dimanche 21 novembre 2010

Les orgies fatales du spectacle dans Vénus noire de Abdellatif Kéchiche (paru dans Attariq al-jadid, semaine du 20 au 26 novembre 2010

Le débat qui a suivi le film au CinémAfricArt montre à quel point le dernier opus de Abdellatif Kéchiche dérange. On y retrouve pourtant ce qui était déjà présent dans ses films précédents : l’étirement des séquences jusqu’à l’épuisement, une caméra instable qui s’acharne à capter ce qui est en mouvement, notamment des corps qui s’épuisent, et le théâtre avec la délicate question d’une représentation qui devient une affaire de vie et de mort.
L’Esquive et La Graine et le mulet se terminent par une représentation festive. La fête dans l’Esquive est celle d’un groupe d’adolescents qui apprennent à se connaître et à aimer en s’appropriant, presque à leur corps défendant, le texte de Marivaux ; en se prêtant au fil des répétitions à un jeu on ne peut plus sérieux qui les révèle à eux-mêmes. Avec la Graine et le mulet, on va encore plus loin : la danse de Rim, censée faire patienter les convives d’un dîner de célébration qui risque de tourner au fiasco et, de fait, redonner un sens à toute une vie (celle de son beau-père), est parallèlement mise en scène avec la course d’un Slimane à bout de souffle s’acharnant à sauver sa soirée .
Dans Vénus noire, le spectacle est présent de bout en bout. Si la représentation festive des premiers films peut être à la limite « innocemment » regardée, les spectacles montrés et mis en scène tout au long du dernier requièrent une vigilance éprouvante, mais combien salutaire, pour les spectateurs que nous sommes. Eprouvante, parce qu’il s’agit d’une histoire vraie, bien connue avec son lot de misère humaine : celle d’une femme exhibée dans des foires et des soirées mondaines au tout début du XIXe siècle en raison de sa différence (la couleur de sa peau mais aussi pour ses caractéristiques morphologiques qui font d’elle un monstre aux yeux de ceux qui la regardent). Eprouvante, aussi parce que cette histoire se rattache à celle de la colonisation que nous sommes tenus de revivre à la fois du point de vue du « bourreau » et de la « victime » du « maître » et de l’ « esclave », un peu comme Kéchiche, en tant qu’êtres issus d’une culture antérieure à la colonisation, ayant eu, de surcroît, à un moment donné son mot à dire dans la production du savoir sur les Noirs , et comme produits de la colonisation, doublement marqués par ses zones d’ombre et de lumière. Si nous sommes tenus de la revivre de ce double point de vue, ce n’est pas seulement en raison de cette complexité identitaire dont nous sommes pétris, mais parce que le dispositif filmique nous place dans une position inconfortable, physiquement intenable, celle de la victime et de son bourreau. La force de la mise en scène fait que le film transcende la revendication identitaire (même si cette revendication est présente et légitimée notamment avec l’épilogue qui met en scène, documents d’archive à l’appui, la restitution du corps de Saartjie à l’Afrique du Sud et la promulgation d’un texte de loi lu à l’Assemblée qui est le produit d’une lecture de l’histoire prenant en compte le point de vue de la victime ou plutôt de ceux qui s’identifient à elle).
On pourrait voir le film comme une suite de représentations mises en scène avec Saartjie et autour de son personnage. A commencer par le discours de Cuvier à l’Académie royale de médecine présentant les résultats de son étude sur les hottentotes et sa théorie des races en exhibant comme preuves les restes du corps fétichisés et une statue qui la représente, une statue la réduisant à un objet inerte mais qui devient tellement parlante à la fin. Le film se termine en effet en boucle ; la séquence finale n’est que la genèse de cette toute première représentation orchestrée par les hommes de science. Rien de plus éloquent que ce rideau qui se ferme à la fin et qui nous renvoie au début du film, autrement dit à la production d’un discours savant où l’exposé des particularités singulières équivaut à une négation de l’humain. Rien de plus éloquent également que cette statue qu’on voit autrement à la fin et dont le visage inerte porte les traces de la souffrance endurée par le personnage qu’on a suivi de près, de très près même, dans sa descente aux enfers .
Le visage de Saartijie est la première partie filmée de son corps. On le voit déjà juste avant le tout premier spectacle donné dans un théâtre populaire londonien alors que le personnage est dans sa cage, caché au public par une sorte de peau d’animal. Encore un rideau qui se lève sur un spectacle. On voit Saartjie dans sa cage et on voit, aussitôt après, le public à travers les barreaux de la cage. L’essentiel du dispositif de Vénus Noire est là, dans ce face-à-face entre un corps qu’on exhibe, qui joue sa prétendue sauvagerie et un public à la fois effrayé et attiré par ce corps étrange qui a peur, en réalité, et qui joue à faire peur. Il y a dans ce face-à-face comme un champ contre-champ (les gros plans sont très nombreux et ils se posent sur le visage du personnage aussi bien que sur des visages la regardant intensément parmi l’assistance) auquel vient s’ajouter le discours du maître racontant les circonstances de sa rencontre avec la « sauvage », un discours dont on découvrira plus tard qu’il s’agit d’une pure fiction. Cette manière de montrer le spectacle et d’intégrer le voyeurisme du public dans la représentation filmique met à nu le processus même de la fabrication de l’image de l’Autre par le spectacle. Ce qui est joué aussi c’est le bras de fer avec le maître, bras de fer bien réel, mais intégré dans le spectacle par ces deux partenaires que sont Saartjie et Hendrick Caezar, metteur en scène et acteur de son propre spectacle. Dans ce bras de fer, le corps joue à la fois son assujettissement et sa résistance à travers les gros plans sur les deux visages qui se tiennent tête (encore un face-à-face). Ce rapport de force est traduit en termes de revendication d’acteur et d’argumentation en faveur de la représentation telle qu’elle est conçue par le maître dans les séquences qui séparent les différents spectacles de l’épisode londonien et que l’on pourrait assimiler à une traversée des coulisses où se joue aussi le drame de Saartjie entre la confrontation à sa propre image, l’alcoolisme et la tyrannie d’un maître qui s’évertue à vouloir prendre un visage humain. Il y a aussi ce moment où la jeune femme se met à chanter une berceuse sur scène qu’entonne petit à petit le public, très beau moment de face-à-face pacifique celui-là, d’identification entre Saartjie et le public, un instant d’improvisation volé à la vigilance du maître qui lui reproche dans les coulisses de vouloir jouer à la cantatrice. Le montreur d’ours, admirablement campé par Olivier Gourmet, deuxième maître de Saartjie autrement plus cruel et machiavélique, saura tirer profit de la finesse de l’oreille de Saartjie et de ses aptitudes de danseuse et flatter conjointement chez l’assistance des salons mondains parisiens son goût du grotesque et du sublime .
Il est question aussi de représentation et de fiction dans la fameuse séquence du procès qui est manifestement intenté par les représentants d’une institution qui œuvre à réhabiliter la culture africaine . La question est de savoir si l’actrice, Saartjie, joue de son plein gré, si la souffrance qu’on lui inflige lors des spectacles est aussi une souffrance réelle. Le maître et son avocat rétorquent en affirmant que l’accusation repose sur une confusion entre la fiction et la réalité. Et Saartjie abonde dans leur sens. C’est à mon sens l’un des moments les plus troublants du film qui nous confronte au mystère du personnage, à son altérité irréductible, mais aussi à la délicate question du métier d’acteur. S’interrogeant sur les motivations du personnage, certains spectateurs au CinémAfricArt se sont demandé pourquoi la jeune femme ne dénonce pas celui qui a fait d’elle une esclave et la contraint à jouer sa servitude. L’intérêt du film repose en grande partie sur cette séquence et le personnage gagne en épaisseur, presqu’en opacité, tout en étant d’une humanité troublante. Saartjie décline son identité et raconte son histoire mais elle n’avance pas vraiment à visage découvert. A la question de savoir si elle joue de son plein gré elle dit oui. On pourrait penser dans un premier temps qu’elle est manipulée. Mais la situation me paraît bien plus complexe. La force de conviction qu’elle met dans sa réponse : « I’m acting » (phrase qu’elle répète au moins à deux reprises) à une vraie actrice parmi l’assistance qui, se voyant peut-être voler son statut d’actrice, finit par protester, nous fait penser à autre chose. Ce procès intenté au maître et qui est censé protéger Saartjie, ce procès où elle est censée être reconnue comme individu ayant des droits ne libère pas la parole attendue, il libère plutôt le désir d’être actrice moyennant une représentation fictive de sa propre condition. Le non-lieu repose justement sur cette illusion caressée (combien légitime) et criée face une actrice qui lui conteste son statut. C’est là où le propos de Kéchiche devient le plus subversif et c’est là aussi où il se ménage le moins en tant que réalisateur, excellent directeur d’acteurs et découvreur de talents.
Il semblerait que la vigilance de son regard et de sa représentation procède de la mise en question de son métier de cinéaste. Lui aussi pourrait être accusé de tirer profit de la morphologie phénoménale de son actrice. Mais il accomplit par cette interrogation sur le désir d’être acteur, placé dans la bouche de son personnage principal, une sorte de retour sur soi, comme pour exorciser ses démons de metteur en scène (on peut imaginer à quel point le film a été éprouvant pour son actrice, la cubaine Yahima Torres) . Cette vigilance est présente tout au long du film, jusque dans les scènes de danse où il s’interdit par un montage heurté de se laisser aller au plaisir de mettre en scène une danse que nous percevons, du reste, comme sublime en dépit ou peut-être à cause de ce parti pris. Il nous empêche par là même de nous identifier (même s’il joue aussi là-dessus) aux spectateurs d’une danse qui s’avèrera macabre (elle conduira sa Vénus au musée de l’Homme). Sa parcimonie, opposée cette fois-ci à l’excès de la danse finale de La graine et le mulet, équivaut à une distance respectueuse qui restitue à son personnage son humanité.

