre frère se fait le porte parole : il enjoint à sa sœur d’arrêter de travailler parce qu’il en a honte. Et s’il en a honte, ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit d’un métier réservé aux hommes (la demande sociale justifiant la présence de la caméra de Khadija dans ces espaces féminins aurait dû venir à bout de la résistance du frère), il semblerait que le métier de Khadija subisse exactement les préjugés négatifs qui affectent d’autres métiers, traditionnels cette fois-ci, de femmes : chanteuse ou maquilleuse de mariées. Bien que plus moderne, le métier de Khadija rejoint celui de ces sœurs traditionnelles d’infortune qui sont accusées généralement d’être des femmes de mauvaise vie.
Rien n’est dit explicitement sur cette « sororité » mais on y pense. De même qu’on ne peut pas s’empêcher de poser la question du rapport entre la cinéaste et son principal personnage en termes de sororité ou du moins en termes d’identification. Bien que Khadija soit peu bavarde, qu’elle ne soit pas interrogée sur le choix de ce métier en particulier, bien qu’elle ne se plaigne que de la dureté de la vie et du regard qui la stigmatise et qui est dû aussi à son statut de femme divorcée, le corps du personnage aux prises avec la caméra et avec les regards et les jugements qui se cristallisent autour de cet objet moderne qu’on acclimate à des traditions réinventées en dit long sur l’état de la société. Le propos sociologique du film, subtile et dense, semble tenir à la fois à une certaine identification et à cette distance nécessaire à la représentation de la société. Face à une femme qui porte une caméra comme un fardeau, la cinéaste ne peut pas ne pas se poser des questions sur son propre métier. D’ailleurs, lorsque le collaborateur de Khadija lui remet le DVD de l’un des mariages qu’elle a filmé et qu’elle constate que seul le nom de son collaborateur homme figure sur le DVD, elle se vexe et manifeste pour la seule fois le désir de souligner pour ainsi dire son statut d’auteur. Il fut d’ailleurs un temps où le métier de cinéaste était perçu comme un métier d’homme sans doute parce qu’il a quelque chose à voir avec l’autorité. L’identification apparaît ici sur le mode de la réflexion souterraine et elle est souvent portée par un regard neutre qui ne s’autorise aucun pathos en dépit des larmes qui secouent parfois le corps de Kahdija dans les moments d’abattement. Elle est aussi doublée d’une distance génératrice d’une vision englobante qui insère la femme et l’objet qu’elle porte dans une radioscopie du regard social et de l’évolution de la société. Et ce ne sont pas tant les festivités filmées qui disent l’essentiel sur la société, c’est plutôt le quotidien de Khadija qui fait parler la société et qui révèle sa douloureuse évolution. La cinéaste prend le contre-pied d’un certain cinéma ethnographique : le rituel extrait d’une représentation sociale aux dimensions multiples, représenté pour lui-même, et confinant de ce fait une société donnée dans son étrangéité ne dit pas grand chose sur cette société.
L’identification est par ailleurs une affaire de mise en scène : dans les séquences de mariage, la caméra de Karima Zoubir cesse par moments de filmer Khadija en train de filmer pour se braquer sur ce qui est filmé par Khadija (la mariée par exemple), ou alors lorsque les images de Khadija sont visionnées dans un poste de télé qui se trouve chez elle, images regardées par sa propre mère et insérées par le moyen du surcadrage dans une réalité sans fard aux antipodes d’une réalité haute en couleurs qui est justement celle des fêtes. Mais dans ce dernier cas de figure, l’identification est de nature contrapuntique : le cadre dans le cadre donne accès à cette réalité sans fard et qui constitue l’envers d’un décor. De même que les propos de Khadija et de son amie, divorcée elle aussi, sur le mariage et sur la désillusion qui s’installe assez rapidement donnent accès à l’envers du décor des fêtes de mariage, inaccessible certes dans le film mais qu’on pourrait deviner.
La démarche de Karima Zoubir est d’une simplicité exemplaire : en suivant un personnage, en cadrant son activité et son quotidien, elle en dit long sur la société où il vit sans que sa singularité ne soit pour autant sacrifiée.
Insaf Machta, article publié dans Le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille.
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-14229820872211254122014-04-15T11:25:00.001-07:002014-04-23T02:18:59.366-07:00Qu'a-t-on fait de ta jeunesse? Les Jours d'avant de Karim Moussaoui<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhGxOH_tug4w0zLutyai8c6Cmew5-bx_Fo16W1vcyaoWTx8pJV9eXwN-B_2JrG4nFwGAESf6wtSboT8wUcG-887U7Gr1OAuvtfNjJwj6mCMNFPqJEgydVDpNZcVBl7T86x8ej2Hc8Fa7Y2f/s1600/get.jpg" imageanchor="1" style="clear: left; float: left; margin-bottom: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhGxOH_tug4w0zLutyai8c6Cmew5-bx_Fo16W1vcyaoWTx8pJV9eXwN-B_2JrG4nFwGAESf6wtSboT8wUcG-887U7Gr1OAuvtfNjJwj6mCMNFPqJEgydVDpNZcVBl7T86x8ej2Hc8Fa7Y2f/s400/get.jpg" /></a></div>
D’une grande sobriété, Les Jours d’avant dit le malaise d’une génération qui se morfond dans une triste localité au sud d’Alger en mettant en scène la séparation entre filles et garçons qui est au cœur de ce malaise et la violence d’un monde faite d’un silence qui pèse et qui est ponctué de déflagrations qui sont autant d’échos sonores de la décennie noire.
Evitant un traitement de la violence sur le mode du drame, Karim Moussaoui réussit à l’ancrer dans un climat d’ennui, dans des vies marquées du sceau du non événement. Ponctuant le film, imprévisible, surgissant aux moments où s’attend le moins mais avec une certaine régularité comme un refrain, elle finit par faire partie du décor et du paysage mental avec sa routine. Elle a très peu de choses à voir avec une représentation traumatique et expressionniste : elle modifie à peine les couleurs du paysage. Il s’agit de coups de feu, de déflagrations dont on ne souligne pas l’impact sanglant. Son effet sur le spectateur n’en devient que plus puissant à la faveur de cette représentation sans emphase et aussi neutre que la représentation de l’ennui de la jeunesse. Tout semble être traité sur le mode du non événement et pourtant le fantôme de cette violence aveugle, son prolongement sourd nous hante longtemps après la vision du film. Elle nous hante d’autant plus qu’elle ne s’accompagne d’aucun discours, même les personnages se gardent de la commenter. Elle demeure mystérieuse jusqu’au bout, détachée de toute explication politique, de tout déterminisme politico-sociologique et nous livre, tout comme les personnages, au règne de l’arbitraire.
Prenant place dans un climat de difficulté d’être qui est le propre de l’adolescence et qui est accentué par la séparation des filles et des garçons (l’école est le seul lieu où les garçons espèrent côtoyer des filles), cette violence dont les acteurs demeurent des silhouettes dont la vision se limite au moment de leur surgissement aveugle a du coup quelque chose à voir avec la rigueur des mœurs sociales qui semblent instaurer pour ainsi dire comme un régime d’apartheid sans qu’il y ait pour autant un rapport de cause à effet entre les deux. Telle est la force de la représentation de Karim Moussaoui : restituer les composantes d’un climat existentiel dans leur concomitance sans simplifier, sans établir de lien de type causal entre elles. N’empêche que l’impact de la peur que suscitent des assassinats en plein jour et la menace de voir son père, inspecteur de police de son état, débarquer dans une « bouffa » (une boum réunissant filles et garçons) où on s’est rendu clandestinement est de l’ordre de la pétrification. Les deux personnages auquel est consacré le diptyque de Karim Moussaoui – le film étant scindé en deux parties racontant à peu près les mêmes événements du point de vue du personnage masculin puis féminin – s’adressent pour la première fois la parole dans un moment de terreur qui s’empare de la fille, paralysée à l’idée de voir son père débarquer et constater la transgression, une parole sans lendemain étouffée dans l’œuf parce que justement marquée du sceau de cette peur qui paralyse et qui anéantit toute possibilité de rencontre. C’est dans ce climat, c’est dans ce régime de séparation auquel contribuent le scénario et le montage que s’entrelacent le drame collectif représenté sur le mode du détachement susceptible de faire en sorte que la violence soit plus percutante et les destinées individuelles creusées par des potentialités étouffées et des désirs d’émancipation restées bien en deçà du seuil de leur réalisation.
Insaf Machta, Le Quotidien des Rencontres des cinémas arabes de Marseille le 10 avril 2014.
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-36851977947884853482013-06-05T09:07:00.001-07:002013-06-05T10:03:41.867-07:00Construction du lien dans Hawi d'Ibrahim al Battout<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjmyzxdj4sGC89WloXAH4oi3Lk4szr-_-eYbck0v6ITWg98dScxh1JqGVdupCSJUb2r8p4IhhY9iIwbSB6UwYiVB3EUnxj6Lv_ss0_LQIchicGPo_tAtuzOwvECF0iDIUN8rY3AwXOIa45g/s1600/hawi_300.jpg" imageanchor="1" ><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjmyzxdj4sGC89WloXAH4oi3Lk4szr-_-eYbck0v6ITWg98dScxh1JqGVdupCSJUb2r8p4IhhY9iIwbSB6UwYiVB3EUnxj6Lv_ss0_LQIchicGPo_tAtuzOwvECF0iDIUN8rY3AwXOIa45g/s320/hawi_300.jpg" /></a><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh1ex8B8MTCIyTyVwuWUvL3nP2Ssa80Jg2EJ8xCWnoATM438OPqHaSnEnphWcsuUZbZ87Y3zbT36roHcpjC871_OM1RKfZH8i_OH_gRK2UB4uudDfsnu3R2S2daRxk_81qmDpJx0fyEtu6A/s1600/2173_1.jpg" imageanchor="1" ><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh1ex8B8MTCIyTyVwuWUvL3nP2Ssa80Jg2EJ8xCWnoATM438OPqHaSnEnphWcsuUZbZ87Y3zbT36roHcpjC871_OM1RKfZH8i_OH_gRK2UB4uudDfsnu3R2S2daRxk_81qmDpJx0fyEtu6A/s320/2173_1.jpg" /></a>
Dans Hawi, l’absence de lien entre des séquences où apparaissent des personnages souvent solitaires appelle le spectateur à construire une continuité dramaturgique à partir de ce qui a été préalablement déconstruit ou éparpillé. Les séquences se succèdent et nous confrontent à la question du rapport entre les images qui défilent devant nous et de leur sens. La réponse est le plus souvent tributaire du lien que le spectateur doit établir à la faveur d’une lecture rétrospective des séquences précédentes ; elle est à chercher dans les plis de sa mémoire et dans les détails savamment dispersés. Le scénario fonctionne selon le principe du puzzle à construire au fur à mesure que les liens se nouent de nouveau entre les personnages que la vie a séparés : Ibrahim et sa fille, Aya ; Youssef et sa fille, Yasmine ; ou encore le trio : Fady, Ibrahim et Youssef dont sait progressivement qu’ils se connaissent mais que la caméra ne réunit que vers la fin du film.
Il y a aussi des personnages qui ne se connaissent pas mais qui se croisent ou se côtoient. Jaafar, l’homme au cheval, est le voisin de Youssef, l’homme sorti de prison au début du film. On le sait à la faveur d’une conversation entre un mystérieux personnage souvent à ses trousses et un autre contraint à jouer le rôle de l’indic. Mais Youssef et Jaafar ne sont jamais réunis dans le même champ. Entre eux, il y a néanmoins ce fil narratif presque invisible : le voisinage mais aussi un autre personnage, Hanen, la sœur de Jaafar, danseuse dans un cabaret où Youssef passe ses soirées solitaires. Cette même Hanen, ignorant tout de Youssef et n’ayant même pas fait attention à sa présence dans le cabaret, est témoin de son assassinat. Les destins de Hanen et de Youssef se sont ainsi croisés pour la dernière fois sans se croiser. La construction dramaturgique en vient à ce niveau-là à imiter la vie et ses scénarios de « rencontres » ou de non-rencontres pour nous placer dans une mimésis de l’arbitraire de la vie. Généralement le lien entre les séquences mettant en scène des personnages qui ne sont pas destinés à se rencontrer et plus précisément entre des personnages qui sont dans la périphérie et les personnages « principaux » est assuré par un montage parallèle ou perçu comme tel faute de mieux en raison du brouillage qui affecte parfois la temporalité à tel point qu’on a l’impression que le cinéaste réinvente le procédé du montage parallèle.
Ce qui participe du brouillage dans le film, c’est aussi le mystère qui plane jusqu’au bout sur l’intrigue politique et surtout sur la nature des documents que Youssef doit livrer à des personnes dont on ignore l’identité. Il y a là un effet de décentrage volontaire de l’intrigue politique ; l’essentiel est ce qui se trame autour en termes de liens, de parcours croisés, d’histoires de filiation mais aussi cette atmosphère spécifiquement alexandrine avec sa poésie à laquelle contribuent des portraits de vieux artisans ou de commerçants, des pauses méditatives et le refrain visuel de l’homme au cheval déambulant dans la ville. L’une des séquences qui dit le mieux ce décentrage est celle où on voit Youssef en compagnie d’un chauffeur qui lui raconte une fable à laquelle il ne comprend pas grand-chose et qui finit par dire face à l’incompréhension de l’ancien prisonnier : « rien ne se perd ». Rien ne se perd en dépit de l’incompréhension, une phrase qui sonne comme un condensé des principes de l’écriture scénaristique de Hawi. Une phrase qui s’applique aussi au thème de la filiation : Aya fait comprendre à Ibrahim qu’elle a deviné qu’il était son père, lui balance à la figure tous les griefs qu’elle a contre lui et le rapport père-fille débouche sur une rupture. Dans la dernière séquence, Aya, caméra au poing, filme un vidéo-clip de Hawi, la chanson qui donne son titre au film. La genèse du vidéo-clip a été discrètement disséminée : on ne s’en rend compte qu’à la faveur d’une lecture rétrospective qui déplie les séquences précédentes pour rassembler les pièces éparses d’une composition sous forme de puzzle. Dans la séquence finale, on retrouve les musiciens du début du film sur la charrette de Jaafar, l’homme au cheval, ils sont filmés par Aya et suivis par Dalia et Fadi, le tout formant une sorte de procession où l’énergie créative de la génération de Aya, héritière moderne de la chanson à texte pratiquée par Najm et Cheikh Imam, est à l’honneur. Ibrahim est à l’écart et personne ne fait attention à lui, il suit de loin la procession filmée par Aya. La filiation mise à mal par la rupture n’empêche pas la transmission : « rien ne se perd ».
<b>Insaf Machta, paru dans le<i>Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille</i></b>
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-72897041803041385862013-06-05T08:54:00.001-07:002013-06-05T08:54:24.465-07:00Le mouvement entravé et la circulation du désir dans Wajda de Haïfa al Mansour<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgdiorKOGWnrFkUy3sawacUGbfXsgHEKUsH1NmY6ej9FXNnLQVHWbINs8jgLwNt22gs55ETl9IX7r-b5Vf0maBqA397meWPFWmyIua7yT7qw5DTaO829_vQl9qI6rme6CMwR51oSDIoTpQx/s1600/wajda.jpg" imageanchor="1" ><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgdiorKOGWnrFkUy3sawacUGbfXsgHEKUsH1NmY6ej9FXNnLQVHWbINs8jgLwNt22gs55ETl9IX7r-b5Vf0maBqA397meWPFWmyIua7yT7qw5DTaO829_vQl9qI6rme6CMwR51oSDIoTpQx/s320/wajda.jpg" /></a>
L’intérêt du film de Haïfa al Mansour réside en partie dans sa simplicité non dénuée de profondeur. Le canevas narratif rappelle les lignes pures et dépouillées de certains films iraniens : un personnage, Wajda, une adolescente que l’on suit de près, dans ses multiples tentatives de réaliser son rêve d’avoir un vélo. Son désir se heurte à la force de l’interdit social mais elle se bat contre vents et marées à coup de discussions avec sa mère, et à coup de petites astuces : elle vend à ses camarades de collège des bracelets, aux couleurs des équipes sportives, qu’elle tisse elle-même et elle va même jusqu’à participer à un concours de récitation coranique en vue d’avoir la somme nécessaire à l’achat du vélo. Ses tentatives sont ponctuées d’allers-retours dans un magasin pour s’assurer que le vélo qu’elle a choisi n’a pas été vendu et elle rentre à chaque fois avec la promesse qu’il ne le sera pas. Aux multiples obstacles, de tout ordre, elle oppose une obstination sans faille. De là vient l’intérêt de la double lecture que l’on pourrait faire de ce tout premier long métrage saoudien. Un film sur la condition des femmes, peut-on lire ici et là, sur leur mouvement entravé. Certes, on ne peut pas ne pas penser à l’interdiction faite aux femmes de conduire une voiture en Arabie Saoudite qui est plus médiatisée que l’interdiction de circuler à bicyclette. Ici, l’adolescente se substitue pour ainsi dire à la femme adulte et la voiture est remplacée par un vélo, autrement dit par un moyen qui permet plus de fluidité, plus de légèreté aussi et qui est susceptible d’ailleurs de faire corps avec le flux du désir du personnage qui porte le film. Evitant ce qui est plus médiatisé, plus délicat peut-être à représenter pour des raisons de censure ou de difficultés sur les lieux de tournage (le film a été entièrement tourné en Arabie Saoudite), la cinéaste a su donner libre cours à l’expression de l’individualité du personnage. La subversion ne réside pas tant à mon sens dans la dénonciation d’un interdit que dans la représentation de ce qui porte les individus à agir pour être au plus près d’eux-mêmes et de leurs désirs. L’une des plus belles séquences du film est peut-être celle du concours de récitation coranique. On est surpris d’entendre Wajda psalmodier alors qu’au départ, elle peine à apprendre et à articuler convenablement. Elle a certes mis dans sa manière de psalmodier toute la charge de son rêve d’avoir un vélo. Elle y a mis aussi autre chose probablement. Sa mère aime chanter et à un moment donné Wajda dit à son voisin, un garçon de son âge qui lui a appris à conduire son propre vélo et qui est manifestement amoureux d’elle (le vélo devenant ici l’objet autour duquel se construit la complicité de ces deux personnages), qu’il faudrait créer toute une station de radio pour que sa mère puisse chanter et il faut qu’elle soit la seule à chanter. Là aussi, il s’agit d’un désir entravé puisque le chant de la mère est confiné dans l’espace clos de la maison et que la fille aimerait qu’il se déploie ailleurs. La psalmodie de Wajda deviendrait ainsi le lieu où le désir de la mère et de la fille se rejoignent. L’entrelacement des désirs comme couronnement de leur circulation prend tout son sens et devient plus évident dans la séquence finale du film.