Insaf Machta

mardi 5 octobre 2010

Entretien avec Lyès Salem. Propos recueillis par Hajer Bouden et Insaf Machta (JCC 2008)

C’est en tant que membres du collectif Cinécrits que nous avions interviewé Ilyès Salem après la projection de son film pendant les JCC (2008) où il avait obtenu d’ailleurs le prix de la première œuvre.

Cinécrits : Si tu nous parlais un peu de ton parcours et de la façon dont s’est opéré ton passage de l’art dramatique au cinéma ?

Lyès Salem : J’ai d’abord fait une formation au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique à Paris, comme acteur. J’ai donc beaucoup joué au théâtre et, en tant qu’acteur, le cinéma, forcément, ça m’attirait. J’ai eu des petites expériences à la télé et au cinéma. Au cinéma, c’était toujours des petits rôles. J’ai commencé à faire du théâtre en Algérie, mais j’ai vraiment commencé à travailler en France. Quand j’étais au Conservatoire, j’ai écrit un texte pour le théâtre qui s’appelle Jean-Farès. En sortant du Conservatoire, j’ai travaillé sur un spectacle que je n’ai pas fait, finalement, et pour pas avoir rien à faire j’ai décidé d’adapter ce texte que j’avais écrit pour le théâtre en court métrage. J’ai d’abord fait le travail d’adaptation et comme c’était un texte que j’avais écrit, que j’avais joué, je me suis dit que j’aurais peut-être du mal à laisser quelqu’un d’autre en faire la mise en scène, se l’accaparer. Je me suis entouré de gens qui avaient une certaine expérience et il s’est trouvé que dans le travail que j’avais à faire j’étais très à l’aise. A partir de là, j’ai écrit un autre court métrage, Cousines. J’étais très heureux de faire ce film.

C. : Tu jouais dedans aussi ?

L. S. : Oui, comme à chaque fois. Comme je suis comédien, j’écris pour moi, en fait. Enfin, pas que pour moi, mais pour moi entre autres. Je suis bien obligé de reconnaître qu’il y a une sorte d’évidence, à la place où j’étais, dans les choix qu’il fallait que je fasse. Dans mon expérience théâtrale, j’ai eu pas mal de déboires, j’ai été beaucoup dans des conflits avec les metteurs en scène parce que je n’étais pas d’accord avec leurs idées ou avec ce qu’ils avaient décidé de faire. A posteriori, je me suis aperçu que j’avais peut-être ce rapport-là aux metteurs en scène parce que j’avais moi-même des velléités de mise en scène mais que je ne m’étais jamais formulées clairement. D’une certaine façon, entre Cousines et Mascarades, il a fallu que, non pas que je fasse le deuil de moi-même en tant que comédien puisque je continue à travailler pour d’autres gens, mais en tout cas de me dire que j’ai aussi mes propres images dans la tête que j’ai envie de réaliser, que j’ai envie de porter à l’image plus qu’au théâtre.

C. : Jean-Farès, c’était en quelle année ?

L. S. : En 2001. Il a tourné ensuite pendant deux ans dans des festivals. Cousines, je l’ai fait en 2003 et Mascarades en 2007.
Jean-Farès, c’était un texte que j’avais écrit pour le théâtre. C’est l’histoire d’un père, nouvellement père, qui sort de la maternité. Il est algérien, sa femme est française, ils viennent d’avoir un garçon. Il tombe sur une cabine téléphonique et décide d’appeler sa famille et sa belle-famille pour leur annoncer la nouvelle. Et alors on pulvérise totalement sa joie pour des histoires de prénom : son père est vexé comme un pou qu’Idriss appelle son fils Jean-François, qui est le nom du père de sa femme. Il dit à son père : « Je lui fais cadeau de ma tradition familiale – dans la tradition familiale, on donne au fils aîné le nom du père –, voilà je vais lui donner le nom du père de ma femme. » Il appelle ensuite sa belle-famille. Il a changé d’avis entre temps parce qu’il a senti qu’il avait vexé son père. Il appelle sa belle famille et lui dit qu’il va l’appeler Farès… C’est une histoire de biculture. C’est un texte que j’avais écrit parce qu’au Conservatoire un de nos professeurs nous avait proposé un atelier sur l’exclusion d’une manière générale. Moi, je suis parti sur un truc qui m’était personnel puisque je suis moi-même d’une double culture, je suis moi-même de mère française et de père algérien, donc il y a une certaine exclusion que j’ai vécue moi-même.
Cousines, c’est l’histoire d’Idriss, le même personnage – j’ai fait une sorte de « biptyque » – qui descend en Algérie et qui constate le fossé qui le sépare maintenant de sa famille, de ses cousins qui, eux, ont vécu plus les années de terrorisme et dont la mentalité s’est un petit peu plus rigidifiée, notamment par rapport aux femmes. C’est un film, je pense, qui parle du contraste qu’il peut y avoir dans la jeunesse algérienne entre tradition et modernité, du contraste entre le poids de la tradition et une aspiration à un peu plus de modernité.