<b>Insaf Machta, article paru sous une forme contractée dans le <i>Quotidien des Rencontres</i> (internationales des cinémas arabes de Marseille)</b>Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-60029342565130348252013-06-05T08:32:00.002-07:002013-06-05T08:32:32.570-07:00Chez soi<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiby1HmDePOlpwuKRBN0Wo5fZ6J8UxK1nq19-5fs6xkRzHI08YBlpwpVZ2y0_2XJSoT8L2pI5_E0IjrMSN_TMjfoCm6sMeZ1TS5ZBf5rQ3VBnHN7hifuJYtvf0xmdTt2x2N8QBTvVY-E6-J/s1600/sur-la-route-du-paradis.jpg" imageanchor="1" ><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiby1HmDePOlpwuKRBN0Wo5fZ6J8UxK1nq19-5fs6xkRzHI08YBlpwpVZ2y0_2XJSoT8L2pI5_E0IjrMSN_TMjfoCm6sMeZ1TS5ZBf5rQ3VBnHN7hifuJYtvf0xmdTt2x2N8QBTvVY-E6-J/s320/sur-la-route-du-paradis.jpg" /></a>
Filmé quasiment de bout en bout avec une caméra portée, <i>Sur la route du paradis</i> de Uda Benyamina en dit long sur l’instabilité du monde où vivent les personnages. Le pré-générique de même que les premières images du film charrient l’énergie débordante de deux enfants : Sara et Bilal. Ils s’éclatent sous la douche avec la complicité de leur mère (le cadrage assez serré montre l’exiguïté de l’espace) ; ils s’amusent dans la cour de l’école où ils sont filmés séparément à la faveur d’un montage parallèle. On voit Bilal jeter des boules de neige sur un mur où sont accrochés des dessins sans doute faits par des enfants et sur l’un de ses dessins, on peut lire une devise : liberté, fraternité, respect. Quant à Sara, elle joue avec d’autres élèves, elle est au centre et la caméra tourne autour d’elle. Tout est dit par ce plan très court (comme la plupart des plans d’ailleurs) : c’est Sara qui porte le film. La salle de classe est aussi un lieu où on s’amuse et où Sara fait sa déclaration d’amour à un garçon sur un mode ludique, elle l’écrit sur un bout de papier et la fait suivre d’une question à la quelle le garçon doit répondre en cochant une case. Tout bascule avec l’irruption violente de la directrice qui intime à Sara l’ordre de quitter la salle. La signification de cet exercice de l’autorité se lit dans le flux rapide, instable et désordonné d’une action haletante : les deux personnages courent, Bilel fait irruption dans le champ et il est porté à un moment donné par la directrice affolée qui finit par cacher les enfants dans une armoire, lieu à partir duquel on entrevoit, avec les enfants, les uniformes des flics. C’est par le biais de l’école, facteur d’intégration comme on l’entend souvent dans le discours officiel, lieu où on aime et noue des amitiés, que les questions de l’immigration clandestine et de l’appartenance sont abordées. A un moment donné, Sarra dira au garçon à qui elle a fait sa déclaration au début du film, alors qu’ils sont séparés par cette frontière que constituent les barreaux de la porte de l’école désormais inaccessible à la petite fille : « C’est chez moi ici ».
Chez soi, c’est aussi le camp où des Roms et des Marocains vivent ensemble, lieu d’habitation ou de passage. C’est notamment le cas pour Leila, la mère des deux enfants, qui cherche à rejoindre son mari en Angleterre. Le camp est à sa manière une tour de Babel où on entend des langues, des musiques différentes mais aussi des contes. C’est un lieu où on fait la fête et d’où nous parvient aussi la toux de Bilel à laquelle répondent comme dans un champ contre-champ sonore les pleurs de sa mère accablée par le poids de sa propre lutte. Si la thématique sociale et la manière de filmer (caméra portée, plans très rapprochés) peuvent rappeler le cinéma des frères Dardenne (La Promesse en l’occurrence), le film de Uda Benyamina en diffère par cette alternance entre la lutte acharnée de la mère, la colère qui s’empare d’elle lorsqu’elle parle à son mari au téléphone et ces pauses où l’on respire le temps d’une chanson, d’une dance, d’un moment de joie. Il y a aussi l’adhésion à un regard qui, quasiment inexistante ou problématique chez les frères Dardenne, est ici entretenue puisqu’elle intervient à des moments-clés du film, ceux qui sont censés mener vers le paradis ou l’éloigner. Sara observe sa mère et porte un regard lucide sur le monde des adultes : séparée d’elle par une vitre, elle la voit parler au téléphone avec son père ou encore avec le passeur. Au mouvement panoramique de la caméra dans la cour de l’école font écho ces plans qui sortent pour ainsi dire du regard de Sara.
Insaf Machta, paru dans le <i>Quotidien des Rencontres</i> (internationales des cinémas arabes de Marseille).
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-64988788973498414692013-06-05T08:14:00.001-07:002013-06-05T08:18:07.950-07:00De Soif à Derniers jours à Jérusalem : les conflits intimes de Tewfik Abu Waël<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgA2mWyZkgbXAxGBTU5xpUOy2zLZtv1mYra_Dh9LQw8_kmDSE3yheFfjWULCfiuWIbWgkKONlu47dEtZhDR_UQPv73QGeFeAmu3kP8NEwUM_srDlquu_DRQhxGErhpgqcFPu_7F97pCzLle/s1600/Atash.jpg" imageanchor="1" ><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgA2mWyZkgbXAxGBTU5xpUOy2zLZtv1mYra_Dh9LQw8_kmDSE3yheFfjWULCfiuWIbWgkKONlu47dEtZhDR_UQPv73QGeFeAmu3kP8NEwUM_srDlquu_DRQhxGErhpgqcFPu_7F97pCzLle/s320/Atash.jpg" /></a><i></i>
De Soif à Derniers jours à Jérusalem : les conflits intimes de Tewfiq Abu Waël
Aussi bien dans Soif (Atash), premier long métrage de Tewfiq Abu Waël, que dans Derniers jours à Jérusalem (Tanathour), le conflit israélo-palestinien n’est pas représenté. Ce parti pris, radical dans Soif, est valable aussi pour le dernier film de Tewfiq Abu Waël même si le choix de Jérusalem-Est comme décor ne peut pas soustraire totalement le vécu du couple à la réalité du conflit qui est suggéré par certains lieux filmés.
Dans Soif, la fiction se déploie dans un no man’s land qui devient le théâtre d’une tragédie intime qui n’a quasiment rien à voir avec la tragédie sur laquelle se braquent les caméras du monde au Proche Orient. Ce déplacement du regard chez Tewfiq Abu Waël repose dans sa première fiction sur le déplacement volontaire du personnage principal qui a obligé sa famille à survivre dans un lieu désert pour fuir le déshonneur lié au viol de l’une des ses filles : il avait le choix entre la tuer et quitter le village. Mais le départ s’accompagne d’une grande violence faite à soi et aux proches, une violence rentrée dont l’absence de communication et le choix d’un environnement hostile sont les principales manifestations. Le père qui entraîne toute la famille sur la voie d’une lutte acharnée pour la survie cherche à couper ses proches de tout contact avec autrui. Ce choix tyrannique qui est une réponse extrême à un ordre social archaïque est ambivalent : on y voit une rupture par rapport à la tradition de la mise à mort de la femme violée mais la rupture est aussi enfermement dans la souffrance de l’honneur bafoué et il s’accompagne d’un bras de fer sourd avec les proches et d’une tension intérieure chez le personnage principal. Dans ce conflit qui procède d’un déplacement volontaire, un seul élément contextuel subsiste : comme le père a détourné une source d’eau, il craint les patrouilles de l’armée israélienne dont on ignore du reste si elles sont réelles ou fantasmées et on aboutit de ce fait à une confusion entre l’ennemi intérieur et extérieur.
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Dans Derniers jours à Jérusalem, le cinéaste a choisi un tout autre milieu : une bourgeoisie qui n’a pas à lutter pour sa survie et qui est loin d’être aux prises avec un quelconque archaïsme. Le conflit se situe au sein d’un couple moderne qui semble se débattre contre ses propres démons qui demeurent hors de portée pour le spectateur autant que pour les personnages. Seules les manifestations d’une vie de couple en voie de dissolution se déploient tout au long du film. Cependant, cette dissolution qui est de l’ordre de l’intime n’a-t-elle pas quelque chose à voir avec le contexte du moins dans son versant existentiel, émanation d’un climat où le choix de l’exil, la proximité de la mort, les frontières sont les principales caractéristiques ? Il n’est pas anodin que la toute première rencontre du couple ait lieu dans un hôpital : Nour va voir Iyed, une vieille connaissance de sa mère, pour lui demander de la faire avorter. On les voit ensuite partir dans une voiture et longer le mur séparant Israël des Territoires, puis interpellés par des soldats israéliens à qui ils refusent de parler hébreu et à qui ils sont obligés de mentir vu que Nour n’a pas sa carte d’identité : nous sommes mari et femme. C’est cette scène qui scelle le destin du couple qu’on retrouve quelques années plus tard en proie à un mal être indéfinissable qui les pousse manifestement à choisir la voie de l’exil sans que les motivations réelles de ce choix ne soient élucidées. Il n’est pas anodin non plus que ce qui diffère le voyage à Paris soit un coup de fil de l’hôpital où exerce Iyed : il y a eu un accident de bus et Iyed doit se rendre immédiatement à l’hôpital. Ce qui le retient donc, c’est le fait de se battre contre la mort. Et sur le plan strictement scénaristique, le report de l’exil sert à explorer l’errance de Nour livrée à elle-même : retour chez sa mère qui révèle une rivalité quasi bergmanienne entre deux femmes et deux artistes (la mère est peintre, la fille est comédienne) et une difficulté d’aimer, aventure amoureuse de Nour avec un dramaturge, une lamentable prestation sur scène qui fait penser à la dérive de la comédienne de Opening night de Cassavetes dans les coulisses. Errance et désamour semblent meubler cet espace-temps qui sépare Nour de l’exil. Et du côté de Iyed, il y a la fatigue, le sommeil à rattraper après les nuits blanches de l’hôpital, l’atrophie du désir, une scène de jalousie qui tourne court et surtout l’échec à sauver la vie d’un enfant, échec qui est à mettre sur le même plan que l’extinction du désir. C’est sur cette toile de fond désastreuse que se dessine la voie de l’exil. Dans la dernière séquence, Nour et Iyed sont dans un café parisien, ultime décor de l’ultime « scène de la vie conjugale » : la séparation (définitive ?) du couple suite à la disparition de l’homme. Tout au long du film, le couple a autant de mal à quitter un pays qu’à se quitter. L’exil serait-il ainsi le lieu de l’accomplissement de ce qui n’a pas pu être accompli avant : la séparation du couple ?
Insaf Machta, paru sous une forme contractée dans le <i>Quotidien des Rencontres</i> (internationales des cinémas arabes de Marseille).
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-19655212259113291152013-05-12T08:37:00.001-07:002013-05-12T09:16:34.952-07:00Cinéma et débat de société: femmes du bus 678<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgnYIzDb8Kqopnmio7_HhClbAD0qdPEG1ycC1dHm7qhlw8Xhhyphenhyphen7hL2rVf3gAL5M51O-rFOqR0cLwqsdtntN9TTJItvvlZJkR_ir7n4-cWLriNlFcnz0QjPkaGVNulEn5e5R0Iu72Or88i69/s1600/les_femmes_du_bus_678_port-folio.jpg" imageanchor="1" ><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgnYIzDb8Kqopnmio7_HhClbAD0qdPEG1ycC1dHm7qhlw8Xhhyphenhyphen7hL2rVf3gAL5M51O-rFOqR0cLwqsdtntN9TTJItvvlZJkR_ir7n4-cWLriNlFcnz0QjPkaGVNulEn5e5R0Iu72Or88i69/s320/les_femmes_du_bus_678_port-folio.jpg" /></a>
Mes articles sur le cinéma ont pris une tout autre tournure après la révolution. Il n’y a plus de place pour la critique de film proprement dite dans ce que j’écris. Et pour cause : deux événements liés au cinéma ont été au cœur de l’actualité, non pas culturelle ou artistique, mais politique, lors de la toute première phase de la transition démocratique, celle précédant les élections du 23 octobre (la projection de Ni Allah ni maître de Nadia Fanni et la diffusion de Perspeolis par Nessma tv) . A ceux-là vient s’ajouter un troisième épisode, la diffusion de ce non film intitulé Innocence des musulmans et que tout le monde, notamment les politiques toutes obédiences confondues, appellent « film » dans leurs communiqués où on relève l’expression, inlassablement reprise par les journalistes et les médias quel que soit leur rapport au pouvoir en place, « film qui a nui au Prophète ». La violence était à chaque fois au rendez-vous et sa justification par un discours normatif sur le sacré et sur la nécessité de criminaliser les atteintes au sacré, ou alors la condamnation de la violence et la menace qu’elle présente pour l’ordre public, ont pour conséquence de rendre invisibles cela même qui a constitué l’objet de l’indignation et de la passion des foules déchaînées qui ont décrété, aussi bien par des manifestations pacifiques que violentes, que ces images ne devaient pas exister. Il en est résulté aussi une sorte de nivellement de ces objets visuels différents (et peu importe si les images de Innocence des musulmans n’ont rien à voir avec le cinéma !) dont on n’a retenu que ce qui les condamne aux yeux d’une doxa religieuse en perpétuelle réinvention dans le sens de son durcissement, à savoir l’atteinte au sacré. Une façon on ne peut plus biaisée, voire perverse, d’associer le cinéma, et l’art d’une manière générale (n’oublions pas l’épisode Al Abdellya), à un conflit politique qui a du mal à se hisser au niveau du débat de société. Le véritable enjeu de ce conflit est de museler la liberté de création dans un cadre législatif (la future Constitution ou encore le projet d’amendement du Code pénal sur la base de l’introduction du délit d’atteinte au sacré). Les violences et la bataille juridique les instrumentalisant ont fondamentalement ébranlé ma perception de l'objet film. Avant que ne surgissent ces événements violents et les conflits politiques qui instrumentalisent la création artistique, et, de fait, avant la révolution, le rapport de l'objet film à la société n'était interrogé qu'en terme de représentation et rarement en terme de réception (je me sens, depuis ces incidents violents, de plus en plus concernée par la réception des films que je tente progressivement d’introduire dans ma réflexion sur le cinéma).
Pour réfléchir sur la manière dont un film peut être arrimé à un véritable débat de société, le suscitant ou représentant des conflits sociaux et des violences de l’ordre du non dit ou de l’irreprésentable, je me suis réfugiée dans une création égyptienne qui date de l’avant « révolutions arabes » : Les Femmes du bus 678 de Mohamed Diab sorti un mois avant les manifestations de la Place Ettahrir qui ont conduit à la chute de Mubarak. Mais je dois préciser d’emblée que si ce film ne risque pas de tomber sous le coup de la condamnation inhérente à l’atteinte au sacré et d’être transformé en un objet invisible, il n’en contient pas moins une charge subversive sans laquelle il ne peut y avoir de débat sur des questions de société. Ma dernière remarque n’implique néanmoins aucune tentative de tracer les limites de ce qui est visible, de ce qui recevable en terme de représentation pour une société, tracer les limites de ce qui peut être représenté étant l’affaire de la censure.
Le film de Mohamed Diab est une fiction en partie inspirée d’un fait réel qui avait amorcé un débat de société. Le cinéaste a déclaré avoir suivi de près le procès intenté en 2008 par Noha Rushdie, la première égyptienne à avoir porté plainte pour agression sexuelle. Il a avoué avoir été particulièrement frappé par l’attitude de l’avocat de la défense qui raillait la victime. Cette affaire a débouché sur une victoire sur le plan juridique : le harcèlement sexuel est devenu un délit en Egypte à partir de 2009. C’est en partie ce combat que raconte le film mais sur un mode fragmentaire. Le film, se faisant écho de ce procès à travers l’histoire de Nelly, l’une des trois femmes dont on suit le parcours, n’est pas la représentation du procès.
La question du procès fait débat dans le film : porter ou ne pas porter plainte, telle est la question que se pose surtout l’entourage de Nelly qui demeure, malgré la pression familiale, déterminée à mener son combat. Mais le récit, qui est le résultat de l’entrelacement de trois histoires de femmes ayant subi harcèlement et violence, est loin d’être la chronique du procès qu’on perd de vue d’ailleurs si l’on excepte la séquence où la famille tente de persuader Nelly de retirer sa plainte, l’émission de télé où Nelly témoigne et parle du procès qu’elle a intenté et la fin du film qui correspond au verdict ayant rendu justice aux trois jeunes femmes qu’on a suivies tout au long du film. Autant dire que le procès est utilisé comme un argument scénaristique, voire comme un « artifice » ayant servi de dénouement. Le générique de fin introduit la donne réelle qui correspond à la conséquence du procès, la caractérisation juridique du harcèlement comme délit et le nombre insignifiant de plaintes déposées, y compris après la promulgation de la loi. Il place l’argument scénaristique à mi-chemin de cette réalité, qui a servi de déclencheur au projet filmique, et de la fiction (l’histoire de Nelly n’étant pas celle de Noha Rushdie). Cette façon de faire nous renseigne sur la manière dont le film s’empare d’une question sociale, s’inscrit dans un débat en s’en faisant l’écho, et fait en sorte que ce débat reste encore audible parce que rien n’est gagné et parce que les conquêtes juridiques doivent être accompagnées d’une révolution au niveau des mentalités, sans quoi elles restent lettres mortes et perdent leur sens. Continuer à briser inlassablement le silence autour d’un tabou, harcèlement et violences faites aux femmes, semble être la finalité immédiate du film.
Revenant dans l’un des entretiens qu’il a accordés à la presse après la sortie du film en France (2012) sur les événements de la Place Ettahrir auxquels il avait pris part, le cinéaste a affirmé que pendant les dix-huit premiers jours du soulèvement contre Mubarak, aucune agression sexuelle n’avait été enregistrée à Place Ettahrir et ce, malgré le nombre impressionnant des manifestants qui étaient, pour reprendre ses mots, « entassés comme des sardines ». Il explique aussi qu’ « avec le courage d’affronter la mort, les manifestants ont fait ressortir le meilleur d’eux-mêmes ». Les agressions ont eu lieu sur Place Ettahrir, en revanche, après le départ de Mubarak. Et le film a continué à faire son chemin en suscitant notamment des débats sur la question du harcèlement. Des procès ont été intentés au film auquel on a reproché entre autres de nuire à l’image du pays. Et par ailleurs, quelques mois après la révolution, les femmes égyptiennes ont investi l’espace public pour manifester contre le harcèlement parallèlement à une campagne, à coup de vidéos mettant en scène la pression exercée sur les femmes dans l’espace public, qui a été largement diffusée via les réseaux sociaux.
Cette dimension, somme toute anecdotique, située en amont et en aval du film, ne rend pas compte du sens de la proposition filmique qui réside en partie dans les trois voies que se sont frayées les trois femmes pour lutter, chacune à sa manière, contre le harcèlement sexuel et dans la rencontre et les divergences, parfois conflictuelles, entre les trois parcours. Trois femmes, trois réponses largement déterminées par leurs conditions de vie.
Séba, une jeune femme de la bourgeoisie, victime à la sortie d’un match de football auquel elle a assisté avec son mari d’une agression qui a tout l’air d’être un viol collectif, tente de se reconstruire en se séparant de celui qui avait été incapable de lui apporter son soutien après l’agression et en animant un cercle thérapeutique d’autodéfense destiné d’abord à amener les femmes à reconnaître les abus dont elles ont fait l’objet, à les verbaliser et à leur donner les moyens de se défendre. C’est ainsi qu’elle tente de panser ses blessures intérieures en exhortant les femmes ayant subi le même sort à briser la loi du silence. L’une des séances du cercle fait l’objet d’un reportage à la télévision et c’est là où Feyza, la plus démunie des trois femmes et dont je reviendrai sur le parcours, décide d’intégrer le cercle animé par Séba. Nelly, quant à elle, libre et animée d’une joie de vivre extraordinaire, décide de porter plainte contre son agresseur – un automobiliste qui profite de la lenteur de la circulation pour tendre la main vers son corps et qu’elle poursuit, dans sa rage de femme qui vient de subir une agression, en s’accrochant à la voiture qu’elle parvient à arrêter. Elle ne se contentera pas de la plainte qu’elle a eu beaucoup de mal à déposer, les flics ayant tergiversé avant de consentir à faire le PV, mais elle tient à la rendre publique en se faisant inviter à une émission de télé où elle parle à visage découvert de son agression et du procès qu’elle a intenté. C’était là un grand moment de vérité comme le montrent les coups de fil des téléspectateurs au cours de l’émission : un appel troublant émanant d’une victime qui exprime son admiration devant le courage de Nelly (il se trouve qu’il s’agit de Feyza qui utilise un nom d’emprunt pour sauvegarder l’anonymat comme on le découvrira plus tard), et des appels qui condamnent la démarche de Nelly, plus nombreux ceux-là, lui reprochant, comme on l’a reproché au cinéaste, de nuire à l’image du pays.