C. : Mais cette problématique de la biculture est évacuée dans Mascarades.

L. S. : Tout à fait, oui. Elle est totalement mise de côté. Avec Mascarades, j’avais envie de cinéma algérien, je ne sais pas comment dire, alors que moi je ne ferai jamais du cinéma entièrement algérien puisque je ne suis pas complètement algérien, je suis les deux, je suis toujours les deux, dans la façon de penser, dans ma façon d’être. Il y a quelque chose d’un peu schizophrénique, quoi, mais c’est vrai que dans Mascarades j’ai mis ça de côté.

C. : Comment tu l’as choisi, le sujet ?

L. S. : J’ai laissé de côté le thème de la biculture, mais, par rapport à Cousines, pas celui de la femme et, à travers le thème de la femme, la position de l’homme, l’emprisonnement de l’homme. Bien sûr, il y a une culture ancestrale, chez les méditerranéens d’abord et chez les musulmans en plus, qui met la femme à une certaine place, mais enfin je suis quand même convaincu qu’en Algérie pour que ce soit à ce point-là c’est surtout parce que l’homme est perdu dans sa tête.

C. : Dans Mascarades, cet homme qui est machiste, Mounir, au fond, il l’est par jeu, il n’y croit pas tellement lui-même.

L. S. : Oui, c’est un rôle social. Il l’est parce que s’il ne l’est pas, il va passer pour un con. Il n’a pas la force qu’a Khlifa, le détachement qu’a Khlifa qui s’en fout, lui, de passer pour un con.

C. : On a l’impression que Mounir, quand il est avec sa femme et sa sœur, il est conscient de son propre jeu. Il est libre avec elles et il les aime.

L. S. : Il y a de l’amour dans cette famille. Elles aussi, elles l’aiment. Elles savent très bien qu’il est pris dans un piège et elles ne vont pas l’enfoncer, elles l’aident beaucoup. Bon, il y a un moment où il faut prendre les choses en main parce qu’il va trop loin.

C. : On a l’impression aussi qu’à travers le choix de la comédie comme genre et aussi du conte, il y a une volonté de se détourner du drame. Le thème de la femme a été souvent traité mais sur un mode dramatique.

L. S. : C’est comme si notre cinéma ne pouvait exister ou avoir d’intérêt qu’à travers la chronique sociale un peu réaliste et dramatique. Même s’il y a de très beaux films qui ont été fait sur ce mode-là, moi, ça m’intéresse moins, aujourd’hui j’en ai marre. J’ai envie de, pas forcément donner une autre image mais d’essayer un autre endroit.

C. : Essayer de sortir de la victimisation ?

L. S. : Voilà, de sortir de la victimisation. Je n’en peux plus de cette victimisation, d’autant plus que je la trouve dangereuse : on fait le jeu de ceux qui veulent nous laisser victimes. Même si je fais un film où je montre une femme, si je le fais sur un mode dramatique, d’une certaine façon j’ai l’impression de l’accepter, d’en jouer, d’en profiter d’une manière cinématographique. Ça ne m’intéresse pas. Ensuite, qui ça intéresse ? Les Algériens, je ne pense pas que ça les intéresse. Le public algérien, ça ne l’intéresse pas parce qu’il le vit comme ça au quotidien. C’est aussi pour ça que j’ai fait une comédie : mon premier public, c’est le public algérien. Je voulais que le film lui parvienne, qu’il prenne du plaisir à le voir. Même si je n’étais pas là pour le caresser dans le sens du poil et que je ne voulais pas éviter les problèmes ni ne pas parler des choses. En tout cas, je ne voulais pas qu’il se sente jugé. En plus, quand on fait ça, au fond, on regarde d’où ? On regarde de l’autre côté de la Méditerranée, au fond, on regarde du côté de l’Occident. Et c’est facile de regarder du côté de l’Occident, l’Occident qui a gagné tous ces combats-là : le combat des femmes, le combat de la laïcité. Ça a été des batailles très dures que les occidentaux ont gagnées et ils ont payé fort. Nous dire à nous maintenant, par ce prisme-là, vous pourriez vous bouger, je trouve ça malhonnête. Chacun doit y aller avec ses moyens et chacun sa route, d’une certaine façon. Une des plus belles preuves que j’ai, sur ce thème là, réussi mon coup, c’est la réaction d’une partie de la presse française.

C. : Par exemple, ils disent quoi ?

L. S. : Ils disent que c’est gentil, que c’est une petite comédie qui ne dénonce pas grand-chose. Par exemple dans certains festivals le film n’a pas été sélectionné parce que ça n’était qu’une comédie. Ça veut dire quoi ? Que nous on est obligés de faire des drames tout le temps ? Qu’il faut qu’on pleure, qu’on ait mal, qu’on s’égorge ?

C. : Et quelles étaient les réactions en Algérie ?

L. S. : Il y avait des conservateurs, il y avait un ou deux articles qui disaient que c’était un film qui prônait l’occidentalisation de la société algérienne parce qu’un couple faisait l’amour avant le mariage, que la jeune fille partait sans l’autorisation de son tuteur, que le mariage n’était pas rendu comme c’est dans la tradition musulmane. Mais en même temps, c’est qu’ils ne sont pas passés à côté de la critique. En France, on me dit qu’il n’y a pas de critique et il me semble qu’on est passé à côté. Bon, je n’ai pas fait un film militant. Cousines était un film militant. Là, je ne voulais pas faire un film militant.

C. : On voulait te demander si ton film n’était pas aussi nourri de lectures d’auteurs latino-américains.

L. S. : Non, je n’en ai pas lu beaucoup et ce n’est pas une littérature que je connais.

C. : Ce qui peut faire penser à un certain réalisme fantastique latino-américain, c’est la jeune fille qui d’un seul coup tombe dans le sommeil de façon inexplicable.

L. S. : Alors ça, ce n’est pas une idée de moi. Quand j’étais au conservatoire j’ai travaillé sur une pièce qui s’appelle Journée de noces chez les Cro-Magnon d’un auteur qui s’appelle Wajdi Mouawad et dans cette pièce, il une jeune fille qui était narcoleptique. Je me suis servi de cette idée et j’en ai fait une allégorie, d’une certaine façon. Pour moi, Rym, c’est l’Algérie qui sommeille, qui a du mal à se réveiller, qui est vive, belle et intelligente quand elle est réveillée mais qui retombe très vite dans le sommeil, qui est pleine d’espoirs, qui a envie de partir et puis hop qui redort tout le temps, et qui est entourée par deux hommes qui l’aiment profondément – son frère, qui représente plus les traditions et le passé et un autre qui est l’homme avec qui elle pourrait construire quelque chose, une famille, et qui est plus tourné vers l’avenir, qui est un constructeur : Khlifa est le seul personnage qui construit quelque chose dans le film.