La séquence de l’émission télévisée participe de la mise en scène de l’amorce d’un débat public sur la question du harcèlement et représente, d’une certaine manière, comme une mise en abyme du film lui-même qui entend relancer indéfiniment le débat en dépit de l’épilogue heureux de l’affaire Nelly-Noha Rushdie qui a servi de première source d’inspiration au cinéaste. Mais la tentative de débattre de ce sujet tabou se heurte, comme on l’entend au cours de l’émission, à la censure morale et surtout à la force du déni chez les téléspectateurs hommes qui reprochent à l’émission et à la victime tout ce « déballage indécent ». (Ce déni, somme toute ordinaire, peut facilement dévier vers l’ignominie comme en témoigne l’épisode récent du viol, en Tunisie, d’une jeune femme par des policiers et surtout la déclaration, d’une violence morale inouïe, du porte-parole du Ministère de l’intérieur tunisien qui fait du viol une punition de l’impudeur, déclaration qui n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd, en l’occurrence le Ministère public qui poursuit la jeune femme et son compagnon pour atteinte à la pudeur. Et même s’il y a eu mobilisation autour de cette affaire qui a suscité l’indignation, cela n’a pas donné lieu à un débat de société sur le viol et le harcèlement. L’affaire n’a servi, à juste titre d’ailleurs, qu’à pointer les abus policiers et la connivence odieuse entre le ministère de l’intérieur et une justice aux ordres de l’exécutif.)
Pour revenir au film, il y a lieu de constater aussi qu’en donnant à entendre cet argument, qui assimile la libération de la parole de la victime à de l’indécence, le cinéaste entend mettre en scène le déni peut-être dans l’optique de le désamorcer mais anticipe également sur les accusations dont il s’attend à ce qu’elles soient formulées à l’encontre de son propre film.
Mais le cinéaste va plus loin dans l’optique du débat en suggérant que les deux voies que se sont frayées Séba et Nelly sont loin de les satisfaire tant le poids de la frustration et du machisme ambiant les révoltent. De là vient la fascination qu’exerce sur elles le moyen qu’a trouvé Feyza, la plus démunie des trois femmes, pour se défendre. Je devrais d’abord préciser que le personnage de Feyza est incarné par une chanteuse égyptienne devenue méconnaissable sous le voile du personnage et dans ses vêtements amples et qui a tenu à produire le film conçu d’abord, faute de moyens, comme un court-métrage. L’investissement de la chanteuse dans le rôle et dans la production procède d’une démarche militante qui renforce les liens entre création artistique et débat de société. Et il se trouve que ce personnage sans défense est celui qu’on suit le plus dans le film, celui dont on porte le fardeau aussi et celui qui finit par exercer sa fascination sur les deux autres femmes.
Si les deux autres subissent occasionnellement des agressions, le harcèlement est le lot quotidien de Feyza qui est obligée de prendre les transports en commun pour aller travailler. Elle est d’abord sans défense face à la frustration du mâle. Mais la révolte gronde en elle et elle s’empare de deux brèches qui s’ouvrent : le reportage sur le cercle animé par Séba et l’émission où Nelly témoigne et où intervient Feyza pour saluer le courage de la jeune femme, un courage dont elle se sent bien en deçà. Quand elle se met à fréquenter le cercle d’autodéfense, Feyza n’ose pas avouer qu’elle fait l’objet de harcèlement. Séba, qui n’est pas dupe, demande à lui parler à la fin de la séance et, excédée par le silence de la jeune femme, elle tire une épingle et lui dit : « on peut se défendre même avec ça ». La brèche devient un gouffre parce que Feyza va finir par penser à un autre moyen qui n’est pas seulement une défense mais une vengeance : elle blessera les hommes par là où ils auront péché. La scène se répète dans la rue et dans le bus. La réponse au harcèlement quotidien est une agression violente, une tentative de mutilation de ce qui est censé être l’emblème de la virilité. Mais Feyza ne sera pas la seule à opter pour ce moyen de défense : les cas se multiplient donnant lieu à un véritable phénomène social et la police enquête sur ces cas d’agression, enquête menée chez les féministes d’abord et plus particulièrement chez Séba en tant qu’animatrice du cercle d’autodéfense. Feyza s’y rend justement au moment où la police s’y trouve. Elle arrive à donner le change face au redoutable inspecteur. Séba tombe sous le coup de la fascination lorsqu’elle entend les aveux de Feyza après le départ de l’inspecteur. Troublée d’abord, elle finit par adhérer à cette manière de se rendre justice et déculpabilise la jeune femme qui ne tarde pas à récidiver. Et là l’attitude de Séba change : « La première fois, tu l’as fait de manière instinctive, cette fois-ci c’est prémédité ». Même si elle exprime des réserves, la fascination persiste et elle finit par présenter Feyza à Nelly. Et les trois femmes forment désormais une bande. Finies les discussions sur le procès, finies les discussions au sein du cercle thérapeutique. Leur seul souci est que la société parle de nouveau du harcèlement et, pour qu’on en parle de nouveau, les agressions des harceleurs doivent reprendre.
Le seul moyen de briser le silence, c’est l’action violente. Elles décident d’agir ensemble et se rendent au stade au moment où l’équipe nationale égyptienne joue un match contre la Zambie et se mettent à encourager, pour aller à contre-courant, l’équipe adverse. Pour Séba, il s’agit là d’un retour sur le lieu du crime, celui dont elle a été victime. La séquence fait écho à celle où accompagnée de son mari, elle assiste à un match joué par l’équipe nationale et se met à crier avec les supporters pour faire plaisir à son mari. Du coup, l’image des trois femmes criant « à contre voix » devient très forte. Cette sortie du consensus national est justement une réponse subtile au silence qui leur est imposé, réponse subtile au viol collectif perpétré dans la liesse populaire consécutive à la victoire et, surtout, à l’argument qui assimile la libération de la parole de la victime à une trahison de la nation, l’honneur de la nation étant tributaire, selon cette vision, de l’honneur de ses femmes et quand l’honneur est bafoué, on dissimule l’outrage et on ne l’expose pas sur la scène publique. La loi du silence et la réduction du viol à une question d’honneur sont d’une violence morale inouïe dans la mesure où elles constituent une négation de l’agression et de la violence qui président au viol. (Le viol n’est-il pas qualifié entre autres, dans la loi tunisienne, présentée généralement comme avant-gardiste, comme un « attentat à la pudeur » ? A ce conservatisme du législateur tunisien de l’ère bourguibienne fait écho, d’ailleurs, le discours de l’actuel ministre de l’intérieur qualifiant le viol de la jeune femme par les policiers de qadhiya akhlakiya (affaire morale) au lieu de crime. Et puis, par ailleurs, en Egypte, après la révolution, l’armée s’est érigée en gardienne de l’honneur et de la moralité des femmes égyptiennes en procédant à des tests de virginité qu’on a fait subir aux femmes arrêtées lors des manifestations).
Mais la dissension au sein de petit groupe ne tarde pas à se produire. Feyza reproche aux deux autres femmes, qui n’adhèrent pas jusqu’au bout à cette logique de la violence qui les fascine en même temps, d’avoir des choses à se reprocher et si elle, elle ne culpabilise pas de mutiler les hommes qui la harcèlent, c’est parce qu’elle n’a rien à se reprocher. Elle n’a rien à se reprocher parce qu’elle s’habille de manière décente contrairement à elles, qui mettent leur beauté en valeur, et semble de ce fait imputer le harcèlement au comportement des femmes et à leur manière d’être. C’est en somme le discours qu’elle leur tient. A l’occasion de cette dissension s’insinue un autre débat de société relatif au port du voile. Séba répond de manière véhémente : « il fut un temps où le voile n’existait pas, le harcèlement non plus ». Réponse qui associe les deux phénomènes et qui semble imputer le harcèlement au rapport qu’entretiennent les femmes avec leur corps. La fin du film qui s’achève sur la victoire de Nelly et qui semble plaider pour la voie de la bataille juridique comme réponse adéquate à la violence faite aux femmes permet à la femme voilée et aux non voilées de transcender ce différend. La proposition du film et son apport au débat réside en apparence à ce niveau-là : résorption de la violence par une loi qui rend justice.
Cependant, ce n’est pas la seule dimension du débat : au cœur du harcèlement et de la violence gît la question sociale. La subtilité du traitement de cette question et du film d’une manière générale se manifeste sur ce plan-là. Les femmes harcelées appartiennent à tous les milieux : constat corroboré dans le film par le choix de personnages appartenant à trois milieux différents. Mais ce sont les femmes issues des classes populaires qui en souffrent le plus et qui sont les plus démunies face aux agressions. Celle qui, parmi les trois, opte pour la violence (les autres sont plutôt fascinées et effrayées aussi par une réponse qui est de l’ordre du terrorisme, arme du faible) appartient au milieu le plus défavorisé et répond de la sorte à des agressions quotidiennes dues à des conditions de vie difficiles. Le cinéaste se contente de placer sa caméra dans les moyens de transport et tout est dit : bus bondés, circulation chaotique. La violence sexuelle et la violence tout court se logent dans la physionomie d’une ville des plus peuplées du monde, des plus pauvres aussi. Le débat que propose le cinéaste brasse des dimensions différentes et complémentaires : dénonciation de la violence faite aux femmes, palette assez diversifiée des moyens de la combattre et constat sociologique qui donne au film sa dimension documentaire (on aurait aimé néanmoins que le traitement soit plus sobre, qu’il ne verse pas dans le pathos par moments quand il s’agit de mettre en scène la souffrance des femmes appuyée par une bande un peu trop chargée. On aurait aimé que la représentation de la souffrance des femmes bénéficie de la même sobriété adoptée dans le traitement social de la question).
Il y a néanmoins un autre palier de la question qui n’a pas été jusqu’ici abordé : si l’impact psychologique de la violence bénéficie d’un traitement un peu trop démonstratif dans le film versant dans le pathos (une image forte néanmoins s’inscrivant dans le même registre : celle de Séba au lendemain de son agression, abattue, allongée sur un canapé, le visage peint aux couleurs du drapeau national et de l’équipe qu’elle est allée soutenir pour faire plaisir à son mari, couleurs qui se brouillent sous l’effet des larmes qui inondent son visage. Réponse ironique, cinglante à l’adresse de ceux qui reprochent à ceux ou celles qui choisissent de briser le silence de trahir la nation, de traîner l’image du pays dans la fange), le cinéaste préserve le mystère du désarroi individuel face à la violence et des séquelles qui s’ensuivent. L’approche est loin d’être naturaliste. La question de l’intériorisation du regard machiste est subtilement traitée et la violence que se font les femmes est délicatement suggérée par le discours de Feyza sur la façon de s’habiller des autres à qui elle fait porter la responsabilité d’avoir fait l’objet d’agressions. Chez ce personnage, la violence faite à soi, conséquence d’une violence subie et manifestation de l’intériorisation du regard du mâle qui condamne parce qu’il n’assume pas sa frustration et sa libido, s’exprime par la négation du corps (vêtements qui dissimulent sa féminité, rejet de tout contact charnel). Tout réside au niveau de la suggestion comportementale : il n’y a nul discours démonstratif sur le voile comme manifestation de la culpabilité féminine ; pourtant on y pense tout en n’étant pas sûr que ce soit le propos du cinéaste. Les manifestations de la culpabilité de Séba qui, après avoir véhémentement rejeté la tentative de Feyza de la culpabiliser, bien que spectaculaires (elle dévisage son propre reflet et finit par se couper violemment les cheveux de telle sorte que le geste apparaît comme une automutilation) ne permettent absolument pas de sonder le mystère d’un tel comportement. La question de la culpabilité et de ses ressorts profonds reste entière. Celle de Séba semble en effet venir de loin, d’un temps ou d’un lieu auquel on n’a pas accès. Le propos du film est ainsi loin d’être cantonné dans les limites de la dénonciation d’un fait de société ou de la volonté de s’inscrire dans un débat de société sur la question du harcèlement. On ne perd pas de vue les expressions individuelles du malaise ni la solitude de l’individu face à son destin. La solitude et l’épaisseur de l’individu non réductibles à des explications d’ordre psychologique et social restent entières. D’ailleurs, le film aurait gagné davantage à développer cette individualité.
Mais d’une manière générale, l’inscription du film dans un débat de société sur un phénomène susceptible de tuer les femmes et les hommes à petit feu ne se fait pas au détriment de la représentation de destinées singulières et retranchées, en dépit des explications sociologiques inhérentes au traitement d’une question tabou, dans leur part de mystère. En cela Mohamed Diab emboîte le pas à d’autres cinéastes égyptiens à l’instar de Yousri Nasrallah. C’est peut-être d’ailleurs ce qui manque à un certain cinéma tunisien qui s’est acharné à traiter de front des questions de société et qui s’est cantonné souvent dans une approche déterministe et qui tourne par ailleurs le dos à la dimension documentaire.
Insaf Machta (paru dans nachaz.org)Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-66848465276049962452013-05-12T08:02:00.000-07:002013-05-12T08:02:59.183-07:00Du festival de Kélibia à Street Poetry: rencontres littéraires à l'ère de l'après 14 janvier<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg_-tToPvSLQ43IqIlHTSvHxKXuxnVOaEHeOBqpTGKS4G0QNPVk4B3nKPW6aIUAnMlP61h6X91yMYNfSVLi5Kd91Ba1eJm2-MtuaM9tZWidnLYB5-vGiL9FwuXn6zYBC94r7Nv7xg_Iy0FV/s1600/DSCF0959.JPG" imageanchor="1" ><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg_-tToPvSLQ43IqIlHTSvHxKXuxnVOaEHeOBqpTGKS4G0QNPVk4B3nKPW6aIUAnMlP61h6X91yMYNfSVLi5Kd91Ba1eJm2-MtuaM9tZWidnLYB5-vGiL9FwuXn6zYBC94r7Nv7xg_Iy0FV/s320/DSCF0959.JPG" /></a>
<b>Du festival des jeunes écrivains à Street poetry :
rencontres littéraires à l’ère de l’après 14 janvier</b>
La rubrique « Mots passants » s’est imposée comme l’écho et le prolongement de deux manifestations où le rapport à l’écriture, à la langue et à l’espace public fait l’objet d’une expérimentation pleine d’énergie et ouverte sur des possibilités encore à explorer : le festival des jeunes écrivains de Kélibia et les soirées de Street poetry, Klam echare3, littéralement « paroles de rue » en dialectal tunisien.
Ces deux manifestations sont comme des répliques, au sens sismique du terme, de la révolution du 14 janvier : chambardement et effervescence de la vie associative et investissement de la rue et de l’espace public.
Militantisme et engagement au festival de Kélibia : y a-t-il moyen de penser la littérature en dehors de l’engagement ?
Le festival de Kélibia en est à sa vingt-sixième session. Il était dirigé jusqu’à la révolution par une équipe, quasiment la même depuis la création du festival en 1987 (avant le 7 novembre), et dont les membres étaient pour l’essentiel issus du comité culturel de la ville désigné par les autorités locales. Une association, Manarat al adab, avait été créée ou plutôt recréée en 1987, puisque le nom était celui d’une association littéraire des années trente , essentiellement pour prendre en charge l’organisation du festival, regroupant les membres de la direction, et dont les archives n’attestent absolument pas qu’il y ait eu des élections tout le long de la période qui va de 1987 à au 14 janvier 2011 . Après cette date, des citoyens, pour l’essentiel des enseignants de littérature, ont exigé le renouvellement du bureau de l’association. Une nouvelle direction s’est constituée sur la base d’un consensus et le festival s’est trouvé par là même associé à la conquête de l’espace public par ceux qui en étaient quasiment exclus et à la notion de légitimité révolutionnaire inhérente à ce coup de force de la nouvelle équipe. L’association a élu domicile dans le local d’une cellule du RCD, situé dans l’enceinte même de la maison de la culture, après la dissolution de l’ancien parti au pouvoir, local dont on a découvert qu’il appartient d’ailleurs à l’archevêché de Tunis. La première session organisée par la nouvelle direction et de fait par l’association Manaret al Adab était aussi un hommage à Abdelkader Dardouri, ancien président de la section locale de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme et membre de la Ligue des écrivains libres, mort une semaine avant le départ de Ben Ali. La deuxième était placée sous le signe de l’engagement et c’est la figure du poète Mnaouar Smadah qui a été convoquée pour mettre en perspective l’orientation du festival. Le discours de la présidente de l’association lors de la cérémonie d’ouverture de la dernière session était d’une grande virulence et dénonçait, à juste titre d’ailleurs, les limites que le pouvoir en place veut imposer à la liberté d’expression et de création. Le festival s’est ainsi légitimement engagé dans le débat relatif aux droits culturels et à la liberté d’expression et à leur inscription dans la Constitution. Cette orientation est dans une certaine mesure compréhensible. La session de 2011 organisée dans la foulée de la « libération » et de l’euphorie révolutionnaire s’est voulue à la fois un hommage - à une figure dont les textes littéraires et journalistiques ont été censurés avant la révolution - et une célébration. La session de 2012 a eu lieu à un moment où l’étau a commencé à se resserrer autour des artistes : même si les organisateurs ne l’ont pas explicitement dit, l’affaire al Abdellya était dans les esprits et ce sont surtout ses répercussions sur la rédaction les articles relatifs à la liberté d’expression et de création qui ont été évoquées dans le discours inaugural de la session. Sans ce tour de vis de la part du pouvoir, on aurait pu s’acheminer peut-être vers une vision plus distanciée de l’engagement et de la résistance culturelle (une transition démocratique délestée de la hantise du retour à l’autoritarisme aurait sans doute changé les termes du débat sur l’art et la culture). Cependant, cette démarche militante, en soi légitime, est aussi à interroger : il est certes difficile de concevoir l’épanouissement de la création dans un contexte liberticide mais l’apologie de l’engagement qui correspond à la tonalité dominante du festival auprès de jeunes écrivains qui, pour la plupart, cherchent leur voie ne risque-t-elle pas d’aboutir à un verrouillage de la création au nom de l’engagement et à un balisage, voire à un formatage idéologique des univers non encore aboutis des jeunes auteurs ? Il est vrai que les critères de sélection des textes dans les sections arabophones ne font pas forcément intervenir ce critère d’ordre idéologique mais ce son de cloche dominant devrait faire l’objet d’une lecture critique. Que la révolution se soit invitée dans les textes arabes lus lors de la première session après le 14 janvier, cela n’a rien d’étonnant en soi (c’est surtout le silence des textes francophones qui nous avaient surprises, j’y reviendrai) mais de là à ce que ça devienne un passage obligé, une sorte de lieu commun par lequel on exprime son adhésion à l’esprit de la révolution, il y a là justement quelque chose de contraire à la créativité. Quand les lieux communs révolutionnaires sont appuyés par des discours qui exaltent l’engagement, il y a lieu de mettre en évidence un possible malentendu : la dimension engagée d’un texte pourrait être érigée dans l’esprit de l’auteur ou de ceux qui l’écoutent en une valeur artistique et être considérée comme un gage de créativité faisant écran à une véritable créativité, celle qui passerait d’abord par une conscience de la singularité de l’écrit et de l’univers qu’il construit ou déconstruit, ou celle qui pourrait passer aussi par un « déverrouillage » heureux et jubilatoire des stéréotypes, y compris révolutionnaires.