C. : Par rapport à l’ancrage de cette communauté, on a l’impression que c’est un lieu qui n’est nulle part. C’est à la fois ancré et pas ancré.

L. S. : Oui, ça, c’est volontaire aussi. Je ne voulais pas qu’on puisse situer clairement l’endroit. Ce qui m’intéressait dans cet endroit-là c’étaient les décors qui rappellent beaucoup justement les westerns de Sergio Leone. J’ai essayé d’éviter au maximum tout ce qui est signalétique algérienne. Pour ce qui est de la langue, dans les dialogues, j’ai voulu éviter qu’on soit trop dans un régionalisme, qu’on soit trop sur un algérois ou un algérien de l’Est, de l’Ouest ou autre. On a donc évacué toutes les expressions trop empreintes d’une région pour qu’on soit quelque part en Algérie, oui, ou quelque part au Maghreb.

C. : On constate qu’il n’y a aucune envie de départ chez les personnages de Mascarades. Enfin, quand Rym a envie de partir, c’est en Algérie…

L. S. : Oui, et c’est peut-être la seule chose où je force un peu le trait. J’ai fait un peu exprès d’appuyer là-dessus. C’est vrai qu’aujourd’hui en Algérie c’est une réalité : il y a beaucoup de jeunes qui veulent partir. C’est normal, il ne se passe tellement rien. Par exemple, dans la région où on a tourné, à Biskra, c’est impressionnant. Le village s’appelle Mchounech, et nous on était logés à Biskra. Toute cette région-là, c’est une région oubliée du monde, où il ne se passe rien. Je n’avais pas envie d’entrer dans le discours du genre « j’ai envie de me casser, j’ai envie d’Europe, d’Angleterre, de Canada ». Il y a un truc quand j’ai fait Cousines, qui a, je pense, beaucoup déterminé l’écriture de Mascarades : le film commence par l’arrivée de ce personnage, Idriss, de l’aéroport, de France, donc. Et moi, si j’ai fait cette scène, c’est pour faire un lien avec le même personnage dans le court métrage précédent. Mais ça n’a pas du tout été perçu comme ça. Ça a été perçu comme l’arrivée d’un mec qui vient d’Europe et qui a un rapport différent avec les femmes parce qu’il vit en Europe et que l’Europe lui a changé sa manière de penser. Et ça, ça m’avait profondément agacé. Que ce soit en Algérie ou en Europe, ça a été compris comme ça. Je trouvais ça bête parce qu’en plus le film n’est pas conçu comme ça. Il y a des scènes dans le film où quand il y a une confrontation entre les deux cousins, ce n’est pas celui qui est en Algérie qui dit à l’autre « T’as changé », c’est tout l’inverse. C’est celui qui était en France qui dit à l’autre : « Mais t’as changé ! », sous-entendu « C’était pas comme ça avant. Avant, on pouvait sortir avec les filles, aller manger, pourquoi tout d’un coup tu ne veux plus. » Et ça, c’est dit noir sur blanc dans le film. Malgré ça, les gens avaient interprété les choses à l’inverse. Ça les arrangeait, les uns et les autres. Par complexe. Les uns par complexe d’anciens colonisateurs, les autres par complexe d’anciens colonisés. C’était impressionnant et ça m’avait profondément agacé. C’est ça qui a déterminé le fait que dans Mascarades je ne voulais rien de tout ça : c’était un truc en Algérie, en arabe et que l’Occident n’intervienne pas. Parce que c’est trop facile, pour les uns et pour les autres, de se cacher derrière ce genre d’arguments.

C. : Est-ce qu’il n’y a pas dans cette volonté d’éviter le malentendu le risque de tomber dans un autre genre de consensus ?

L. S. : C’est possible. Alors ça, cette autre forme de consensus, moi j’ai essayé justement de l’éviter à travers la comédie. C’est pour ça que j’ai choisi la comédie. C’est le conservateur que je veux faire réfléchir. C’est pour ça, d’une certaine façon, on joue avec les codes et d’une certaine façon on ne les transgresse jamais. Par exemple, j’aurais pu les faire s’embrasser. Mais c’est pour ça que j’ai essayé de ne pas les faire s’embrasser. Parce que si je les fais s’embrasser, je donne des arguments aux conservateurs pour fermer les yeux et sortir de la salle. Et je ne veux pas qu’ils sortent de la salle. Alors ce consensus-là, je ne sais pas si je suis tombé dedans ou pas, c’est l’avenir qui le dira, on verra bien, je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est qu’en salle le public réagit très fort au film, que ce soit ici ou de l’autre côté. Quand je parlais de ceux qui passaient à côté du film en Europe, c’est de la presse que je parlais, pas du public. Si le consensus se fait au niveau du public d’un côté et de l’autre de la Méditerranée, c’est un consensus qui me convient. Aujourd’hui, ça me pose moins de problèmes d’être dans ce consensus-là. Avec Cousines, j’étais dans un consensus différent, un consensus qui a fait qu’en Europe et en Algérie des gens convaincus par la cause déjà étaient d’accord avec le film. Mais les gens que j’aurais voulu faire réfléchir, eux, sortaient de la salle. Bien sûr, je ne suis pas là pour changer les choses. Ou si, d’une certaine façon, j’ai la prétention ou la présomption ou la naïveté de, en tout cas avec mes petits moyens, vouloir changer le monde. Je pense que je ne vais pas y arriver, mais je ne suis pas là pour autre chose. Ma manière de changer le monde, c’est de poser des questions. Je ne suis pas là pour apporter des réponses, ça, d’accord, mais pour moi changer le monde ce n’est pas faire de la provocation frontale.

Propos recueillis par Hajer Bouden et Insaf Machta le 31 octobre 2008 à Tunis.

mardi 27 juillet 2010

Note de lecture : Le livre des illusions de Paul Auster

Ce roman du prolifique Paul Auster n’est pas des plus récents (2002) mais c’est le dernier que j’ai lu de lui (il en a écrit d’autres depuis aussi époustouflants les uns que les autres : Brooklyn follies, Seul dans le noir, Invisible, pour ne citer que ceux-là).
La force du Livre des illusions tient à la conjonction heureuse et tragique de l’art et de la vie. Les interférences ne se réduisent pas à l’artifice qui consiste à mettre en scène des personnages d’artistes ou d’écrivains. Elles vont bien au-delà. L’art entre en interaction avec ce qu’il y a de plus essentiel : l’amour et la mort.
Un universitaire du nom de David Zimmer, ayant beaucoup écrit sur la littérature, est sauvé du désespoir où l’a plongé la mort de sa femme et de ses deux enfants dans un accident d’avion grâce à une œuvre, un film burlesque signé par un certain Hector Mann, auteur oublié du muet, découvert dans un documentaire sur le cinéma muet. Cette découverte donne de nouveau un sens à la vie de cet universitaire reclus depuis la catastrophe qui a emporté les siens et le sens s’insinue d’abord par le rire et par un processus lent et douloureux qui l’arrache progressivement à un deuil statique. Il se met à la recherche des films d’Hector Mann qui se trouvent dispersés et conservés dans différentes cinémathèques et il lui faut pour cela surmonter l’épreuve de l’avion à l’aide d’un médicament qui l’abrutit pendant le vol. Après avoir visionné tous les films plusieurs fois, il ne se laisse absolument pas détourner de son projet d’écrire un livre sur le cinéaste, le seul qu’on ait jamais écrit sur lui – Hector Mann, ayant disparu d’une façon mystérieuse en 1929, est complètement tombé dans l’oubli peu de temps après – et le premier que David Zimmer consacre au cinéma – avant la découverte de l’œuvre de d’Hector Mann, le cinéma était perçu par l’universitaire comme un divertissement pouvant difficilement être porteur d’une idée forte. Son projet ayant pris fin, on lui confie la tâche de traduire Mémoires d’outre tombe de Chateaubriand. Le récit de l’expérience de l’écriture et de la traduction fait du roman de Paul Auster un commentaire de deux œuvres : fictive – celle d’Hector Mann – et réelle – celle de Chateaubriand. La porosité de l’écriture de Paul Auster apparaît à travers des exercices de transposition : les films fictifs d’Hector Mann sont amplement décrits et commentés par celui qui se donne pour tâche d’écrire sur le cinéaste et de nous raconter à la première personne l’histoire de sa rencontre avec le virtuose du muet et du livre en train de s’écrire. David Zimmer traducteur ouvre aussi le roman de Paul Auster à un exercice de critique littéraire. Et c’est un autre type de rapport entre l’art et la vie qui est appréhendé à la faveur du commentaire de l’œuvre de Chateaubriand. Le traducteur, s’accrochant à l’écriture comme planche de salut, comme une lutte contre l’enlisement dans la mémoire des morts, est confronté avec Chateaubriand à la figure d’un écrivain qui, prenant de l’âge en étant criblé de dettes, est contraint de vendre de son vivant une œuvre censée être posthume, ses mémoires d’outre tombe où il fait part de son attente de la mort et des tourments que lui cause sa propre longévité.
C’est au cours de ce deuxième projet d’écriture, la traduction, que Divid Zimmer est de nouveau mis sur la voie d’Hector Mann. Il reçoit des lettres de la femme du cinéaste qui le sollicite pour venir au chevet de son mari et pour voir les films qu’il a réalisés bien après 1929. Incrédule, David Zimmer ne répond pas à l’invitation jusqu’à ce qu’une jeune femme envoyée par Hector Mann lui-même débarque chez et l’entraîne dans l’aventure, une aventure où il s’agira d’abord de prendre l’avion en compagnie d’Alma dont David est désormais amoureux et d’entendre le récit rocambolesque de la seconde vie d’Hector Mann (complicité dans une affaire de meurtre accidentel, disparition, changement d’identité, rencontre et mariage avec une femme exceptionnelle, installation dans un ranch dans le désert et renaissance du cinéaste). David apprend que la seconde partie de l’œuvre du cinéaste réalisée de manière artisanale au ranch est vouée à la destruction (tel est, semble-t-il, le vœu de l’auteur) 24h après sa mort, une œuvre que personne n’a vue et qui n’aura aucune postérité. Hector Mann meurt la nuit où David arrive au ranch et sa veuve hâte la destruction de son œuvre contre l’attente d’Alma et enfreint ainsi l’une des clauses du testament du cinéaste. David n’aura l’occasion de ne voir qu’un film d’Hector Mann. Le même sort est réservé à la biographie de six cents pages sur laquelle travaille Alma depuis des années. Cette destruction est l’œuvre de Frida, la femme d’Hector. C’est le dernier autodafé du roman qui entraîne d’ailleurs la mort accidentelle de Frida violemment poussée par Alma, au moment où elle découvre la disparition de son ordinateur et le brasier qui a été fait du manuscrit, et le suicide d’Alma. On a du mal à la fin du roman à se frayer un chemin à travers les fumées de ces autodafés des films et des pages censés effacer les traces d’une seconde vie. Seconde vie dérobée aussi à David Zimmer avec la mort d’Alma. A la fin du roman, on le retrouve aux prises avec les Mémoires d’outre tombe et caressant l’espoir que des copies des films du second d’Hector Mann auront été sauvées et secrètement confiées par Alma à des institutions qui en prendront soin.
C’est aussi à David que Paul Auster attribue la rédaction du livre qui raconte de bout en bout l’existence d’Hector Mann, Le Livre des illusions, et qui arrache des bribes de la vie de l’homme et de l’œuvre à l’apocalypse des autodafés, regénérant ainsi à l’infini les liens qui se tissent entre la mort, l’art et la vie.

Insaf Machta

dimanche 11 juillet 2010

Article sur Elhabs Kadheb, paru ds Ettariq Eljadid mai 2009. Une version française du livre de Fethi Ben Haj Yahia vient de paraître sous le titre :

La Gamelle et le couffin, signée Hajer Bouden.