Nous pensons aussi qu’il y a moyen de dissocier l’engagement et le militantisme associatif, combien nécessaires à la survie d’un projet culturel surtout par les temps qui courent et qui exigent un combat pour préserver l’autonomie de l’espace culturel et l’ériger en contre-pouvoir dans un contexte qui évolue vers le retour de l’autoritarisme, et le discours sur l’art et la création qui ne doit pas être enfermé dans les rets d’un quelconque combat idéologique ou politique. Ce n’est pas tant l’esprit de l’engagement ou la notion de littérature engagée, qui peut relever pleinement de la création, qui est contesté ici mais la tendance à enfermer le discours sur l’art et la littérature dans une culture de la résistance qui pourrait éventuellement donner lieu à une pensée sclérosée et à une création sans singularité et sans relief. Et le slogan « thakafa badila » (culture alternative), associé à à un discours dénonçant à la fois ceux qui étaient proches de l’ancien régime (le discours du représentant des écrivains lors de session de l’année dernière mettait en cause intellectuels et écrivains ayant appelé Ben Ali à se représenter en 2014) et la « réaction » islamiste (arrej’iyya), qu’on entend dans ces rencontres n’est pas forcément un gage d’innovation, il est susceptible de forger à son tour une sorte de langue de bois révolutionnaire dont certains textes ne sont pas à l’abri. N’oublions que le slogan n’est pas si nouveau, qu’il est issu de la culture de la résistance de la fin des années 70 et des années 80 et qu’il fait partie de la langue de bois de la gauche à l’université. Il ne s’agit pas ici tant d’une résurgence que d’une continuité qui n’a pris suffisamment de distance avec les expériences passé. A ce slogan s’ajoute aussi parfois une apologie de la culture de la modernité et des Lumières ( al hadatha wa attanouir), son de cloche nouveau par rapport au discours classique de l’extrême gauche qui avait promu la notion de thakafa badila. N’oublions pas non plus tout un pan de l’histoire de ces grandes associations que sont la FTCA et la FTCC. Pendant presque deux décennies la créativité et la cinéphilie ont été étouffées au nom de ce slogan et au nom de la lutte contre le pouvoir en place et contre la montée de l’islamisme vers la fin des années 80.
Pourtant il y a bien quelque chose de révolutionnaire dans le festival des jeunes écrivains tel que le conçoit la nouvelle direction, qui n’est pas forcément évident à première vue et qu’il va falloir développer davantage : une énergie et un sens du bénévolat qui font fi des difficultés matérielles, une écoute des jeunes participants en dépit des tensions qui affleurent parfois, un sens du dialogue et une réceptivité par rapport aux critiques des participants et des membres des jurys, une tendance à impliquer les jeunes dans l’organisation, plus marquée lors de la toute dernière session, des ateliers d’animation pour les enfants (cette année l’activité de l’un des ateliers interrogeait les rapports entre l’image et l’écrit), les ateliers animés par les membres des différents jurys autour des textes en compétition qui devraient à mon sens se transformer en véritables ateliers de réécriture, projet de publication des textes des lauréats et enfin la création d’une section de littérature d’expression française. L’ancienne équipe avait fait de la résistance on ne sait pas trop pourquoi. Et en discutant avec la présidente actuelle de l’association Manaret al adab, il s’est avéré que l’initiative, que nous avions aussi assimilée à juste titre à une reconnaissance de l’une des langues du pays et à une vision plurielle du paysage littéraire tunisien et de la culture d’une manière générale, émanait aussi d’un constat d’enseignant sur le rapport des élèves à l’écriture dans les deux langues et la conviction que les exercices « académiques » pouvaient étouffer la créativité des élèves. Voici justement un constat dont la pertinence s’est révélée pour nous lors de l’animation des ateliers. Des textes mal écrits, nous en avons eus, mais la question de la maîtrise de la langue sur laquelle nous avions insisté était comme délestée d’un poids, celui de l’institution qui sanctionne et pénalise l’erreur et la maladresse de l’expression. Du coup, l’exercice qui consiste à corriger des fautes de langue et que nous avions confié dans les ateliers aux participants eux-mêmes était devenu beaucoup plus agréable. Les règles selon lesquelles les textes ont été corrigés par les auteurs eux-mêmes sont certes celles-là mêmes transmises à l’école. Mais l’autorité institutionnelle du Maître n’était plus là et nous avons veillé autant que faire se peut à ce que nous ne soyons pas dans la peau du Maître. Et à partir de là nous avons tenté d’instaurer un échange d’égal à égal qui n’entrait pas forcément en contradiction avec notre rôle d’animatrices. Nous étions d’ailleurs surprises par la demande qui émanait des participants et qui est quasiment inexistante chez nos étudiants, par exemple. Nos jeunes auteurs, à quelques exceptions près, tenaient à ce que leurs textes soient transformés en chantiers et il me semble qu’ils ont compris que tout texte était dans une certaine mesure à réécrire. Ce qu’il y avait de nouveau aussi dans cette section, c’était l’absence de classification générique. Nous avons eu des poèmes, des nouvelles, et des textes dont le genre était indécis, ce qui n’était pas le cas dans les sections arabophones où les distinctions étaient de mise : une section ou deux pour la poésie et une autre pour la prose (il y a d’ailleurs parfois un flottement au niveau de la désignation de cette dernière section consacrée d’après le rapport de son jury à la nouvelle, flottement qui révèle l’existence de textes génériquement inclassables). Pour ce qui est de la section francophone, l’absence de distinction générique était le fait d’une contrainte liée à l’organisation (peu de textes écrits en français parviennent au festival qui n’a pas les moyens de mobiliser deux jurys pour la seule section francophone). Et cette contrainte est devenue pour nous une matière à expérimenter : rares étaient ceux qui avaient vraiment choisi pour ainsi dire leur genre et s’y étaient installés et naviguer d’un genre à l’autre était extrêmement stimulant d’autant plus que cela faisait écho à cette indécision qui traverse les textes que nous avions retravaillés non pas pour imposer un choix générique ou autre mais pour amener les auteurs à prendre conscience de leurs choix et à les assumer en quelque sorte.
Et pour revenir maintenant à la question de l’engagement et à la représentation de l’événement révolutionnaire dans les textes d’expression française, je dirais que son absence était pour nous un mystère. Je regrette d’ailleurs de n’en avoir pas discuté avec les participants dont certains se sentaient vraiment concernés par ce qui se passe dans le pays. Nous avons été frappées par ailleurs par l’absence de dimension référentielle dans la plupart des textes des deux dernières sessions (à l’exception de la nouvelle qui a été primée cette année et où figure au détour d’une conversation une allusion à la situation politique d’avant la révolution). Sinon les autres textes, et les meilleurs d’entre eux, construisent des univers où se profile de manière lointaine un horizon qui n’est autre que celui d’un écrivain aimé ou d’une forme ancienne qui fait parfois l’objet d’un jeu. Et le texte devient par moments le théâtre d’un dialogue imperceptible, souterrain entre l’auteur et la mémoire du lecteur qu’il est, dialogue qui n’exclut pas le conflit parfois. Est-ce à dire que ceux qui écrivent en français s’interrogent moins que les autres sur ce qui les entoure et qu’ils privilégient une sorte d’interrogation inhérente à leur propre univers et aux textes qui les travaillent ? Il est difficile de répondre à cette question et il me semble que tout constat serait abusif et forcé. Il est vrai aussi que ceux qui écrivent en arabe se sont abreuvés de la littérature de la résistance palestinienne et des textes engagés de la littérature arabe et nous pouvons interpréter dans une certaine mesure la présence de la résistance et de la révolution dans leurs textes comme l’effet d’une probable intertextualité ou du moins comme une intériorisation des poncifs d’une certaine littérature de la résistance qui s’accorde aussi parfois au goût dominant dans certains milieux de la gauche et de l’extrême gauche alors que la littérature engagée française ou autres (et même la littérature maghrébine d’expression française, d’ailleurs) est loin de constituer un tissu référentiel dans les textes qui nous ont été soumis dans la section francophone. Mais je préfère ne pas pousser la comparaison plus loin étant donné que je n’ai pas eu l’occasion de travailler sur les textes des sections arabophones et que ces constatations se limitent aux textes lus dans les soirées poétiques du festival et qui ne reflètent pas forcément la diversité de ce qui s’écrit en arabe.
C’est justement cette question de la diversité impliquant une pluralité d’univers, de sensibilités, de manières d’être dans l’écrit qui devrait être mise en relief et qui risque justement d’être gommée par la tonalité dominante dédiée à l’engagement.
<b>Qu’en est-il de l’engagement dans l’expérience de Street poetry ? </b>
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Même si les organisateurs peuvent parfois s’en défendre, il y a quelque chose qui est de l’ordre dans l’engagement dans cette expérience. Il s’agit d’abord d’une appropriation de l’espace public par l’art, d’une tentative de réconciliation entre le citoyen tunisien, l’espace public et l’art, en l’occurrence la littérature. En lançant un appel à ceux qui écrivent essentiellement en dialectal (nous reviendrons sur la question de la langue) à lire leurs textes et en invitant les gens via les réseaux sociaux aux soirées de Klam echare3, on incite à une occupation pacifique de la rue . Voici un rappel de l’un des acquis, qui a tendance à être remis cause récemment, de la révolution du 14 janvier : la rue nous appartient. Je me demande d’ailleurs s’il y a un rapport entre l’organisation des ces soirées et la peur de voir à nouveau l’espace public et la rue confisqués. L’expérience a fait des émules aussi : un groupe d’amateurs de la photo vient de créer Street photo. Et avant ces deux expériences, il y a eu le mouvement Fanni raghman anni , littéralement en arabe : « Mon art malgré moi » qui regroupe des jeunes qui écrivent, qui font du théâtre de rue et de la chorégraphie et qui intègrent aussi les arts plastiques dans des petits spectacles de rue ou encore l’association Kif Kif fondée par le chanteur Yesser Jeradi qui organise des événements artistiques dans la rue ( projections de films, atelier de peinture pour les enfants, concerts, etc). C’est dire à quel point sortir des espaces traditionnels qui étaient au demeurant parfois fermés à ces expériences et l’investissement artistique de la rue et de l’espace public sont l’objet d’une revendication permanente et constamment rappelée comme pour mettre en mettre en garde contre une éventuelle confiscation de l’espace public. Certains parmi les amis à qui j’ai donné à lire ce texte m’ont amenée à établir un parallèle entre cette forme d’occupation de l’espace public et la prière sur les places publiques, plages et autres endroits qui est souvent accomplie par les groupes salafistes. Il y a, en effet, un point commun : sortir des lieux traditionnels de la culture chez les uns et sortir des lieux traditionnels de la piété chez les autres. Mais s’il y a chez les jeunes écrivains et autres artistes une volonté d’attirer les regards sur des formes d’art qui vont à la rencontre des gens et un désir de les rendre accessibles, il y a chez les salafistes faisant la prière une piété et un prosélytisme qui sont censés attirer les regards sur ce qui est censé être la Vérité. Si les premiers demandent une autorisation, c’est qu’ils considèrent qu’ils ne doivent pas être les seuls à occuper l’espace public et il y a là à la fois une reconnaissance de la pluralité et de la loi. Tandis que les places publiques doivent revenir de droit à ceux qui font la prière le jour de l’Aïd au nom d’une forme de religiosité qui a tendance à se confondre avec la Vérité et qui souvent ne s’embarrasse pas des règles du vivre ensemble.
Mais dans Klam Echare3 (paroles de rue), la question l’espace public ne se limite pas au besoin de l’occuper. L’expression arabe désignant cette expérience pose aussi le problème du langage et c’est le langage de la rue qu’il s’agit de « promouvoir ». C’est par cette expression, à première vue péjorative dans l’acception la plus partagée, que le mouvement a été désigné comme pour opérer une inversion : le langage de la rue, c’est le dialectal et le langage de la rue, ce sont les mots de tous les jours et ce langage de la rue peut aussi accueillir la poésie et la littérature. Le pari consiste à « rehausser » d’une certaine manière le dialectal, à reconnaître et à féconder la part de poésie qui s’y loge (beaucoup de jeunes se sont mis au dialectal alors qu’ils avaient plutôt l’habitude d’écrire en arabe ou en français sous l’effet du phénomène Street poetry) mais aussi de favoriser une interaction avec des gens qui habitent où traversent les lieux où se déroulent les rencontres de Street poetry. Fathi Ben Haj Yahia reproduit dans son texte de présentation de la rubrique « Mots passants » une publication de la page facebook de l’événement où il est question d’un jeune de la Médina a priori totalement étranger à la poésie et qui, agacé d’abord par l’occupation de la place Kheireddine par les amis de Klam echare3 (c’est notamment une place où les gamins du quartier jouent au foot et qui est située en face des jardins du palais Kheireddine et du musée de la ville de Tunis) a multiplié les provocations, avant de manifester son désir de prendre part à la soirée. Il l’a fait de la manière la plus naturelle qui soit : il raconté des situations rocambolesques, fictives ou réelles peu importe, dont il était le héros. C’est son talent de conteur et de comédien qu’il nous a révélé. Son « numéro » faisait suite à la lecture du texte de Majd Mastoura « khonnar al houma al arbi » (à traduire) et je me demande d’ailleurs si ce n’est pas le texte lu par l’un des animateurs de Street poetry et dont le personnage est comme on dit en arabe « oueld houma » (un enfant de quartier) qui a donné envie à notre ami de participer et de se mettre en scène. Car il y a aussi quelque chose qui relève du théâtre dans les soirées de Klem echare3. Ce qui est lu est plus ou moins théâtralisé et non pas déclamé comme peut l’être la poésie arabe. On se souviendra notamment que le théâtre a permis au dialectal d’accéder à une certaine littérarité. Pour certains jeunes de Street poetry Ghasselet ennaouder est comme un texte fétiche et il y a parfois dans leurs certains écrits comme un souvenir mais très lointain de cette pièce qui a fait date dans l’histoire du théâtre tunisien.
Mais qu’en est-il au juste de l’engagement dans les textes eux-mêmes ? Outre la défense du dialectal, le mouvement ne se range derrière aucune bannière, ni celle de la résistance ni celle de la littérature engagée. Ce qui relève du militantisme culturel, c’est plutôt la démarche dans son rapport à la langue et à l’espace public. Et ce militantisme est dissocié du discours sur l’art et la littérature. Je dirais même qu’il n’y aucune tentative d’enfermer ce qui s’écrit et qui se lit dans un discours. La dimension contestataire est évidente dans certains textes, d’autres sont travaillés par une forme d’anarchisme, frôlant parfois le nihilisme, joyeux et bouillonnant. Mais les textes et les sujets sont très divers. Et les animateurs assument entièrement cette diversité. Une forme stylistique est néanmoins récurrente : le monologue et il s’agit d’une dominante sur laquelle les participants ne se sont pas forcément concertés. Est-ce la perspective de lire le texte en présence d’un public qui pourrait être assimilé à un public de théâtre qui a imposé cette forme ? Il est difficile de répondre à cette question d’autant plus qu’il y a des textes dont la composition est antérieure à la création du mouvement Street poetry et d’autres qui ont été écrits pour être lus dans ces soirées.
On sent aussi chez les organisateurs une défiance et une réticence par rapport aux lieux traditionnels de la culture. L’expérience se présente comme réfractaire à l’institutionnalisation. C’est là où réside aussi son versant anarchisant. Au festival de Kélibia, il nous a semblé assister par moments à une certaine institutionnalisation de la littérature engagée promue par le festival mais aussi par la Ligue des écrivains libres dont les membres étaient présents aux deux dernières sessions. Il ne s’agit pas pour moi de jouer une manifestation contre une autre mais de comprendre par la comparaison l’esprit du phénomène Street poetry qui est parfois difficile à cerner. Et puis, un festival, qu’on le veuille ou non, a quelque chose à voir avec l’institution. Les problèmes d’organisation montrent que ce festival indépendant et qui doit le rester peut difficilement survivre sans le soutien du ministère de la culture que l’association Manaret al Adab appelle d’ailleurs à s’investir davantage. Ceci dit malgré la réticence que manifestent les animateurs de Street poetry, il y a une volonté de développer l’expérience non pas dans le sens de son institutionnalisation mais plutôt dans la perspective de sa reconnaissance comme mouvement (auquel il manque néanmoins une vision esthétique mais il est trop tôt pour en juger). Un premier pas semble à présent se dessiner : une éventuelle participation de Klam echare3 au festival de Kélibia. Et c’est là aussi où se manifeste la réceptivité de l’équipe qui dirige le festival. Il y aura de la résistance (notamment de certains habitués du festival pour qui la littérature ne s’écrit pas en dialectal), une résistance qui surpassera sans doute celle relative à la création de la section de littérature d’expression française. Encore un pari à gagner pour le festival des jeunes écrivains et pour Street poetry.
Ce que nous publions dans la rubrique « Mots passants » se veut à la fois l’illustration de sensibilités littéraires naissantes que nous cherchons à embrasser dans leur diversité et la représentation d’un cheminement en devenir.
Insaf Machta (paru dans nachaz.org)
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-55260091951181890702013-05-12T07:42:00.000-07:002013-05-12T07:42:51.025-07:00Le Film et les malentendus de la révolution <a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiZAyM5H0gMw-ApMXPrrAd8RZbbjNRuYN05D2w6GK1ZwWwt0u7Hlm82Ys0unjbtr-AET5Mr4xyrrwUb8V7x66ufQV6WV2ZSnecgHvHh-Ola4nTwz4wUhuTETTVUTefxp4KuLMfR3Yw6MUUH/s1600/affiche+Nadia+Fani.jpg" imageanchor="1" ><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiZAyM5H0gMw-ApMXPrrAd8RZbbjNRuYN05D2w6GK1ZwWwt0u7Hlm82Ys0unjbtr-AET5Mr4xyrrwUb8V7x66ufQV6WV2ZSnecgHvHh-Ola4nTwz4wUhuTETTVUTefxp4KuLMfR3Yw6MUUH/s320/affiche+Nadia+Fani.jpg" /></a>
La révolution du 14 janvier a eu pour conséquence de déverrouiller l’espace public. Les événements cinématographiques n’ont pas échappé à cette tendance. Des films ont été projetés un peu partout dans le pays, y compris dans les régions les plus déshéritées, dans des endroits où le cinéma n’avait pas l’habitude de pénétrer. Des initiatives personnelles et associatives, lancées parfois avec le concours des services culturels européens, ont renoué avec la tradition du cinéma ambulant datant des premières décennies du XXe siècle et des premières années de l’indépendance en Tunisie où le cinéma était rattaché à un projet de développement. Parmi ces initiatives, il y a eu la Caravane du film documentaire, l’atelier du film d’animation à Tazarka et des projections de films en 3 D dans le Nord-Ouest et bien d’autres pendant l’été 2011. Il y avait dans ces initiatives le souci d’ouvrir les horizons de la réception du cinéma au-delà des rarissimes lieux de culture situés dans la Capitale de même qu’un élan de solidarité envers la Tunisie des oubliés et des laissés pour compte.
C’étaient là des expériences de partage qui n’ont pas été entachées d’incident. D’autres en revanche ont tourné au drame et ont été perturbées et suivies d’incidents violents qui ont porté atteinte à la liberté de création et d’expression. Ces atteintes sont le fait de personnes et de groupes qui ont vu dans ces films une provocation. Le premier film ayant fait l’objet d’attaques est un documentaire de Nadia Al Fani qui, bien que médiocre sur le plan cinématographique, a le droit d’exister parce que la cinématographie d’un pays est faite de bons et de mauvais films et parce que la liberté d’expression doit être vigoureusement défendue. Le deuxième film qui a provoqué un tollé est Persepolis de Marjane Satrapi diffusé par Nesma et là aussi la violence était au rendez vous. Il se trouve que la projection de l’un et la diffusion de l’autre ont fait l’objet de malentendus et posent la question de la séparation de l’art et de la politique.
<b>De la visibilité du film au malentendu : l’affaire Nadia Al Fani</b>
Le public de la Capitale a découvert le film intitulé Ni Allah ni maître à l’occasion du festival du film documentaire lors de la session de 2011. Un reportage a été réalisé par la chaîne privée Hannibal sur le festival et sur le film en particulier et la cinéaste a été invitée sur le plateau d’une émission pour en parler. Un tel film aurait été probablement interdit sous l’ancien régime pour des raisons strictement sécuritaires. Mais la médiatisation du film événement après une révolution qui entend mettre fin entre autres à la censure représente-t-elle pour autant une avancée pour la liberté d’expression et de création ? A priori, oui, mais les faits montrent aussi que sa médiatisation a généré des malentendus.