La mémoire vive des « feuillets » de Fethi Ben Haj Yahia

Il est rare que des mémoires de prison tiennent le lecteur en haleine comme le fait El-Habs Kadheb… de Fathi Ben Haj Yahia. Son talent de conteur insuffle de l’énergie dans les sédimentations d’une mémoire qui devient réfractaire à la momification.
La genèse de la lutte contre l’oubli, telle qu’elle est reconstituée au début du livre, se déploie dans la lenteur, accompagnée d’une tonalité mélancolique, au risque de s’immobiliser dans une méditation sur la perte. Tout commence par des tableaux de deuils à la fois réels et symboliques : la mort de René Chiche, événement dont la singularité se mesure à l’étrangeté d’une langue venue de loin, faisant écho à une perte identitaire qui est loin d’être préoccupante pour une majorité, décidée à tourner le dos à son altérité, et à cet appauvrissement qui est le propre des cultures unidimensionnelles ; la mort récente des anciens camarades et le déficit d’expression et de représentation de ce qu’a été leur parcours. C’est ce constat de la perte qui est à l’origine de la quête du sens, une quête qui ne se résume pas dans un mouvement de retour sur le passé mais qui est une interrogation lancinante s’enracinant d’abord dans le présent. C’est sans doute la raison pour laquelle le livre dévoile sa genèse et donne à voir le processus même de la reconstitution mémorielle. Il intègre notamment un texte qui met au jour la question de la mémoire aux prises avec l’effacement de sa trace matérielle – il s’agit en l’occurrence d’un article de l’auteur paru dans Ettariq El Jadid et portant sur la démolition de la prison du 9 avril – et qui est antérieur à la rédaction du livre. La greffe que constitue cette auto-citation, outre qu’elle s’inscrit dans la genèse même du récit carcéral proprement dit, peut être assimilée aussi à un procédé d’éclairage qui accompagne l’entrée du lecteur dans ce haut lieu de la mémoire de la répression dont il sera question plus loin dans le récit (on entre autrement par le biais de la narration dans un lieu dont on sait qu’il a disparu et dont l’effacement a suscité des interrogations, de même qu’on perçoit différemment le soi-disant jardin public qui est en passe de le supplanter). A d’autres endroits du récit, la greffe est de nature dialogique. L’auteur insère le commentaire d’un lecteur, un compagnon de route qui a lu le texte avant sa publication et qui a annoté le manuscrit à l’endroit où il est question des entraînements dans les camps du FPLP au Liban. Le commentaire d’un tiers faisant suite au récit lui-même donne lieu à des éclaircissements sur les circonstances ayant trait à l’orientation arabiste de l’organisation. La citation des annotations d’un lecteur renforce ce lien étroit entre récit et commentaire qui est une constante dans ces mémoires, de même que cette tendance à rendre visible non seulement le processus de l’écriture de la mémoire mais également la confrontation des mémoires. Le dialogisme mémoriel et idéologique est l’une des manifestations de la modernité d’une écriture qui ne se contente pas de la reconstitution et qui conçoit le sens dans une interaction permanente avec le présent et dans un dialogue avec un lecteur. Telle est également la signification de la correspondance avec Latifa Lakhdhar qui clôt le livre, correspondance qu’on pourrait assimiler à première vue à une annexe mais là aussi le procédé éditorial est réinvesti : il est le lieu d’un questionnement sur le sens même de l’écriture, un sens ouvert au gré des lectures et qui ne se laisse pas enfermer dans la réponse de l’auteur à une lectrice.
Ceux qui attendent de l’auteur un positionnement idéologique par rapport aux orientations de l’expérience gauchiste en Tunisie risquent, en effet, d’être déçus. Car le témoignage vaut avant tout par sa dimension existentielle, non que la réflexion politique en soit absente mais elle ne peut être réduite à une prise de position vis-à-vis de telle ou telle orientation. La dimension politique est plutôt inscrite en filigrane dans cet effort qui consiste à restituer l’univers mental d’une époque, restitution tributaire d’une suspension du jugement et d’une empathie qui ne bascule pas pour autant dans la nostalgie béate. La restitution se fait à la faveur de tableaux, (j’emprunte ce terme, qui rend bien compte de la manière dont le récit est agencé, à Latifa Lakhdhar qui a présenté l’ouvrage à la Librairie Art-Libris), de situations chargées d’humanité dans un univers qui devrait en constituer la négation. L’ouverture du sens procède également d’un mode de narration qui fait fi de la chronologie, y compris de cet artifice qui consiste à commencer le récit par la fin pour remonter le temps en sens inverse. Tout se passe comme si l’auteur s’était laissé entraîner par le mouvement même de sa pensée dont les arborescences donnent au récit cette allure à la fois fragmentaire et éclatée. On le sait, depuis Roland Barthes, la chronologie dans le récit se double d’un principe de causalité. Raconter en dépit de la chronologie, comme le fait Fathi Ben Haj Yahia, revient à tordre le cou à la causalité. Il y a d’ailleurs une impression d’absurde qui se dégage de l’ensemble de l’expérience racontée ; elle n’est pas seulement due aux lignes brisées de la narration, elle est inhérente à la manière dont certaines situations sont décrites et racontées. Il en va ainsi de certains moments héroïques comme le passage clandestin de la frontière tuniso-algérienne ou les entraînements au Liban quand l’auteur file, sur le mode de l’humour, la métaphore de la terre sainte. La distance se situe justement au niveau de l’intrusion de l’humour et de l’absurde dans le récit d’une expérience d’embrigadement idéologique, ce qui n’a pas empêché le narrateur de restituer, malgré le travail de sape opéré par l’ironie, l’imaginaire révolutionnaire dans toute sa splendeur. Le positionnement, recherché par certains, n’est pas chez Fathi Ben Haj Yahia le fruit d’une plate auto-critique idéologique ; il s’opère justement par une sortie de l’idéologie qui lui permet de restituer des expériences vécues dans toute leur complexité et dans leur intensité existentielle. Et puis il y a ces portraits de militants (celui de Gilbert Naccache notamment qui, tout en s’intégrant dans une réflexion, esquissée à l’occasion de la rencontre entre les anciens et les nouveaux à Borj Erroumi, sur la rupture entre Perspectives et El-‘Amel ettounsi, donne du relief à cette figure du militant obstiné et dont la générosité va de pair avec un sens aigu de la transmission et du débat) et des non-militants : le directeur de la prison du Kef et surtout Zinouba, alter ego du militant dont la verve populaire fait écho à la sienne et qui confronte également les camarades à la question de l’altérité incarnée dans un corps qui, s’insurgeant contre les déterminations biologiques, problématise plus que tout autre la question de l’identité. La parole proverbiale de Zinouba : « El-Habs Kadheb… », célébrée à travers le titre que donne l’auteur à son livre, doublée d’un sous-titre issu de la culture intellectuelle et politique : « feuillets des registres de la gauche au temps de Bourguiba », synthétise à elle seule toute la bigarrure linguistique et culturelle d’une pensée pour qui le peuple est irréductible à un objet de discours idéologique. C’est paradoxalement par le peuple que s’opère aussi la sortie de l’idéologie.

Khorma et Tendresse du loup de Jilani Essaadi, paru dans Ettariq Eljadid juin 2008

L’épaisseur du réalisme dans les films de Jilani Essaadi


La salle CinémAfricArt nous a donné l’occasion de redécouvrir un beau film (Khorma de Jilani Essaadi) qui, ayant fait une sortie manquée en 2003, est de nouveau programmé dans un espace qui n’a de cesse de prouver son attachement au cinéma d’auteur. La projection qui a eu lieu le 28 mai et le débat qui l’a suivie en présence du cinéaste nous a permis de mieux cerner l’univers d’un auteur qui s’est imposé dans notre paysage cinématographique surtout après la sortie de son deuxième opus, Tendresse du loup, en novembre 2007.