Lorsque la télévision s’est emparée de l’événement cinématographique, ce n’était pas pour le traiter en tant que tel. Elle en a fait une profession de foi ou plus précisément l’expression de l’athéisme de la réalisatrice et le débat s’est focalisé, avec le concours de Nadia Al Fani, sur l’athéisme d’une citoyenne qui revendique haut et fort sa différence et qui voudrait être considérée comme une citoyenne à part entière, revendication somme toute légitime qui se veut l’expression de l’aspiration à une démocratie où la laïcité serait garante de la diversité et de la liberté de conscience. On a eu vent des réactions des spectateurs à la suite de l’émission : des condamnations qui ont amené la chaîne à s’excuser publiquement et à sacrifier l’animatrice. Pour sa part, Nadia Al Fani a eu droit à des menaces de mort. On ne peut évidemment que condamner ces réactions qui sont la négation de la liberté de conscience, mais on est en droit se poser des questions sur la pertinence de l’angle d’attaque relatif au traitement médiatique du film. Ce qui est au cœur de ce traitement, c’est le caractère sensationnel de la déclaration de la réalisatrice sur son athéisme et qui aurait pu relever du privé conformément à une certaine vision de la laïcité qui relègue la croyance dans la sphère privée. Mais il est possible aussi de soutenir que, dans une démocratie balbutiante qui s’accroche, de peur d’avoir droit à pire, à l’article 1 de la Constitution de 1959 qui fait de l’islam une religion d’Etat, le fait de reléguer l’athéisme dans la sphère du privé n’aide pas à confronter l’hégémonie de la religion à son altérité. Nadia Al Fani aurait-elle été piégée par un fonctionnement médiatique où sa liberté d’expression serait devenue matière à sensation pour une chaîne qui surfe sur le sensationnel et dans le populisme ? Rien n’est sûr parce que les propos de Nadia Al Fani et surtout sa vision du cinéma n’échappent pas au désir de faire sensation. Le film se réduit en fait à une déclaration d’irréligiosité sous couvert du traitement d’une question à la fois individuelle et sociale : faire ou ne pas faire le ramadan ? Il faut rappeler que l’essentiel du film a été tourné en août 2010. La matière filmée à ce moment là au marché central, dans les cafés ouverts et où on se rend quasiment dans la clandestinité, dans des restaurants où on sert de l’alcool aux touristes alors qu’on l’interdit aux Tunisiens et où il y a à longueur de temps des conversations sur le jeûne qui pointent l’uniformisation de la société étouffant l’expression de la différence, ne soulève qu’indirectement la question de la laïcité. Cette dernière s’est invitée dans la partie du film qui a été tournée une semaine après le 14 janvier à la faveur de rencontres sur ce thème (à Elhamra et à El Teatro). Le passage de la réalisatrice, qui se met en scène tout le long du film, par la Kasbah a été appréhendé par ce prisme là alors que les revendications du sit-in étaient tout à fait autres. Par exemple, lorsque la cinéaste voit un groupe d’islamistes se joindre aux sit-ineurs, elle ne peut s’empêcher de commenter : « les islamistes, il n’y a que des mecs parmi eux». Le film qui commence justement par les images de la Kasbah greffe la question de la laïcité sur une réalité multiforme et le regard de la réalisatrice et surtout son discours on ne peut plus bavard s’interposent entre le spectateur et cette réalité. Sinon le reste du film et notamment la partie tournée en août 2010 peut se réduire à l’assertion suivante : « Je ne fais pas ramadan, d’autres ne le font pas non plus. On vit dans une société hypocrite ». Et la question de l’athéisme qui n’est pas vraiment posée dans le film a été juste affichée dans le premier titre « Ni Allah ni maître » et revendiquée dans l’émission avec la réalisatrice qui a donné lieu à toutes sortes de malentendus.
Suite aux menaces et à la campagne de diffamation qui ont visé Nadia Al Fani et d’autres artistes à l’instar de Nouri Bouzid, qui a été physiquement agressé et cité dans une chanson de Psycho M qui a donné le cinéaste en pâture à une foule surexcitée lors d’un meeting d’Ennahdha, le réseau associatif Lam Echaml a organisé une manifestation de soutien aux artistes intitulée « Touche pas à nos créateurs » au CinémAfricart. L’événement a été hyper-médiatisé (on en a parlé sur les ondes des radios publiques et privées). C’est au cours de cette manifestation que le public de la capitale avait de nouveau rendez-vous avec Ni Allah ni maître de Nadia Al Fani. Une foule indignée par ce qu’elle a appelé une provocation était aussi au rendez-vous. Ce fut là aussi une belle avancée pour la liberté d’expression étant donné que la projection a été perturbée (elle a eu lieu quand même), que les exploitants de la salle ont été agressés et qu’un procès a été intenté à la réalisatrice sur la base de l’atteinte au sacré . Depuis et jusqu’à ce jour, cette salle qui s’est distinguée par une programmation hors pair en Tunisie et par des débats où le cinéma n’est nullement assujetti à l’idéologie est fermée. Sa fermeture est la résultante d’une série de malentendus ayant trait au statut de l’art et de la culture. La manifestation de Lam Echaml est certes une réponse à une série d’atteintes à la liberté d’expression et de création et s’inscrit de ce fait dans une démarche militante qui a toute sa place dans un contexte de transition démocratique et qui entend dénoncer les pressions exercées sur les artistes: le film qui a été choisi pour brandir le principe de la liberté de création est celui qui affiche aussi par son titre son attachement à la liberté de conscience. Qu’en est-il de ce principe dans le film et qu’en est-il de la question de la démocratie d’une manière générale telle qu’elle a été traitée par Nadia Al Fani ?
Si la question de la liberté de conscience est illustrée dans le film à travers des actes et des constats : Je ne fais pas ramadan, je bois pendant Ramadan, je brandis ma chope de bière, d’autres ne font pas ramadan, boivent et brandissent leur chope de bière, les signes de religiosité affichés relèvent d’une hypocrisie sociale, etc., cette position qui consiste à défendre une minorité dont on suggère qu’elle n’est pas si minoritaire qu’on ne le pense et qui doit être libre d’exercer son droit à la différence ne s’accompagne en aucun cas de la moindre tentative de compréhension du phénomène religieux. On peut par ailleurs « militer », puisque c’est la seule dimension du film, et exercer son droit à la différence tout en ayant un regard plus complexe sur la réalité, tout en reconnaissant par exemple le côté festif du ramadan tant apprécié justement par ceux qui n’observent pas le jeûne, tout en montrant que la ville vit la nuit et que les femmes peuvent sortir seules ou en groupe sans subir d’agression ou de pression. Le film tourne donc le dos à l’ambivalence de la tradition et de fait à la complexité de la réalité. Ce qui pose aussi problème dans le film sur le plan de l’illustration d’un principe démocratique comme le droit à la différence, c’est le dispositif filmique et le traitement du discours qui excluent toute pluralité. La cinéaste est omniprésente physiquement et par son discours. Elle interroge les gens et commente sans relâche pour ramener constamment le discours de l’Autre à sa position idéologique qui n’est pas tant la revendication de la différence, on le découvre au fur et à mesure de ses interventions ostentatoires, que la contestation de la pratique religieuse et le film est de ce point de vue là anti-laïque. Ce qui est au cœur d’une œuvre réaliste (et tout documentaire l’est a fortiori), c’est la polyphonie qui fait sa richesse et qui fait que la vérité du monde est dans la somme de ces discours et qu’elle n’est d’une certaine manière nulle part. Si le propos consiste à assener par l’image et par le discours une idée qui devient la vérité, on entre sur le plan de la pensée dans le totalitarisme. Ce qui m’a le plus choquée dans le film, c’est une discussion entre la cinéaste et ses amis sur Ben Ali et les islamistes : « Ben Ali a fait des concessions aux islamistes ; il a mis l’appel à la prière à la télé », dit Nadia Al Fani dans l’une des séquences de son film, confondant par là même « concession » dans le sens politique du terme et la propagande du régime qui n’a pas hésité pas à caresser la religiosité du peuple dans le sens du poil et confondant, de fait, islamisme et religiosité. Nadia Al Fani ignore peut-être que l’appel à la prière était de la poudre aux yeux (nul n’était dupe par ailleurs) et qu’il était destiné aussi à étouffer en quelque sorte les cris des islamistes qui se faisaient torturer dans les prisons tunisiennes. La cinéaste qui a travaillé sur son film avant et après la révolution semble oublier, je fais parler son film et je ne tiens pas compte de ses déclarations sur les plateaux de télévision, que la dictature s’est édifiée sur la peur de l’islamisme et qu’au nom de cette peur on a bafoué les droits de tout le monde, islamistes et autres. L’ironie de la révolution a voulu que ce film au fond anti-laïque, anti-démocratique ait été brandi par nous et malgré nous comme l’étendard de la liberté de conscience, de la liberté d’expression et de création tout simplement parce que les ennemis de la liberté d’expression ont sévi à ce moment là, parce qu’il y a eu des menaces, parce qu’il y a eu usage de la violence dans une salle de cinéma et pour clôturer le tout un procès. Quand une oeuvre est instrumentalisée idéologiquement (la manifestation de Lam Echaml représente un aspect de cette instrumentalisation ; la violence et le procès en sont le versant le plus sombre évidemment), il est difficile d’avoir un débat de fond. Face à la violence, on manque de discernement et on peut défendre un mauvais film (et parfois le faire passer pour un grand film) partant du principe qu’un film médiocre et qui n’a du reste de subversif que le titre a le droit d’exister et doit être défendu au nom de la liberté d’expression. Les deux malentendus auxquels a donné lieu cette situation sont les suivants : un film dont le propos ne sert pas au fond la liberté de conscience ni la démocratie a été brandi par les défenseurs de la liberté d’expression comme l’étendard de la liberté de conscience et de création et il risque de passer, tout médiocre qu’il est, aux yeux de certains de ses défenseurs comme un grand film en raison de sa dimension subversive (art et subversion tendraient à être confondus). Il m’eût été difficile d’écrire sur le film au moment où se sont produits ces incidents violents. Face à l’instrumentalisation idéologique d’un film par des détracteurs qui ne l’ont pas vu pour la plupart et surtout face à la violence, la critique n’a plus de voix parce qu’il n’y a pas moyen de parler de cinéma ou d’esthétique. Si j’interviens aujourd’hui, c’est pour contribuer à dissiper des malentendus inévitables dans un contexte de transition démocratique où les libertés sont fragiles, où l’affirmation violente et anarchique de soi et de son identité menacée passe pour un droit inaliénable, fait fi de la loi en s’autorisant le recours à la violence et a par ailleurs besoin de son concours liberticide pour intenter des procès. Dans ce contexte où la surenchère est de mise, le discours sur l’art devient inaudible.
Les malentendus se sont enchaînés par la suite et ont touché à la fois au statut du film et à la posture de la cinéaste citoyenne et militante qu’elle représente notamment aux yeux des médias français et de certaines initiatives politiques. Nadia Al Fani a reçu pour son film le prix de la laïcité au cours de l’été 2011 (la logique de la victimisation doublée d’un aveuglement quant au propos anti_laïque du film a fait en sorte que Laïcité inchallah a été encore une fois brandi comme un étendard en France). Juste après les élections, la réalisatrice était présente sur certains plateaux de télévision français pour commenter la montée des islamistes au pouvoir. Du film, il en a été très peu question à l’exception des réactions passionnées dont il a fait l’objet et la réalisatrice a continué à jouer son rôle de victime et de chantre de la laïcité. Elle a l’intention d’ailleurs de continuer à le jouer, ce rôle, y compris en Israël, dans le cadre d’un forum organisé par l’ambassade de France en Israël sur le combat des femmes face à l’intégrisme. Il est à remarquer qu’elle est la seule artiste parmi les participants à un débat politique non dénué d’enjeux et d’intérêts politiques et qui risque de mettre à mal l’indépendance de l’artiste qu’elle est mais également la cause qu’elle représente, la laïcité et les droits des femmes en raison de l’exploitation politique de ces deux causes mais également de leur instrumentalisation dans le sens d’une normalisation des rapports avec l’Etat d’Israël (sur le site de l’ambassade de France en Israël et plus précisément sur la page de l’événement, Nadia Al Fani est présentée comme une réalisatrice franco-tunisienne et il est attendu en toute vraisemblance qu’elle parle de l’intégrisme musulman). L’expression de la citoyenneté chez un artiste est pluridimensionnelle. Qu’il soit engagé ou pas, sa citoyenneté s’exprime d’abord de manière oblique à travers les œuvres qu’il produit et qui s’ajoutent à d’autres œuvres du passé et du présent pour constituer un patrimoine artistique. Il peut aussi intervenir de manière directe sur la scène publique comme l’ont fait Fadhel Jaïbi, Jalila Baccar et d’autres pendant la répression sanglante du mouvement de contestation en janvier 2011 en organisant une manifestation devant le théâtre municipal à Tunis une semaine avant la chute de Ben Ali, manifestation réprimée violemment, et en dénonçant le soir même le régime sur la chaîne Al Jazira tout en exprimant d’ailleurs ses réserves sur la chaîne et sur sa ligne éditoriale (a-t-on entendu Nadia Al Fani à ce moment là ? Je n’en ai pas le souvenir). C’était là une intervention ponctuelle totalement en accord avec l’engagement de l’artiste pour la démocratie qui rejoint l’engagement de tout un pan de la société civile et en accord aussi avec l’œuvre du dramaturge portée par l’idéal d’un théâtre citoyen. Que penser de l’intervention de Nadia Al Fani en Israël ? Une participation à un festival (tout dépend lequel bien entendu) n’aurait pas été aussi problématique que la participation à un débat dont les enjeux sont hautement politiques (un forum organisé à Tel-Aviv par l’ambassade d’un pays allié à Israël) du moment que des films palestiniens sont montrés en Israël et que des cinéastes palestiniens et israéliens travaillent ensemble. La responsabilité de l’artiste en tant que citoyen se pose avec acuité lorsqu’il s’agit d’un débat de ce genre. Car l’artiste ne peut se soustraire au contexte ni à l’endroit d’où il vient, en l’occurrence une Tunisie dont la transition démocratique s’enlise dans les rets du discours identitaire (par les Tunisiens, y compris par ses détracteurs islamistes, Nadia Al Fani est perçue d’abord comme une Tunisienne et peu importe si sa nationalité française lui a valu cette invitation). La réalisatrice va parler de l’intégrisme et des droits des femmes dans un cadre propre à discréditer aux yeux d’un certain nombre de ses compatriotes tunisiens et la laïcité, en partie discréditée au regard de certains Musulmans par un discours xénophobe de la droite française qui en a fait un cheval de bataille (Nadia Al Fani ne semble pas s’en rendre compte justement quand elle intervient en France), et la cause des femmes, jetant ainsi en pâture le travail de toute une génération de féministes et d’organisations tunisiennes qui se sont mobilisées aussi, y compris sous la dictature, pour défendre les droits des Palestiniens (une manifestation de soutien à Gaza en 2008 a été entre autres organisée à Tunis par l’AFTURD et l’ATFD). Un artiste qui entend intervenir dans un débat public se doit de maîtriser ces enjeux et éviter autant que faire se peut que la cause défendue ne fasse l’objet de raccourcis et d’amalgames facilement instrumentalisés par les détracteurs de la démocratie, de la laïcité et de la cause des femmes. En lisant ce qui s’est publié sur l’une des pages d’Ennahdha concernant la participation de Nadia Al Fani à ce forum, je me suis rendu compte que cela a servi de prétexte pour dénoncer encore une fois la société civile tunisienne et les partis qui s’étaient mobilisés l’année dernière à la suite de l’attaque du CinémAfricArt pour dénoncer la violence et pour défendre la liberté d’expression et de création. L’amalgame est vite fait : liberté d’expression, laïcité, athéisme, normalisation avec Israël et j’en passe. En tant qu’individu, Nadia Al Fani est libre d’être pour ou contre la normalisation avec Israël (je ne suis pas du tout partisane d’une quelconque politique d’ostracisme envers les individus) mais là, non seulement, elle entend intervenir en tant qu’ « artiste engagée » qui prêche la laïcité et les droits des femmes et mais elle est censée représenter, d’une certaine manière, qu’on le veuille ou non (et c’est en partie le cadre politico-institutionnel de la rencontre qui l’exige) une cause et une certaine Tunisie aux valeurs pour ainsi dire « modernistes » (même si la question de la représentation n’est pas si évidente mais je dirais que du moment que le regard de l’autre, nous associe à un courant d’idées, cela entre en interaction avec l’identité de l’intervenant et on ne peut pas se défiler aussi facilement et dire : je ne suis que ce que je suis et je ne représente que moi-même. Cette question se poserait, en outre, autrement dans un contexte de paix sociale où la responsabilité de cet intervenant, artiste ou autre, est moindre). Or il se trouve que ces valeurs (séparation du politique et du religieux, droits des femmes, etc.) ont souvent été portées par une sensibilité politique attachée aussi aux droits des Palestiniens, une sensibilité qui fait parfois aujourd’hui l’objet d’une discréditation, entre autres au nom d’une cause palestinienne faisant l’objet de toutes sortes de surenchères et indécemment instrumentalisée par les besoins d’une politique où l’identitaire empoisonne non seulement le politique mais toutes luttes justes pour les droits. Je dirais, enfin, que les malentendus et les amalgames inhérents au film de Nadia Al Fani et à ses interventions dans l’espace public dénotent tout simplement d’un seuil de maîtrise de la question politique et identitaire qui est bien en deçà de celui que l’on pourrait attendre de quelqu’un qui tient à se présenter comme une cinéaste engagée dans la défense et illustration de la laïcité et de la cause des femmes. De toute façon, quand l’art passe à la trappe, le militantisme, en l’occurrence dénué de lucidité, devient plus que problématique.
<b> L’instrumentalisation idéologico-politique du cinéma : l’affaire Persepolis</b>
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Assujettir l’art à l’idéologie n’est pas l’apanage de la situation post_révolutionnaire en Tunisie. Il s’agit là d’une tentation qui a guetté la diffusion de la culture cinématographique dans le pays pendant plusieurs décennies. L’histoire de la FTCC (Fédération Tunisienne des Ciné_clubs) est à cet égard exemplaire. Cette association qui a joué un rôle fondamental dans la naissance de la cinéphilie et la promotion de la culture cinématographique vers la fin des années soixante et tout au long des années 70 et qui a été un lieu d’échange inestimable sur le cinéma et une fenêtre ouverte sur le monde s’est peu à peu sclérosée sous l’effet du combat idéologique contre le pouvoir en place et contre la montée islamiste pendant plus de deux décennies environ : les années 80, 90 et le début des années 2000. Du coup, le cinéma a été instrumentalisé idéologiquement et politiquement sans que la notion d’art engagé n’ait été véritablement interrogée. Un léger tournant a été esquissé en 2005 à la faveur duquel la Fédération a essayé de renouer avec la cinéphilie et la culture cinématographique qui, par ailleurs s’est réfugiée aussi dans des espaces confidentiels, le théâtre El Hamra et l’expérience du collectif Cinéfils, puis le ciné_club du CinémAfricArt. Cette salle a tenté de concilier les exigences de la distribution et le cinéma d’auteur dans un contexte où la survie d’un tel projet était risquée. Après le 14 janvier, il n’y a eu qu’une séance de ciné_club, l’hôtel où se trouve la salle ayant été paralysé par un mouvement de grève qui a duré des mois. Ceci dit l’actualité politique et intellectuelle et l’effervescence de la société civile a réussi à faire écran à ce qui nous a manqué. Ce n’est qu’après l’attaque qui a visé le cinéma et la fermeture de la salle que nous avons réalisé l’ampleur de la perte due justement en partie à une déviation de la vocation de l’espace qui était au départ soustrait à toute manipulation politique. C’est cette indépendance qui en a fait justement un espace d’échanges, de débats, en somme un espace où nous avons expérimenté d’une certaine manière la démocratie autour du cinéma. C’était par ailleurs difficile après le 14 janvier de continuer à débattre de l’art et de la culture sans intégrer les bouleversements qui ont ébranlé le pays et sans ouvrir les lieux de la culture à la société civile.
Après la révolution, certains, à l’instar de l’association « Femmes et images », ont cherché à inscrire le cinéma dans la perspective de construction d’un projet de société moderniste renouant ainsi avec la tradition développementaliste de l’Indépendance mais également avec la tradition idéologique des ciné-club des années 80 et des décennies suivantes. La diffusion de Persepolis de Marjane Satrapi par Nesma semble à première vue s’inscrire dans ce projet d’autant plus que le film a été doublé en tunisien par l’association « Femmes et images » et qu’il s’agit là de la première expérience tunisienne en matière de doublage. Les films non arabophones qui passaient dans les salles ou qui étaient diffusés à la télé étaient soit sous titrés soit doublés en français. Le timing de la diffusion n’est absolument pas fortuit: le film a été programmé à une dizaine de jours des élections, en pleine campagne électorale, et il s’agissait pour la chaîne d’influer sur le choix des électeurs. Le caractère immédiat de la communication médiatique tend à assujettir dans ce cas le propos de l’artiste à une conjoncture exigeant, selon la chaîne, une action de la part des citoyens : voter le 23 octobre et plus précisément voter contre un parti, un choix idéologique et un projet de société. Est-ce la meilleure manière de nous faire éviter le scénario de la catastrophe iranienne ? Il est permis d’en douter! Mais mon propos n’est pas là. Lorsqu’on subordonne un film à une injonction de ce type, il n’y a plus de place pour le débat, plus de place pour la pensée. Le film a été suivi d’un débat sur la chaîne et il était difficile aux participants qui étaient des intellectuels indépendants de soustraire le film à la conjoncture électorale et aux atteintes aux libertés qui avaient marqué l’actualité. C’est justement par ce prisme déformant de l’actualité tunisienne que le film a été appréhendé. Autant dire que l’art est passé à la trappe. Il est évidemment difficile de ne pas tomber dans l’idéologie quand on débat de Persepolis (et c’est l’une des raisons pour lesquelles je considère que le film de Marjane Satrapi, que j’aime beaucoup, n’est pas ce qu’il y a de mieux dans le cinéma iranien) mais l’entrée idéologique n’est pas la seule d’autant plus qu’il s’agit de l’adaptation cinématographique d’une bande dessinée autobiographique qui fait dans la dérision et la caricature et qui correspond à un mode d’expression décalé. Les réactions ont été encore plus violentes que celles déclenchées par le film de Nadia Al Fani. Je ne pousserai pas plus loin l’analogie, comme l’a fait Kmar Ben Dana dans un bel article publié dans La Presse : « D’un film à l’autre : épisodes de la transition » , parce que si le contexte précaire de la transition démocratique a rapproché les deux films, je considère pour ma part que tout les sépare pour la simple raison qu’on ne peut pas mettre sur le même plan un film qui fait de la provocation un style et une esthétique et un film simpliste et dénué de distance. Les rapprocher sur le plan du contenu et de l’expression de la subversion participe aussi du malentendu dicté par une conjoncture marquée par une « hyper-réactivité » comme l’a dit Kamar Ben Dana. Mais dans les deux cas cette hyper-réactivité participe d’une manipulation. L’objectif des détracteurs du film et de la chaîne consistait à semer la terreur dans les rangs de ceux qu’on a identifiés comme les ennemis de Dieu (on y a classé pêle-mêle, patron de la chaîne, journalistes, intellectuels indépendants et acteurs de la société civile habitués à intervenir sur les plateaux de Nesma). Les foules déchaînées qui ont attaqué les locaux de Nesma et qui ont brûlé la maison du patron de la chaîne se sont rabattues sur un argument autre que celui de la représentation de l’islamisation à l’iranienne, à savoir la représentation du sacré. Là aussi, la loi a renforcé la position de ceux qui étaient hors la loi : on a intenté un procès à la chaîne pour atteinte au sacré. Le film a été condamné pour une raison autre que celle prévisible : l’analogie entre l’islamisation à l’iranienne et l’éventuelle islamisation de la société tunisienne et des institutions de l’Etat après la montée des islamistes au pouvoir. Est-ce là un malentendu accidentel ou orchestré par ceux qui ont enflammé les esprits notamment des imams peu soucieux de la neutralité politique des mosquées et dont l’implication dans la campagne électorale ne fait pas de doute par ailleurs? A-t-on cherché par les manifestations spectaculaires sorties des mosquées à faire diversion et à brouiller la consigne de vote donnée implicitement par la chaîne en focalisant sur la représentation du sacré? C’est possible mais il est difficile de trancher. Ceux qui ont vu dans le film et surtout dans sa diffusion par Nesma un complot contre les valeurs sacro-saintes de la religion ne sont pas tous des manipulateurs et des manipulés, il y avait aussi des gens simples qui se sont sentis menacés dans leur identité et qui ont été emportés par la vague de protestation. Ayant animé l’été dernier (août 2011) un débat autour de Persepolis dans une maison de culture située dans une petite ville du Cap bon, cette même ville où un imam non satisfait du verdict prononcé le 3 mai 2012 a appelé à tuer le patron de la chaîne, j’ai eu l’occasion de constater qu’une partie de mon auditoire, qui était pour la plupart des lycéens, a condamné le film. Il se trouve que la séquence qui a révolté certains participants est celle là même qui s’est attiré les foudres des illuminés. On a commencé par me dire que le film devrait être interdit parce que Dieu s’y trouve représenté. Il a fallu longuement discuter de cette question avant de passer à d’autres aspects du film. Je dois avouer que j’ai été d’abord déstabilisée par l’objection à laquelle je ne m’attendais pas mais petit à petit j’ai été amené à relativiser en me disant : c’est une réaction qui s’explique par le fait que le sacré relève de l’impensé et qu’il n’y a dans la culture de ceux qui étaient partisans de l’interdiction du film rien qui puisse les aider à être dans la relativité. Il s’agit là d’une question qui demande du temps et une pédagogie qui passe également par l’éducation à l’image. Peut-on confier cette pédagogie à une chaîne qui fait dans le sensationnel, dans le spectaculaire, qui tente néanmoins de se convertir au débat d’idées et qui a cherché à instrumentaliser un film à des fins politiques ? Face à une telle posture médiatique, le détracteur qu’il soit mal intentionné ou pas a décidé de déclarer la guerre. Dans un ciné-club soustrait à la pression médiatique et aux enjeux de pouvoir auquel un média est généralement soumis, il agirait peut-être autrement, ne serait-ce que parce que la distinction entre la représentation ou encore la fiction et la réalité se fait plus facilement même si elle n’est pas toujours évidente, le tout étant une affaire d’identification. La personne qui condamne une attitude représentée s’y projette d’abord avant de la rejeter tout en étant effrayée par sa propre identification et sa réaction est d’autant plus violente qu’elle est dirigée d’abord contre soi. Le rôle d’un débat est de canaliser et de désamorcer cette violence à condition que le spectateur joue le jeu tout en se faisant violence et à transcender son agressivité dans une confrontation d’idées et d’affects qui peut ne pas être sereine. Ce qui se pose ici également, c’est la distance par rapport à l’image et toutes nos expériences heureuses de lecteurs et de spectateurs sont un dépassement de l’identification primaire autrement dit une belle alchimie faite d’identification et de distanciation. Il se trouve que la séquence qui a choqué pose de manière exemplaire cette question de la distance par rapport à la représentation : le personnage qui apparaît dans les rêves de la petite fille et qui est censé être Dieu a été identifié à tort au dieu des religions monothéistes alors que la petite fille se considère aussi comme le prophète d’une religion qui est le fruit de son imagination. L’incapacité de sortir de soi, de son univers de croyance est à l’origine de ce contresens instrumentalisé par ceux qui ont crié au complot, qui se sont érigés en défenseurs de Dieu et qui ont gagné du terrain dans leur combat contre la liberté d’expression.
Persepolis a été projeté plusieurs fois en Tunisie avant et après le 14 janvier. Il n’y a eu aucun incident vu qu’il n’y a pas eu de tapage médiatique, que les lieux de la projection et de la discussion étaient appropriés et soustraits à toute récupération politique. On pourrait me rétorquer qu’on priverait le grand public d’un beau film mais ce beau film a fait l’objet d’un contresens lorsque les médias s’en sont emparés et a été surtout malmené par ceux qui ont appelé au meurtre, ceux qui ont intenté un procès et qui profitent aussi de la manipulation autrement plus dangereuse et plus puissante de la chaîne qatarie Al-Jazira.
Cependant, je dois avouer que le fait de défendre la liberté d’expression et de contester à une chaîne privée le droit de diffuser un film au moment où elle l’entend est en quelque sorte une posture intenable parce que cela reviendrait à justifier l’autocensure. Mais le rôle du citoyen et de l’intervenant dans le champ culturel est de tenter décortiquer les mécanismes de la manipulation et d’attirer l’attention sur ses conséquences fâcheuses qui peuvent porter le coup de grâce aux libertés fondamentales. Cette analyse se faisant ici a posteriori ne peut pas à tous les coups nous mettre à l’abri d’éventuelles manipulations car il est difficile de prévoir le destin d’un film. Faudrait il tout au plus veiller à séparer les sphères de l’art, de la culture et du politique ?
Insaf Machta (paru dans Nawet.org puis dans Nachaz.org).
Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-1364059300202985752011-07-24T04:23:00.000-07:002013-05-11T07:59:25.105-07:00Déluge au pays du Baas de Omar AmiralayDéluge au pays du Baas est le titre qu’a donné Omar Amiralay, cinéaste syrien mort en février dernier, à son film documentaire réalisé en 2003 et que l’on pourrait appliquer s’il l’on voulait filer la métaphore, au soulèvement que connaît la Syrie depuis le mois de mars.<br />Le film est d’une grande simplicité. En apparence, rien qui soit directement subversif. Une caméra qui enregistre les propos du plus vieux des députés syriens, siégeant depuis 40 ans au parlement et d’un directeur d’école primaire, neveu du premier et membre du parti, évidemment. Le film est interdit en Syrie et il a été retiré in extremis, à la demande de l’ambassade syrienne, du programme des JCC en 2006. C’est grâce à une manifestation de solidarité organisée par le collectif Liberté pour la Syrie à El-Teatro que nous avons pu enfin le voir. <br />Les premières images sont d’une beauté saisissante : gros plans sur des pieds craquelés suivis de plans où on voit aussi une terre craquelée. Images qui correspondent à une autocitation de l’un des premiers films de Omar Amiralay, un documentaire aussi, sur un barrage construit par Hafedh Assad au début de son règne. Par cette autocitation, le cinéaste revient sur débuts au cinéma et fait en quelque sorte son mea culpa. Ce film de jeunesse participait de l’épopée d’un régime bâtisseur et modernisateur qui n’avait sans doute pas encore dévoilé son visage sanguinaire. D’autres images suivront montrant une barque voguer lentement sur une mer artificielle résultant d’un détournement du cours du fleuve de l’Euphrate suite à la construction du barrage. Le personnage à bord nous explique que la mer avait fait disparaître toute une région avec ses constructions. Au moment où il nous parle, il localise l’endroit où se trouvait sa maison. Ce qu’on voit par la suite, entretiens avec le député et le directeur d’école, n’est que le développement métaphorique d’une présence envahissante qui inonde tout sur son passage. L’inondation est le propre d’un discours de propagande qui se transforme en une logorrhée autiste dans sa célébration du régime et du guide immortel. Nous ignorons du reste si le député est sincère dans sa célébration du régime. Nous avons l’impression que tout son discours, faisant part à moment donné de sa participation à la répression du soulèvement islamiste à Hama, procède d’une sorte de cécité. Le discours du directeur d’école exerçant sous le règne de Bachar Al-Assad n’est pas très différent (aucune rupture de génération, aucune rupture entre Assad père et fils). Mais le discours est accompagné aussi de la mise en scène d’un rituel scolaire où tout est assujetti à la propagande du régime : élèves en uniformes militaires regroupés dans la cour de l’école scandant slogans de célébration, hommage matinal et quotidien à Bachar, entrée disciplinée dans les salles de classe, où on chante la gloire du régime, lecture de textes où la propagande s’insinue dans les images stéréotypées de la célébration lyrique du régime (le maître ne relève même pas les fautes de langue), suivis d’un jeu de questions réponses on ne peut plus idiotes qui reproduisent le contenu des textes et les transforment en slogans. Commentant le rituel, le maître d’école précise que Hafedh Assad s’était inspiré d’un rituel scolaire nord-coréen. Vers la fin du film, le directeur exhibe le matériel informatique reçu par l’école et inscrit dans un projet de modernisation, matériel encore empaqueté et siégeant dans une salle vide. L’exhibition est évidemment accompagnée d’un discours de propagande nauséabond par son archaïsme. C’est là où réside à mon sens la puissance du film qui ne force absolument pas la réalité : il suffit de faire parler des représentants du régime, de donner à voir la mise en scène d’un rituel imposé à des enfants qui répètent comme des perroquets et qui restent tout de même touchants par leur maladresse qui est la marque même d’un comportement instinctivement réfractaire à la propagande pour que se dévoile l’archaïsme d’un régime se prévalant au départ d’une certaine modernité, de cette modernité célébrant le progrès qui a conduit au totalitarisme et qui paraît aujourd’hui tellement surannée (telle est la vraie signification des premières images issues de l’un des premiers films du cinéaste : le retour sur ces premiers pas de cinéaste participant de la geste de l’œuvre bâtisseuse d’un régime dénonce a posteriori sa propre célébration mais également un progrès qui s’est voulu maître et possesseur de la nature et broyeur des hommes). <br />Omar Amiralay n’a pas choisi de montrer la machine répressive du parti ou du régime. Sa caméra a enregistré ce qu’il y a en apparence de plus banal, de plus prosaïque dévoilant par là même la dégénérescence, la mesquinerie et le ridicule d’une dictature striée de craquelures (nous retrouvons à la faveur de cette lecture les première images du film). Je me dis aussi que cette lecture est le fruit d’un tropisme : mes regards sont braqués sur les images d’une foule qui se soulève dans toutes les villes de Syrie. Après avoir vu le film, mes amis et moi, avons tremblé à l’idée que ces enfants que le régime a tenté d’endoctriner (ils devaient avoir treize ans au moment où le film a été tourné) sont maintenant dans les rues. Nous avons tremblé parce que ces enfants, qui ne le sont plus aujourd’hui, participent à la regénérescence d’un monde que la pourriture avait inondé (j’emprunte cette image à Dominique Eddé qui a présenté une communication, où elle a filé la métaphore naturelle de la pourriture et de la renaissance, dans le cadre du séminaire conjointement organisé par l’Université des libertés et le site Al-Awan les 12, 13, 14 juillet à Hammamet : les intellectuels et les soulèvements arabes) et parce qu’ils sont en train de se faire massacrer par la machine de guerre d’une dictature qui s’agrippe encore à son pouvoir désuet. Mais une chose est sure : il y a aujourd’hui un contre-déluge, un ras de marée, celui d’un peuple aspirant à la liberté. <br />Insaf Machta.<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiywrTiiugNmpC5kfLzXhBA3sWgysGjls7VBlBVpbCGf791O0H_DOhdavSWFCRY-f5AbW15RCn7c1s1j73Bjr4s0tt3yhMJLH_2AuhZSYfqo2BREhRIgcemxU904QLOXeL_qC4yqM_EhyphenhyphenDP/s1600/deluge-baas.jpg" imageanchor="1" ><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiywrTiiugNmpC5kfLzXhBA3sWgysGjls7VBlBVpbCGf791O0H_DOhdavSWFCRY-f5AbW15RCn7c1s1j73Bjr4s0tt3yhMJLH_2AuhZSYfqo2BREhRIgcemxU904QLOXeL_qC4yqM_EhyphenhyphenDP/s320/deluge-baas.jpg" /></a>Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-58437924796484014402010-11-21T07:31:00.000-08:002024-01-22T08:45:41.360-08:00Les orgies fatales du spectacle dans Vénus noire de Abdellatif Kéchiche (paru dans Attariq al-jadid, semaine du 20 au 26 novembre 2010<a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjyJsd0LHhTscoG8QZn1_jkHaclMbWnwp7WRBdX6ZD1mJXx6I2Ekl5R-d7eiKi_FEAVU0Bk9gDFrh_DluyJFGpc5ZaUn1DHL1SOyP8s8L1r3xyuqV6u7dHpW6g-Un-Qi2cHAChngvWjsdB8/s1600/venus-noire.jpg" imageanchor="1" ><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjyJsd0LHhTscoG8QZn1_jkHaclMbWnwp7WRBdX6ZD1mJXx6I2Ekl5R-d7eiKi_FEAVU0Bk9gDFrh_DluyJFGpc5ZaUn1DHL1SOyP8s8L1r3xyuqV6u7dHpW6g-Un-Qi2cHAChngvWjsdB8/s320/venus-noire.jpg" /></a><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiQGdKQgK5zA0Xy4aXiqNgppy7oInYuqVIyQt8FmviVp8QmUhgwmhGk_7A9f5_WgY-1nvwxkfAZOqLS85lnJmZaM2rKITnadp5AQ7LtO7LaTDW6LI5UaBOMMtItWem1taAWvdTvRsBAhxVi/s1600/venus-noire-2010-20163-1701425958.jpg" imageanchor="1" ><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiQGdKQgK5zA0Xy4aXiqNgppy7oInYuqVIyQt8FmviVp8QmUhgwmhGk_7A9f5_WgY-1nvwxkfAZOqLS85lnJmZaM2rKITnadp5AQ7LtO7LaTDW6LI5UaBOMMtItWem1taAWvdTvRsBAhxVi/s320/venus-noire-2010-20163-1701425958.jpg" /></a><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi09GMoDjMU2RZveX89JWFjwqZw-YEF3pLnfmi0tPUElABM55b-mBO_AEQILAaURtULCBCSAgJ7Xy2gDKvkF74HRydMFfDB0KrD4fN9p75n9saTLbZ_2SYozdtA_l02CRIILW56QKI2JBTm/s1600/venus-noire-bande-annonce.jpg" imageanchor="1" ><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi09GMoDjMU2RZveX89JWFjwqZw-YEF3pLnfmi0tPUElABM55b-mBO_AEQILAaURtULCBCSAgJ7Xy2gDKvkF74HRydMFfDB0KrD4fN9p75n9saTLbZ_2SYozdtA_l02CRIILW56QKI2JBTm/s320/venus-noire-bande-annonce.jpg" /></a>