L’originalité de l’univers de Jilani Essaadi tient essentiellement à une conception du réalisme où voisinent la fantaisie de la fable et la représentation crue d’une réalité souvent prosaïque et triviale. Ce réalisme singulier nous éloigne à la fois de la platitude d’un ancrage artificiel dans la réalité et la culture tunisiennes et d’une forme de déterminisme caricatural, présent par ailleurs dans le cinéma tunisien, et auquel on prétend plier la représentation de la société et surtout les destinées individuelles qui demeurent en revanche, aussi bien dans Khorma que dans Tendresse du loup, farouchement et ostensiblement singulières.
Les deux fictions sont ancrées dans des milieux populaires et mettent en scène des personnages dont la marginalité est à la fois appuyée et complexe sans que cela donne lieu au moindre discours explicatif et / ou idéologique sur la marginalité. Loin d’être une catégorie préétablie, le marginal est un personnage ouvert, impliqué dans une aventure à laquelle rien ne le prédestine et qui fait toute sa complexité. Il en va ainsi du personnage principal de Khorma, crieur public simple d’esprit, initié au métier par Bou Kalb qu’il cherche à écarter par la suite et de celui de Tendresse du loup, un jeune, simple d’esprit aussi, oisif, ne rêvant que d’aller au Cap Vert et qui assiste un soir, impuissant, au viol d’une fille du quartier qui se prostitue et à qui le lie par la suite une brève histoire d’amour – les deux magistralement campés par Mohamed Kriâa. Dans les deux films, les personnages évoluent dans le décor d’une médina pauvre et populaire (la médina de Bizerte, bariolée et lumineuse mais délabrée dans Khorma, et celle de Tunis, franchement sordide, d’autant plus qu’elle est filmée essentiellement de nuit dans Tendresse du loup) qui est aux antipodes de cette médina de carte postale présente ici et là dans le cinéma tunisien. Ce parti pris que l’on pourrait qualifier à la fois de réaliste et de radical, dans le sens où il bannit tout pittoresque et où il montre la face cachée d’un lieu fétiche de la mémoire et de l’identité tunisiennes, va de pair avec un traitement narratif audacieux, expression d’une sensibilité ludique qui ne recule pas devant le risque de l’invraisemblance et qui laisse libre cours par moments à une forme d’onirisme empreint de trivialité. Dans Tendresse du loup, et plus précisément dans la séquence de l’évanouissement de Stoufa, suite à son agression, le personnage est ramassé par des éboueurs qui le transportent sur leur carriole pleine d’ordures avant de le confier à un marchand de légumes qui le conduit à l’hôpital sur sa charrette. Cette situation burlesque tend vers le rêve lorsque nous voyons la charrette filmée au ralenti dans le tunnel de Bab Saâdoun et que nous entendons le récit rêvé de la traversée de la ville par la voix-off du personnage qui s’extasie sur l’odeur de la menthe et la beauté d’un ciel étoilé qui lui fait évoquer encore une fois le Cap Vert. Cette échappée onirique correspond à un moment de respiration dans le film et vient contrebalancer la violence de l’agression subie par Stoufa et de la séquence du viol. Nous retrouvons cette même respiration ludique dans le premier long métrage de Jilani Essaâdi. A chaque fois que Khorma, dont l’idiotie fait de lui le souffre-douleur des gens du quartier, se fait agresser ou humilier, on le voit sur les terrasses – encore un « lieu » commun admirablement réinvesti par Jilani Essadi – pleurer son martyre en chantant avec Abdelhalim Hafedh et l’imitant à merveille.
L’autre manifestation de la liberté que s’accorde le cinéaste se manifeste à travers des péripéties et des retournements de situation rocambolesques. Dans Khorma, la mise à l’écart de Bou Kalb est préparée par une fâcheuse confusion : le vieux colporteur, devenu dur d’oreille, annonce le décès d’une mère au lieu du mariage de sa fille. La mère en question meurt peu de temps après alors que les festivités du mariage sont en cours. Mais ce qui pourrait apparaître à première vue comme une péripétie fantaisiste ou comme une facilité au niveau du scénario est loin d’être une fin en soi. Les libertés que prend le cinéaste avec une certaine vraisemblance découlent de ce parti pris de la fable. Parti pris certes plus évident dans le premier film qui se donne à voir comme une fable sur la succession et la prise de pouvoir par celui qui a été de tout temps considéré comme l’idiot du quartier et qui finit par subir de nouveau les avanies d’une communauté déchaînée. Mais si la morale politique de la fable est plutôt claire (la figure de celui dont on découvre des capacités insoupçonnées et un sens consommé de la rouerie renvoie, surtout à travers la mercantilisation du religieux et du sacré, à une certaine forme d’islamisme), le traitement scénaristique de la transformation du personnage est d’une extrême complexité. Autant dire que l’essentiel n’est pas dans le propos idéologique. Le protagoniste tire sa force de la mobilité de sa personnalité. Il change certes de visage, de costume et d’attitude après avoir supplanté Bou Kalb mais il conserve son rapport immédiat et primaire au monde ; le tyran est aussi un enfant. La figure de Khorma mobilise, de surcroît, une représentation mythique allant de pair au demeurant avec le parti pris de la fable. Cette mythification accentue la complexité d’un personnage que l’on pourrait assimiler aussi à un Christ dévoilant une face monstrueuse. Mais il va aussi sans dire que la surimpression des figures n’épuise pas le sens de la représentation ; le personnage reste une énigme et sa compréhension est dans une certaine mesure réfractaire à la rationalisation. Le simple d’esprit qui suscite à la fois l’empathie et l’aversion préserve toute son étrangeté et son altérité est de ce fait irréductible.
On retrouve aussi cette complexité dans Tendresse du loup où elle est cependant moins tributaire d’une transformation insaisissable du personnage que de ce qui se joue entre Stoufa et Salwa. En désignant Stoufa comme son agresseur alors qu’il était le seul à l’avoir défendue au moment où elle s’est fait violer, Salwa a donné une tournure particulière à sa vengeance. Elle s’en explique d’ailleurs sans que cela épuise la signification de cette accusation injuste ; les violeurs s’étant enfuis au moment elle s’en est approchée avec son frère et sa bande, il lui fallait un coupable, un bouc-émissaire (le personnage féminin semble se conformer de ce fait à une sorte de code de l’honneur). Mais l’histoire de Salwa et Stoufa échappe à la stricte logique de la revanche, dans la mesure où sa mise en scène n’obéit pas au principe de l’enchaînement causal des faits et qu’elle laisse la place à une grande part d’aléatoire. Il est vrai que l’accusation de Salwa donne lieu chez Stoufa à un projet de vengeance. Mais le rapport de force qui s’instaure entre eux n’est pas dénué de complicité et d’accord. Dans la séquence du cabaret, les deux personnages se toisent avec ressentiment et méfiance, avant de se rejoindre sur une piste de danse où leurs corps sont entraînés dans un duel harmonieux. La suite de leur histoire est faite d’une succession de moments où ils changent constamment d’humeur. Salwa accepte de partir avec Stoufa après s’être débarrassée du client avec qui elle a passé la soirée dans le cabaret. Ce départ est dans un premier temps vécu comme une libération, comme une sorte d’enfance retrouvée. Mais esquissant un mouvement de fuite au moment où elle se fait conduire dans des ruelles sombres et étroites, elle se fait captive et son compagnon laisse entrevoir un visage de bourreau qui finit néanmoins par s’adoucir et venir à bout de sa résistance en l’entraînant dans son propre rêve. Ces changements n’ont rien de spectaculaire et ne nous installent pas vraiment dans la logique classique du suspens. Ils semblent plutôt le fruit d’une démarche quelque peu expérimentale – le cinéaste affirme avoir laissé libre cours à l’improvisation des acteurs notamment dans cette séquence – qui nous fait suivre les oscillations d’une aventure qui ressemble à un rêve éveillé.
Cette expérimentation qui fait surgir ce qu’il y a de mouvant dans les êtres et dans leurs histoires concourt justement à déjouer le sérieux d’une représentation qui enferme le réel dans des certitudes.