Le débat qui a suivi le film au CinémAfricArt montre à quel point le dernier opus de Abdellatif Kéchiche dérange. On y retrouve pourtant ce qui était déjà présent dans ses films précédents : l’étirement des séquences jusqu’à l’épuisement, une caméra instable qui s’acharne à capter ce qui est en mouvement, notamment des corps qui s’épuisent, et le théâtre avec la délicate question d’une représentation qui devient une affaire de vie et de mort. <br />L’Esquive et La Graine et le mulet se terminent par une représentation festive. La fête dans l’Esquive est celle d’un groupe d’adolescents qui apprennent à se connaître et à aimer en s’appropriant, presque à leur corps défendant, le texte de Marivaux ; en se prêtant au fil des répétitions à un jeu on ne peut plus sérieux qui les révèle à eux-mêmes. Avec la Graine et le mulet, on va encore plus loin : la danse de Rim, censée faire patienter les convives d’un dîner de célébration qui risque de tourner au fiasco et, de fait, redonner un sens à toute une vie (celle de son beau-père), est parallèlement mise en scène avec la course d’un Slimane à bout de souffle s’acharnant à sauver sa soirée . <br />Dans Vénus noire, le spectacle est présent de bout en bout. Si la représentation festive des premiers films peut être à la limite « innocemment » regardée, les spectacles montrés et mis en scène tout au long du dernier requièrent une vigilance éprouvante, mais combien salutaire, pour les spectateurs que nous sommes. Eprouvante, parce qu’il s’agit d’une histoire vraie, bien connue avec son lot de misère humaine : celle d’une femme exhibée dans des foires et des soirées mondaines au tout début du XIXe siècle en raison de sa différence (la couleur de sa peau mais aussi pour ses caractéristiques morphologiques qui font d’elle un monstre aux yeux de ceux qui la regardent). Eprouvante, aussi parce que cette histoire se rattache à celle de la colonisation que nous sommes tenus de revivre à la fois du point de vue du « bourreau » et de la « victime » du « maître » et de l’ « esclave », un peu comme Kéchiche, en tant qu’êtres issus d’une culture antérieure à la colonisation, ayant eu, de surcroît, à un moment donné son mot à dire dans la production du savoir sur les Noirs , et comme produits de la colonisation, doublement marqués par ses zones d’ombre et de lumière. Si nous sommes tenus de la revivre de ce double point de vue, ce n’est pas seulement en raison de cette complexité identitaire dont nous sommes pétris, mais parce que le dispositif filmique nous place dans une position inconfortable, physiquement intenable, celle de la victime et de son bourreau. La force de la mise en scène fait que le film transcende la revendication identitaire (même si cette revendication est présente et légitimée notamment avec l’épilogue qui met en scène, documents d’archive à l’appui, la restitution du corps de Saartjie à l’Afrique du Sud et la promulgation d’un texte de loi lu à l’Assemblée qui est le produit d’une lecture de l’histoire prenant en compte le point de vue de la victime ou plutôt de ceux qui s’identifient à elle). <br />On pourrait voir le film comme une suite de représentations mises en scène avec Saartjie et autour de son personnage. A commencer par le discours de Cuvier à l’Académie royale de médecine présentant les résultats de son étude sur les hottentotes et sa théorie des races en exhibant comme preuves les restes du corps fétichisés et une statue qui la représente, une statue la réduisant à un objet inerte mais qui devient tellement parlante à la fin. Le film se termine en effet en boucle ; la séquence finale n’est que la genèse de cette toute première représentation orchestrée par les hommes de science. Rien de plus éloquent que ce rideau qui se ferme à la fin et qui nous renvoie au début du film, autrement dit à la production d’un discours savant où l’exposé des particularités singulières équivaut à une négation de l’humain. Rien de plus éloquent également que cette statue qu’on voit autrement à la fin et dont le visage inerte porte les traces de la souffrance endurée par le personnage qu’on a suivi de près, de très près même, dans sa descente aux enfers . <br />Le visage de Saartijie est la première partie filmée de son corps. On le voit déjà juste avant le tout premier spectacle donné dans un théâtre populaire londonien alors que le personnage est dans sa cage, caché au public par une sorte de peau d’animal. Encore un rideau qui se lève sur un spectacle. On voit Saartjie dans sa cage et on voit, aussitôt après, le public à travers les barreaux de la cage. L’essentiel du dispositif de Vénus Noire est là, dans ce face-à-face entre un corps qu’on exhibe, qui joue sa prétendue sauvagerie et un public à la fois effrayé et attiré par ce corps étrange qui a peur, en réalité, et qui joue à faire peur. Il y a dans ce face-à-face comme un champ contre-champ (les gros plans sont très nombreux et ils se posent sur le visage du personnage aussi bien que sur des visages la regardant intensément parmi l’assistance) auquel vient s’ajouter le discours du maître racontant les circonstances de sa rencontre avec la « sauvage », un discours dont on découvrira plus tard qu’il s’agit d’une pure fiction. Cette manière de montrer le spectacle et d’intégrer le voyeurisme du public dans la représentation filmique met à nu le processus même de la fabrication de l’image de l’Autre par le spectacle. Ce qui est joué aussi c’est le bras de fer avec le maître, bras de fer bien réel, mais intégré dans le spectacle par ces deux partenaires que sont Saartjie et Hendrick Caezar, metteur en scène et acteur de son propre spectacle. Dans ce bras de fer, le corps joue à la fois son assujettissement et sa résistance à travers les gros plans sur les deux visages qui se tiennent tête (encore un face-à-face). Ce rapport de force est traduit en termes de revendication d’acteur et d’argumentation en faveur de la représentation telle qu’elle est conçue par le maître dans les séquences qui séparent les différents spectacles de l’épisode londonien et que l’on pourrait assimiler à une traversée des coulisses où se joue aussi le drame de Saartjie entre la confrontation à sa propre image, l’alcoolisme et la tyrannie d’un maître qui s’évertue à vouloir prendre un visage humain. Il y a aussi ce moment où la jeune femme se met à chanter une berceuse sur scène qu’entonne petit à petit le public, très beau moment de face-à-face pacifique celui-là, d’identification entre Saartjie et le public, un instant d’improvisation volé à la vigilance du maître qui lui reproche dans les coulisses de vouloir jouer à la cantatrice. Le montreur d’ours, admirablement campé par Olivier Gourmet, deuxième maître de Saartjie autrement plus cruel et machiavélique, saura tirer profit de la finesse de l’oreille de Saartjie et de ses aptitudes de danseuse et flatter conjointement chez l’assistance des salons mondains parisiens son goût du grotesque et du sublime . <br />Il est question aussi de représentation et de fiction dans la fameuse séquence du procès qui est manifestement intenté par les représentants d’une institution qui œuvre à réhabiliter la culture africaine . La question est de savoir si l’actrice, Saartjie, joue de son plein gré, si la souffrance qu’on lui inflige lors des spectacles est aussi une souffrance réelle. Le maître et son avocat rétorquent en affirmant que l’accusation repose sur une confusion entre la fiction et la réalité. Et Saartjie abonde dans leur sens. C’est à mon sens l’un des moments les plus troublants du film qui nous confronte au mystère du personnage, à son altérité irréductible, mais aussi à la délicate question du métier d’acteur. S’interrogeant sur les motivations du personnage, certains spectateurs au CinémAfricArt se sont demandé pourquoi la jeune femme ne dénonce pas celui qui a fait d’elle une esclave et la contraint à jouer sa servitude. L’intérêt du film repose en grande partie sur cette séquence et le personnage gagne en épaisseur, presqu’en opacité, tout en étant d’une humanité troublante. Saartjie décline son identité et raconte son histoire mais elle n’avance pas vraiment à visage découvert. A la question de savoir si elle joue de son plein gré elle dit oui. On pourrait penser dans un premier temps qu’elle est manipulée. Mais la situation me paraît bien plus complexe. La force de conviction qu’elle met dans sa réponse : « I’m acting » (phrase qu’elle répète au moins à deux reprises) à une vraie actrice parmi l’assistance qui, se voyant peut-être voler son statut d’actrice, finit par protester, nous fait penser à autre chose. Ce procès intenté au maître et qui est censé protéger Saartjie, ce procès où elle est censée être reconnue comme individu ayant des droits ne libère pas la parole attendue, il libère plutôt le désir d’être actrice moyennant une représentation fictive de sa propre condition. Le non-lieu repose justement sur cette illusion caressée (combien légitime) et criée face une actrice qui lui conteste son statut. C’est là où le propos de Kéchiche devient le plus subversif et c’est là aussi où il se ménage le moins en tant que réalisateur, excellent directeur d’acteurs et découvreur de talents. <br />Il semblerait que la vigilance de son regard et de sa représentation procède de la mise en question de son métier de cinéaste. Lui aussi pourrait être accusé de tirer profit de la morphologie phénoménale de son actrice. Mais il accomplit par cette interrogation sur le désir d’être acteur, placé dans la bouche de son personnage principal, une sorte de retour sur soi, comme pour exorciser ses démons de metteur en scène (on peut imaginer à quel point le film a été éprouvant pour son actrice, la cubaine Yahima Torres) . Cette vigilance est présente tout au long du film, jusque dans les scènes de danse où il s’interdit par un montage heurté de se laisser aller au plaisir de mettre en scène une danse que nous percevons, du reste, comme sublime en dépit ou peut-être à cause de ce parti pris. Il nous empêche par là même de nous identifier (même s’il joue aussi là-dessus) aux spectateurs d’une danse qui s’avèrera macabre (elle conduira sa Vénus au musée de l’Homme). Sa parcimonie, opposée cette fois-ci à l’excès de la danse finale de La graine et le mulet, équivaut à une distance respectueuse qui restitue à son personnage son humanité.<br /><br />Insaf MachtaInsafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-34826232891478731762010-10-05T09:13:00.000-07:002010-10-05T09:19:49.094-07:00Entretien avec Lyès Salem. Propos recueillis par Hajer Bouden et Insaf Machta (JCC 2008)C’est en tant que membres du collectif Cinécrits que nous avions interviewé Ilyès Salem après la projection de son film pendant les JCC (2008) où il avait obtenu d’ailleurs le prix de la première œuvre.<br /><br />Cinécrits : Si tu nous parlais un peu de ton parcours et de la façon dont s’est opéré ton passage de l’art dramatique au cinéma ?<br /><br />Lyès Salem : J’ai d’abord fait une formation au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique à Paris, comme acteur. J’ai donc beaucoup joué au théâtre et, en tant qu’acteur, le cinéma, forcément, ça m’attirait. J’ai eu des petites expériences à la télé et au cinéma. Au cinéma, c’était toujours des petits rôles. J’ai commencé à faire du théâtre en Algérie, mais j’ai vraiment commencé à travailler en France. Quand j’étais au Conservatoire, j’ai écrit un texte pour le théâtre qui s’appelle Jean-Farès. En sortant du Conservatoire, j’ai travaillé sur un spectacle que je n’ai pas fait, finalement, et pour pas avoir rien à faire j’ai décidé d’adapter ce texte que j’avais écrit pour le théâtre en court métrage. J’ai d’abord fait le travail d’adaptation et comme c’était un texte que j’avais écrit, que j’avais joué, je me suis dit que j’aurais peut-être du mal à laisser quelqu’un d’autre en faire la mise en scène, se l’accaparer. Je me suis entouré de gens qui avaient une certaine expérience et il s’est trouvé que dans le travail que j’avais à faire j’étais très à l’aise. A partir de là, j’ai écrit un autre court métrage, Cousines. J’étais très heureux de faire ce film.<br /><br />C. : Tu jouais dedans aussi ?<br /><br />L. S. : Oui, comme à chaque fois. Comme je suis comédien, j’écris pour moi, en fait. Enfin, pas que pour moi, mais pour moi entre autres. Je suis bien obligé de reconnaître qu’il y a une sorte d’évidence, à la place où j’étais, dans les choix qu’il fallait que je fasse. Dans mon expérience théâtrale, j’ai eu pas mal de déboires, j’ai été beaucoup dans des conflits avec les metteurs en scène parce que je n’étais pas d’accord avec leurs idées ou avec ce qu’ils avaient décidé de faire. A posteriori, je me suis aperçu que j’avais peut-être ce rapport-là aux metteurs en scène parce que j’avais moi-même des velléités de mise en scène mais que je ne m’étais jamais formulées clairement. D’une certaine façon, entre Cousines et Mascarades, il a fallu que, non pas que je fasse le deuil de moi-même en tant que comédien puisque je continue à travailler pour d’autres gens, mais en tout cas de me dire que j’ai aussi mes propres images dans la tête que j’ai envie de réaliser, que j’ai envie de porter à l’image plus qu’au théâtre.<br /><br />C. : Jean-Farès, c’était en quelle année ?<br /><br />L. S. : En 2001. Il a tourné ensuite pendant deux ans dans des festivals. Cousines, je l’ai fait en 2003 et Mascarades en 2007. <br />Jean-Farès, c’était un texte que j’avais écrit pour le théâtre. C’est l’histoire d’un père, nouvellement père, qui sort de la maternité. Il est algérien, sa femme est française, ils viennent d’avoir un garçon. Il tombe sur une cabine téléphonique et décide d’appeler sa famille et sa belle-famille pour leur annoncer la nouvelle. Et alors on pulvérise totalement sa joie pour des histoires de prénom : son père est vexé comme un pou qu’Idriss appelle son fils Jean-François, qui est le nom du père de sa femme. Il dit à son père : « Je lui fais cadeau de ma tradition familiale – dans la tradition familiale, on donne au fils aîné le nom du père –, voilà je vais lui donner le nom du père de ma femme. » Il appelle ensuite sa belle-famille. Il a changé d’avis entre temps parce qu’il a senti qu’il avait vexé son père. Il appelle sa belle famille et lui dit qu’il va l’appeler Farès… C’est une histoire de biculture. C’est un texte que j’avais écrit parce qu’au Conservatoire un de nos professeurs nous avait proposé un atelier sur l’exclusion d’une manière générale. Moi, je suis parti sur un truc qui m’était personnel puisque je suis moi-même d’une double culture, je suis moi-même de mère française et de père algérien, donc il y a une certaine exclusion que j’ai vécue moi-même.<br />Cousines, c’est l’histoire d’Idriss, le même personnage – j’ai fait une sorte de « biptyque » – qui descend en Algérie et qui constate le fossé qui le sépare maintenant de sa famille, de ses cousins qui, eux, ont vécu plus les années de terrorisme et dont la mentalité s’est un petit peu plus rigidifiée, notamment par rapport aux femmes. C’est un film, je pense, qui parle du contraste qu’il peut y avoir dans la jeunesse algérienne entre tradition et modernité, du contraste entre le poids de la tradition et une aspiration à un peu plus de modernité.<br /> <br />C. : Mais cette problématique de la biculture est évacuée dans Mascarades.<br /><br />L. S. : Tout à fait, oui. Elle est totalement mise de côté. Avec Mascarades, j’avais envie de cinéma algérien, je ne sais pas comment dire, alors que moi je ne ferai jamais du cinéma entièrement algérien puisque je ne suis pas complètement algérien, je suis les deux, je suis toujours les deux, dans la façon de penser, dans ma façon d’être. Il y a quelque chose d’un peu schizophrénique, quoi, mais c’est vrai que dans Mascarades j’ai mis ça de côté.<br /><br />C. : Comment tu l’as choisi, le sujet ?<br /><br />L. S. : J’ai laissé de côté le thème de la biculture, mais, par rapport à Cousines, pas celui de la femme et, à travers le thème de la femme, la position de l’homme, l’emprisonnement de l’homme. Bien sûr, il y a une culture ancestrale, chez les méditerranéens d’abord et chez les musulmans en plus, qui met la femme à une certaine place, mais enfin je suis quand même convaincu qu’en Algérie pour que ce soit à ce point-là c’est surtout parce que l’homme est perdu dans sa tête.<br /><br />C. : Dans Mascarades, cet homme qui est machiste, Mounir, au fond, il l’est par jeu, il n’y croit pas tellement lui-même.<br /><br />L. S. : Oui, c’est un rôle social. Il l’est parce que s’il ne l’est pas, il va passer pour un con. Il n’a pas la force qu’a Khlifa, le détachement qu’a Khlifa qui s’en fout, lui, de passer pour un con.<br /><br />C. : On a l’impression que Mounir, quand il est avec sa femme et sa sœur, il est conscient de son propre jeu. Il est libre avec elles et il les aime.<br /><br />L. S. : Il y a de l’amour dans cette famille. Elles aussi, elles l’aiment. Elles savent très bien qu’il est pris dans un piège et elles ne vont pas l’enfoncer, elles l’aident beaucoup. Bon, il y a un moment où il faut prendre les choses en main parce qu’il va trop loin.<br /><br />C. : On a l’impression aussi qu’à travers le choix de la comédie comme genre et aussi du conte, il y a une volonté de se détourner du drame. Le thème de la femme a été souvent traité mais sur un mode dramatique.<br /><br />L. S. : C’est comme si notre cinéma ne pouvait exister ou avoir d’intérêt qu’à travers la chronique sociale un peu réaliste et dramatique. Même s’il y a de très beaux films qui ont été fait sur ce mode-là, moi, ça m’intéresse moins, aujourd’hui j’en ai marre. J’ai envie de, pas forcément donner une autre image mais d’essayer un autre endroit.<br /><br />C. : Essayer de sortir de la victimisation ?<br /><br />L. S. : Voilà, de sortir de la victimisation. Je n’en peux plus de cette victimisation, d’autant plus que je la trouve dangereuse : on fait le jeu de ceux qui veulent nous laisser victimes. Même si je fais un film où je montre une femme, si je le fais sur un mode dramatique, d’une certaine façon j’ai l’impression de l’accepter, d’en jouer, d’en profiter d’une manière cinématographique. Ça ne m’intéresse pas. Ensuite, qui ça intéresse ? Les Algériens, je ne pense pas que ça les intéresse. Le public algérien, ça ne l’intéresse pas parce qu’il le vit comme ça au quotidien. C’est aussi pour ça que j’ai fait une comédie : mon premier public, c’est le public algérien. Je voulais que le film lui parvienne, qu’il prenne du plaisir à le voir. Même si je n’étais pas là pour le caresser dans le sens du poil et que je ne voulais pas éviter les problèmes ni ne pas parler des choses. En tout cas, je ne voulais pas qu’il se sente jugé. En plus, quand on fait ça, au fond, on regarde d’où ? On regarde de l’autre côté de la Méditerranée, au fond, on regarde du côté de l’Occident. Et c’est facile de regarder du côté de l’Occident, l’Occident qui a gagné tous ces combats-là : le combat des femmes, le combat de la laïcité. Ça a été des batailles très dures que les occidentaux ont gagnées et ils ont payé fort. Nous dire à nous maintenant, par ce prisme-là, vous pourriez vous bouger, je trouve ça malhonnête. Chacun doit y aller avec ses moyens et chacun sa route, d’une certaine façon. Une des plus belles preuves que j’ai, sur ce thème là, réussi mon coup, c’est la réaction d’une partie de la presse française.<br /><br />C. : Par exemple, ils disent quoi ?<br /><br />L. S. : Ils disent que c’est gentil, que c’est une petite comédie qui ne dénonce pas grand-chose. Par exemple dans certains festivals le film n’a pas été sélectionné parce que ça n’était qu’une comédie. Ça veut dire quoi ? Que nous on est obligés de faire des drames tout le temps ? Qu’il faut qu’on pleure, qu’on ait mal, qu’on s’égorge ?<br /><br />C. : Et quelles étaient les réactions en Algérie ?<br /><br />L. S. : Il y avait des conservateurs, il y avait un ou deux articles qui disaient que c’était un film qui prônait l’occidentalisation de la société algérienne parce qu’un couple faisait l’amour avant le mariage, que la jeune fille partait sans l’autorisation de son tuteur, que le mariage n’était pas rendu comme c’est dans la tradition musulmane. Mais en même temps, c’est qu’ils ne sont pas passés à côté de la critique. En France, on me dit qu’il n’y a pas de critique et il me semble qu’on est passé à côté. Bon, je n’ai pas fait un film militant. Cousines était un film militant. Là, je ne voulais pas faire un film militant.<br /><br />C. : On voulait te demander si ton film n’était pas aussi nourri de lectures d’auteurs latino-américains.<br /><br />L. S. : Non, je n’en ai pas lu beaucoup et ce n’est pas une littérature que je connais.<br /><br />C. : Ce qui peut faire penser à un certain réalisme fantastique latino-américain, c’est la jeune fille qui d’un seul coup tombe dans le sommeil de façon inexplicable.<br /><br />L. S. : Alors ça, ce n’est pas une idée de moi. Quand j’étais au conservatoire j’ai travaillé sur une pièce qui s’appelle Journée de noces chez les Cro-Magnon d’un auteur qui s’appelle Wajdi Mouawad et dans cette pièce, il une jeune fille qui était narcoleptique. Je me suis servi de cette idée et j’en ai fait une allégorie, d’une certaine façon. Pour moi, Rym, c’est l’Algérie qui sommeille, qui a du mal à se réveiller, qui est vive, belle et intelligente quand elle est réveillée mais qui retombe très vite dans le sommeil, qui est pleine d’espoirs, qui a envie de partir et puis hop qui redort tout le temps, et qui est entourée par deux hommes qui l’aiment profondément – son frère, qui représente plus les traditions et le passé et un autre qui est l’homme avec qui elle pourrait construire quelque chose, une famille, et qui est plus tourné vers l’avenir, qui est un constructeur : Khlifa est le seul personnage qui construit quelque chose dans le film. <br /><br />C. : Par rapport à l’ancrage de cette communauté, on a l’impression que c’est un lieu qui n’est nulle part. C’est à la fois ancré et pas ancré.<br /><br />L. S. : Oui, ça, c’est volontaire aussi. Je ne voulais pas qu’on puisse situer clairement l’endroit. Ce qui m’intéressait dans cet endroit-là c’étaient les décors qui rappellent beaucoup justement les westerns de Sergio Leone. J’ai essayé d’éviter au maximum tout ce qui est signalétique algérienne. Pour ce qui est de la langue, dans les dialogues, j’ai voulu éviter qu’on soit trop dans un régionalisme, qu’on soit trop sur un algérois ou un algérien de l’Est, de l’Ouest ou autre. On a donc évacué toutes les expressions trop empreintes d’une région pour qu’on soit quelque part en Algérie, oui, ou quelque part au Maghreb. <br /><br />C. : On constate qu’il n’y a aucune envie de départ chez les personnages de Mascarades. Enfin, quand Rym a envie de partir, c’est en Algérie…<br /><br />L. S. : Oui, et c’est peut-être la seule chose où je force un peu le trait. J’ai fait un peu exprès d’appuyer là-dessus. C’est vrai qu’aujourd’hui en Algérie c’est une réalité : il y a beaucoup de jeunes qui veulent partir. C’est normal, il ne se passe tellement rien. Par exemple, dans la région où on a tourné, à Biskra, c’est impressionnant. Le village s’appelle Mchounech, et nous on était logés à Biskra. Toute cette région-là, c’est une région oubliée du monde, où il ne se passe rien. Je n’avais pas envie d’entrer dans le discours du genre « j’ai envie de me casser, j’ai envie d’Europe, d’Angleterre, de Canada ». Il y a un truc quand j’ai fait Cousines, qui a, je pense, beaucoup déterminé l’écriture de Mascarades : le film commence par l’arrivée de ce personnage, Idriss, de l’aéroport, de France, donc. Et moi, si j’ai fait cette scène, c’est pour faire un lien avec le même personnage dans le court métrage précédent. Mais ça n’a pas du tout été perçu comme ça. Ça a été perçu comme l’arrivée d’un mec qui vient d’Europe et qui a un rapport différent avec les femmes parce qu’il vit en Europe et que l’Europe lui a changé sa manière de penser. Et ça, ça m’avait profondément agacé. Que ce soit en Algérie ou en Europe, ça a été compris comme ça. Je trouvais ça bête parce qu’en plus le film n’est pas conçu comme ça. Il y a des scènes dans le film où quand il y a une confrontation entre les deux cousins, ce n’est pas celui qui est en Algérie qui dit à l’autre « T’as changé », c’est tout l’inverse. C’est celui qui était en France qui dit à l’autre : « Mais t’as changé ! », sous-entendu « C’était pas comme ça avant. Avant, on pouvait sortir avec les filles, aller manger, pourquoi tout d’un coup tu ne veux plus. » Et ça, c’est dit noir sur blanc dans le film. Malgré ça, les gens avaient interprété les choses à l’inverse. Ça les arrangeait, les uns et les autres. Par complexe. Les uns par complexe d’anciens colonisateurs, les autres par complexe d’anciens colonisés. C’était impressionnant et ça m’avait profondément agacé. C’est ça qui a déterminé le fait que dans Mascarades je ne voulais rien de tout ça : c’était un truc en Algérie, en arabe et que l’Occident n’intervienne pas. Parce que c’est trop facile, pour les uns et pour les autres, de se cacher derrière ce genre d’arguments.<br /><br />C. : Est-ce qu’il n’y a pas dans cette volonté d’éviter le malentendu le risque de tomber dans un autre genre de consensus ? <br /><br />L. S. : C’est possible. Alors ça, cette autre forme de consensus, moi j’ai essayé justement de l’éviter à travers la comédie. C’est pour ça que j’ai choisi la comédie. C’est le conservateur que je veux faire réfléchir. C’est pour ça, d’une certaine façon, on joue avec les codes et d’une certaine façon on ne les transgresse jamais. Par exemple, j’aurais pu les faire s’embrasser. Mais c’est pour ça que j’ai essayé de ne pas les faire s’embrasser. Parce que si je les fais s’embrasser, je donne des arguments aux conservateurs pour fermer les yeux et sortir de la salle. Et je ne veux pas qu’ils sortent de la salle. Alors ce consensus-là, je ne sais pas si je suis tombé dedans ou pas, c’est l’avenir qui le dira, on verra bien, je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est qu’en salle le public réagit très fort au film, que ce soit ici ou de l’autre côté. Quand je parlais de ceux qui passaient à côté du film en Europe, c’est de la presse que je parlais, pas du public. Si le consensus se fait au niveau du public d’un côté et de l’autre de la Méditerranée, c’est un consensus qui me convient. Aujourd’hui, ça me pose moins de problèmes d’être dans ce consensus-là. Avec Cousines, j’étais dans un consensus différent, un consensus qui a fait qu’en Europe et en Algérie des gens convaincus par la cause déjà étaient d’accord avec le film. Mais les gens que j’aurais voulu faire réfléchir, eux, sortaient de la salle. Bien sûr, je ne suis pas là pour changer les choses. Ou si, d’une certaine façon, j’ai la prétention ou la présomption ou la naïveté de, en tout cas avec mes petits moyens, vouloir changer le monde. Je pense que je ne vais pas y arriver, mais je ne suis pas là pour autre chose. Ma manière de changer le monde, c’est de poser des questions. Je ne suis pas là pour apporter des réponses, ça, d’accord, mais pour moi changer le monde ce n’est pas faire de la provocation frontale.<br /><br />Propos recueillis par Hajer Bouden et Insaf Machta le 31 octobre 2008 à Tunis.Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-66853962889872465942010-07-27T10:07:00.000-07:002010-07-27T10:11:10.784-07:00Note de lecture : Le livre des illusions de Paul AusterCe roman du prolifique Paul Auster n’est pas des plus récents (2002) mais c’est le dernier que j’ai lu de lui (il en a écrit d’autres depuis aussi époustouflants les uns que les autres : Brooklyn follies, Seul dans le noir, Invisible, pour ne citer que ceux-là).<br />La force du Livre des illusions tient à la conjonction heureuse et tragique de l’art et de la vie. Les interférences ne se réduisent pas à l’artifice qui consiste à mettre en scène des personnages d’artistes ou d’écrivains. Elles vont bien au-delà. L’art entre en interaction avec ce qu’il y a de plus essentiel : l’amour et la mort.<br />Un universitaire du nom de David Zimmer, ayant beaucoup écrit sur la littérature, est sauvé du désespoir où l’a plongé la mort de sa femme et de ses deux enfants dans un accident d’avion grâce à une œuvre, un film burlesque signé par un certain Hector Mann, auteur oublié du muet, découvert dans un documentaire sur le cinéma muet. Cette découverte donne de nouveau un sens à la vie de cet universitaire reclus depuis la catastrophe qui a emporté les siens et le sens s’insinue d’abord par le rire et par un processus lent et douloureux qui l’arrache progressivement à un deuil statique. Il se met à la recherche des films d’Hector Mann qui se trouvent dispersés et conservés dans différentes cinémathèques et il lui faut pour cela surmonter l’épreuve de l’avion à l’aide d’un médicament qui l’abrutit pendant le vol. Après avoir visionné tous les films plusieurs fois, il ne se laisse absolument pas détourner de son projet d’écrire un livre sur le cinéaste, le seul qu’on ait jamais écrit sur lui – Hector Mann, ayant disparu d’une façon mystérieuse en 1929, est complètement tombé dans l’oubli peu de temps après – et le premier que David Zimmer consacre au cinéma – avant la découverte de l’œuvre de d’Hector Mann, le cinéma était perçu par l’universitaire comme un divertissement pouvant difficilement être porteur d’une idée forte. Son projet ayant pris fin, on lui confie la tâche de traduire Mémoires d’outre tombe de Chateaubriand. Le récit de l’expérience de l’écriture et de la traduction fait du roman de Paul Auster un commentaire de deux œuvres : fictive – celle d’Hector Mann – et réelle – celle de Chateaubriand. La porosité de l’écriture de Paul Auster apparaît à travers des exercices de transposition : les films fictifs d’Hector Mann sont amplement décrits et commentés par celui qui se donne pour tâche d’écrire sur le cinéaste et de nous raconter à la première personne l’histoire de sa rencontre avec le virtuose du muet et du livre en train de s’écrire. David Zimmer traducteur ouvre aussi le roman de Paul Auster à un exercice de critique littéraire. Et c’est un autre type de rapport entre l’art et la vie qui est appréhendé à la faveur du commentaire de l’œuvre de Chateaubriand. Le traducteur, s’accrochant à l’écriture comme planche de salut, comme une lutte contre l’enlisement dans la mémoire des morts, est confronté avec Chateaubriand à la figure d’un écrivain qui, prenant de l’âge en étant criblé de dettes, est contraint de vendre de son vivant une œuvre censée être posthume, ses mémoires d’outre tombe où il fait part de son attente de la mort et des tourments que lui cause sa propre longévité.<br />C’est au cours de ce deuxième projet d’écriture, la traduction, que Divid Zimmer est de nouveau mis sur la voie d’Hector Mann. Il reçoit des lettres de la femme du cinéaste qui le sollicite pour venir au chevet de son mari et pour voir les films qu’il a réalisés bien après 1929. Incrédule, David Zimmer ne répond pas à l’invitation jusqu’à ce qu’une jeune femme envoyée par Hector Mann lui-même débarque chez et l’entraîne dans l’aventure, une aventure où il s’agira d’abord de prendre l’avion en compagnie d’Alma dont David est désormais amoureux et d’entendre le récit rocambolesque de la seconde vie d’Hector Mann (complicité dans une affaire de meurtre accidentel, disparition, changement d’identité, rencontre et mariage avec une femme exceptionnelle, installation dans un ranch dans le désert et renaissance du cinéaste). David apprend que la seconde partie de l’œuvre du cinéaste réalisée de manière artisanale au ranch est vouée à la destruction (tel est, semble-t-il, le vœu de l’auteur) 24h après sa mort, une œuvre que personne n’a vue et qui n’aura aucune postérité. Hector Mann meurt la nuit où David arrive au ranch et sa veuve hâte la destruction de son œuvre contre l’attente d’Alma et enfreint ainsi l’une des clauses du testament du cinéaste. David n’aura l’occasion de ne voir qu’un film d’Hector Mann. Le même sort est réservé à la biographie de six cents pages sur laquelle travaille Alma depuis des années. Cette destruction est l’œuvre de Frida, la femme d’Hector. C’est le dernier autodafé du roman qui entraîne d’ailleurs la mort accidentelle de Frida violemment poussée par Alma, au moment où elle découvre la disparition de son ordinateur et le brasier qui a été fait du manuscrit, et le suicide d’Alma. On a du mal à la fin du roman à se frayer un chemin à travers les fumées de ces autodafés des films et des pages censés effacer les traces d’une seconde vie. Seconde vie dérobée aussi à David Zimmer avec la mort d’Alma. A la fin du roman, on le retrouve aux prises avec les Mémoires d’outre tombe et caressant l’espoir que des copies des films du second d’Hector Mann auront été sauvées et secrètement confiées par Alma à des institutions qui en prendront soin. <br />C’est aussi à David que Paul Auster attribue la rédaction du livre qui raconte de bout en bout l’existence d’Hector Mann, Le Livre des illusions, et qui arrache des bribes de la vie de l’homme et de l’œuvre à l’apocalypse des autodafés, regénérant ainsi à l’infini les liens qui se tissent entre la mort, l’art et la vie. <br /> <br />Insaf MachtaInsafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-6106728484777428395.post-66788278438451739222010-07-11T02:09:00.000-07:002010-07-11T02:16:37.274-07:00Article sur Elhabs Kadheb, paru ds Ettariq Eljadid mai 2009. Une version française du livre de Fethi Ben Haj Yahia vient de paraître sous le titre :La Gamelle et le couffin, signée Hajer Bouden.<br /><br />La mémoire vive des « feuillets » de Fethi Ben Haj Yahia<br /><br />Il est rare que des mémoires de prison tiennent le lecteur en haleine comme le fait El-Habs Kadheb… de Fathi Ben Haj Yahia. Son talent de conteur insuffle de l’énergie dans les sédimentations d’une mémoire qui devient réfractaire à la momification. <br />La genèse de la lutte contre l’oubli, telle qu’elle est reconstituée au début du livre, se déploie dans la lenteur, accompagnée d’une tonalité mélancolique, au risque de s’immobiliser dans une méditation sur la perte. Tout commence par des tableaux de deuils à la fois réels et symboliques : la mort de René Chiche, événement dont la singularité se mesure à l’étrangeté d’une langue venue de loin, faisant écho à une perte identitaire qui est loin d’être préoccupante pour une majorité, décidée à tourner le dos à son altérité, et à cet appauvrissement qui est le propre des cultures unidimensionnelles ; la mort récente des anciens camarades et le déficit d’expression et de représentation de ce qu’a été leur parcours. C’est ce constat de la perte qui est à l’origine de la quête du sens, une quête qui ne se résume pas dans un mouvement de retour sur le passé mais qui est une interrogation lancinante s’enracinant d’abord dans le présent. C’est sans doute la raison pour laquelle le livre dévoile sa genèse et donne à voir le processus même de la reconstitution mémorielle. Il intègre notamment un texte qui met au jour la question de la mémoire aux prises avec l’effacement de sa trace matérielle – il s’agit en l’occurrence d’un article de l’auteur paru dans Ettariq El Jadid et portant sur la démolition de la prison du 9 avril – et qui est antérieur à la rédaction du livre. La greffe que constitue cette auto-citation, outre qu’elle s’inscrit dans la genèse même du récit carcéral proprement dit, peut être assimilée aussi à un procédé d’éclairage qui accompagne l’entrée du lecteur dans ce haut lieu de la mémoire de la répression dont il sera question plus loin dans le récit (on entre autrement par le biais de la narration dans un lieu dont on sait qu’il a disparu et dont l’effacement a suscité des interrogations, de même qu’on perçoit différemment le soi-disant jardin public qui est en passe de le supplanter). A d’autres endroits du récit, la greffe est de nature dialogique. L’auteur insère le commentaire d’un lecteur, un compagnon de route qui a lu le texte avant sa publication et qui a annoté le manuscrit à l’endroit où il est question des entraînements dans les camps du FPLP au Liban. Le commentaire d’un tiers faisant suite au récit lui-même donne lieu à des éclaircissements sur les circonstances ayant trait à l’orientation arabiste de l’organisation. La citation des annotations d’un lecteur renforce ce lien étroit entre récit et commentaire qui est une constante dans ces mémoires, de même que cette tendance à rendre visible non seulement le processus de l’écriture de la mémoire mais également la confrontation des mémoires. Le dialogisme mémoriel et idéologique est l’une des manifestations de la modernité d’une écriture qui ne se contente pas de la reconstitution et qui conçoit le sens dans une interaction permanente avec le présent et dans un dialogue avec un lecteur. Telle est également la signification de la correspondance avec Latifa Lakhdhar qui clôt le livre, correspondance qu’on pourrait assimiler à première vue à une annexe mais là aussi le procédé éditorial est réinvesti : il est le lieu d’un questionnement sur le sens même de l’écriture, un sens ouvert au gré des lectures et qui ne se laisse pas enfermer dans la réponse de l’auteur à une lectrice.<br />Ceux qui attendent de l’auteur un positionnement idéologique par rapport aux orientations de l’expérience gauchiste en Tunisie risquent, en effet, d’être déçus. Car le témoignage vaut avant tout par sa dimension existentielle, non que la réflexion politique en soit absente mais elle ne peut être réduite à une prise de position vis-à-vis de telle ou telle orientation. La dimension politique est plutôt inscrite en filigrane dans cet effort qui consiste à restituer l’univers mental d’une époque, restitution tributaire d’une suspension du jugement et d’une empathie qui ne bascule pas pour autant dans la nostalgie béate. La restitution se fait à la faveur de tableaux, (j’emprunte ce terme, qui rend bien compte de la manière dont le récit est agencé, à Latifa Lakhdhar qui a présenté l’ouvrage à la Librairie Art-Libris), de situations chargées d’humanité dans un univers qui devrait en constituer la négation. L’ouverture du sens procède également d’un mode de narration qui fait fi de la chronologie, y compris de cet artifice qui consiste à commencer le récit par la fin pour remonter le temps en sens inverse. Tout se passe comme si l’auteur s’était laissé entraîner par le mouvement même de sa pensée dont les arborescences donnent au récit cette allure à la fois fragmentaire et éclatée. On le sait, depuis Roland Barthes, la chronologie dans le récit se double d’un principe de causalité. Raconter en dépit de la chronologie, comme le fait Fathi Ben Haj Yahia, revient à tordre le cou à la causalité. Il y a d’ailleurs une impression d’absurde qui se dégage de l’ensemble de l’expérience racontée ; elle n’est pas seulement due aux lignes brisées de la narration, elle est inhérente à la manière dont certaines situations sont décrites et racontées. Il en va ainsi de certains moments héroïques comme le passage clandestin de la frontière tuniso-algérienne ou les entraînements au Liban quand l’auteur file, sur le mode de l’humour, la métaphore de la terre sainte. La distance se situe justement au niveau de l’intrusion de l’humour et de l’absurde dans le récit d’une expérience d’embrigadement idéologique, ce qui n’a pas empêché le narrateur de restituer, malgré le travail de sape opéré par l’ironie, l’imaginaire révolutionnaire dans toute sa splendeur. Le positionnement, recherché par certains, n’est pas chez Fathi Ben Haj Yahia le fruit d’une plate auto-critique idéologique ; il s’opère justement par une sortie de l’idéologie qui lui permet de restituer des expériences vécues dans toute leur complexité et dans leur intensité existentielle. Et puis il y a ces portraits de militants (celui de Gilbert Naccache notamment qui, tout en s’intégrant dans une réflexion, esquissée à l’occasion de la rencontre entre les anciens et les nouveaux à Borj Erroumi, sur la rupture entre Perspectives et El-‘Amel ettounsi, donne du relief à cette figure du militant obstiné et dont la générosité va de pair avec un sens aigu de la transmission et du débat) et des non-militants : le directeur de la prison du Kef et surtout Zinouba, alter ego du militant dont la verve populaire fait écho à la sienne et qui confronte également les camarades à la question de l’altérité incarnée dans un corps qui, s’insurgeant contre les déterminations biologiques, problématise plus que tout autre la question de l’identité. La parole proverbiale de Zinouba : « El-Habs Kadheb… », célébrée à travers le titre que donne l’auteur à son livre, doublée d’un sous-titre issu de la culture intellectuelle et politique : « feuillets des registres de la gauche au temps de Bourguiba », synthétise à elle seule toute la bigarrure linguistique et culturelle d’une pensée pour qui le peuple est irréductible à un objet de discours idéologique. C’est paradoxalement par le peuple que s’opère aussi la sortie de l’idéologie.Insafhttp://www.blogger.com/profile/00824499771142351096noreply@blogger.com0