Gare Centrale, paru dans Cinécrits

Hypertrophie du voir



La marginalité est au centre de Bab Elhadid ; le personnage principal est un vendeur de journaux infirme vivant dans une gare. L’infirmité physique instaure un décalage entre le personnage et ce monde grouillant et mouvementé des chemins de fer, lieu de la vitesse, d’un va-et-vient incessant, et d’une course-poursuite entre les policiers et les vendeuses de boissons gazeuses (dont Hannouma est la figure la plus tonique et la plus insaisissable). La tare physique se double de surcroît d’un décalage d’ordre mental. Les autres personnages du film se trouvent engagés dans une sorte de corps-à-corps avec la vie (l’existence de Abou Seri et de Hannouma se présente comme une lutte permanente pour la subsistance et pour le droit à une vie plus décente), il en va autrement pour Kénaoui qui évolue dans une sphère à part, celle d’un désir constamment contrarié et inlassablement ressassé, nourri sur un mode imaginaire et essentiellement spéculaire.
La marginalité du personnage consiste d’abord dans cette hypertrophie de l’imaginaire et du fantasme suggérée notamment par la fréquence des très gros plans sur les yeux du personnage et correspondant à des moments où le processus fantasmatique se trouve déclenché, entièrement mobilisé et porté à son paroxysme. Ces très gros plans violents sont généralement suivis d’un plan subjectif où l’objet convoité se trouve fragmenté. La fragmentation se présente comme une réponse à la violence d’un procédé qui se fait l’écho d’une violence intérieure réduisant l’objet de ce regard fantasmatique à l’état de fragment. Le premier gros plan sur le regard du personnage intervient au moment où Kénaoui est accosté par une jeune fille qui lui demande un jeton, il est suivi d’un plan subjectif focalisé sur les pieds de la jeune fille.
Toute l’activité du personnage est placée sous le signe de cette hypertrophie du regard qui présente des modalités différentes : il y a le regard contemplatif qui se présente comme le pendant visuel d’une rêverie souterraine (il en va ainsi du jeune couple qui se donne rendez-vous dans la gare et faisant l’objet d’un spectacle attendrissant. Le lien qu’entretient ce couple avec l’intrigue principale est tellement lâche que son histoire est confinée dans la périphérie du récit, son manège n’est perceptible que pour Kénaoui et on a l’impression de reste qu’il n’existe qu’à travers son regard rêveur et attendri), il y a aussi le regard voyeur et surtout le regard fétichiste qui se pose sur une partie du corps convoité, découpe les photos licencieuses et réduit symboliquement les corps réels ou représentés en fragments. Le surinvestissement du regard est d’abord une réponse à l’infirmité physique, il compense la lenteur de la démarche du personnage et sa difficulté à se mouvoir. A la débilité de la faculté motrice s’oppose donc l’intensité de la pulsion scopique et l’ampleur d’un imaginaire nourri essentiellement de fragments d’images déformées par une conscience torturée. L’infirme a tendance à transformer le monde en images. Cette pulsion scopique prend en charge l’intensité d’un désir impossible à articuler sur la réalité et en devient le principal vecteur. Ce qui mobilise l’intensité du regard et immobilise le corps a quelque chose à voir avec le désir. Il en va ainsi du jeune couple dont les faits et gestes tombent sous le regard de Kénaoui et nourrissent manifestement une rêverie qui serait à l’image de leur idylle. Quand Kénaoui observe le va-et-vient incessant de la jeune fille attendant son amoureux, il se trouve assis sur les marches d’un escalier. Il n’apparaît pas d’emblée, mais plutôt au milieu de la séquence instaurant de ce fait une sorte de spectacle au second degré. Il regarde la scène de biais et son regard en vient à dessiner un axe oblique par rapport à son objet. Cette posture est à l’image de l’oblicité de ce moyen permettant de satisfaire un désir de vivre une histoire d’amour. Mais la liberté du cinéaste est telle que la scène évolue indépendamment du regard du personnage qui intervient au milieu de la séquence pour doubler notre regard et nous renvoyer à notre posture de spectateur assis dans une salle de cinéma. La séquence observée s’inscrit, du reste, dans le registre du mélodrame et acquiert le statut d’un film dans le film. Ce procédé qui consiste à faire intervenir le regard du personnage au milieu d’une séquence est fréquent dans Gare centrale, il est l’expression de la centralité de ce regard marginal. Il en va ainsi dans la séquence où Hannouma se déshabille dans une sorte de cabine sous notre regard, Kénaoui pris en flagrant délit de voyeurisme surgit au milieu de la séquence comme pour nous renvoyer à notre posture de voyeur. Le voyeurisme qui correspond à un regard paroxystique débouche sur une autre modalité du voir. Dans la séquence qui suit celle à laquelle nous venons de faire allusion, Kénaoui accroche sur le mur de son logis misérable une photo découpée dans un magazine, il regarde longuement la photo avant de lui faire subir une transformation qui fait d’elle un double de Hannouma (il dessine un seau accroché au bras de la jeune femme). La spécularité équivaut d’abord à une mise en valeur de la pulsion scopique. Elle est également le support de l’action fantasmatique, action qui révèle l’insuffisance du regard comme vecteur du désir. La spécularité imaginaire correspond de ce fait à un dévoiement de la faculté regardante en faisant de l’image un double de la réalité. Le deuxième dévoiement du regard réside dans le fétichisme ; au moment où Madbouli était en train de lire à voix haute le récit du fait divers de la Rosette, Kénaoui coupait une photo de magazine en fragments. Or, il était question dans le fait divers de la Rosette d’un corps de femme découpé en morceaux. La spécularité dont il est question se situe ici au niveau de la mise en scène. Le crime de Kénaoui résulte d’une orchestration entre le regard fétichiste et le récit de fait divers fonctionnant d’ailleurs comme une mise en abîme dans le film. Tout se passe comme si la mise en scène de la spécularité (au niveau de l’univers mental du personnage) faisait appel à ce principe généralisé de la spécularité dans le récit filmique et dans la mise en scène, principe qui apparaît sous des modalités différentes. Hannouma peut être considérée comme le double inversé de Kénaoui (elle se définit essentiellement par sa mobilité et son pragmatisme, contrairement au vendeur de journaux dont la démarche claudicante va de pair avec une propension à la rêverie et au fantasme). Etant le fiancé de Hannouma et la figure de proue du mouvement syndical, Abou Seri peut également être considéré comme un double inversé de Kénaoui. Ce dernier exemple de spécularité équivaut à une mise en valeur de cette centralité de la marge, c’est plutôt Abou Seri (Férid Chawki) qui a la carrure d’un héros de film militant. Et enfin le jeune couple fonctionne comme la variante éthérée et mélodramatique de ce couple de film social que forment Hannouma et Abou Seri.
Nous nous rendons compte par là même que la spécularité qui construit le récit déconstruit d’autres modes de représentation comme le film social et militant et le mélodrame. Ces genres cinématographiques figurent à l’état de fragments dans Gare centrale (il s’agit là d’une constante dans le cinéma de Chahine dont les films se nourrissent généralement d’un certain nombre de genres dont les contours sont bien définis et qui font l’objet d’une réappropriation fragmentaire et spéculaire, il en va ainsi notamment de la comédie musicale). Or, cette tendance à revisiter les genres et à en faire une sorte de symphonie visuelle acquiert plus de pertinence quand cette prédilection pour la spécularité est partagée à la fois par l’auteur-metteur en scène qui en fait un principe esthétique fondamental et le personnage. Or, il se trouve que c’est Chahine lui-même qui joue le rôle de ce personnage infirme, prisonnier de l’hypertrophie de ce regard dont l’acuité débouche sur une saturation qui réduit le monde et plus précisément l’objet du désir en fragments. Kénaoui n’est que le double de ce spectateur-réalisateur qu’est Chahine atteint de cette hypertrophie invétérée d’un regard qui construit en déconstruisant sa mémoire hallucinée de spectateur.

Lecture d'une affiche publicitaire, paru dans Ettariq Eljadid en mars 2008

Quand les publicitaires de Tunisie Télécom flirtent avec le racisme…




Vous avez sans doute aperçu des affiches de la campagne de Tunisie Télécom pour un forfait exceptionnel pour le téléphone fixe. Passons sur le mauvais goût dont témoigne le slogan de cette campagne : « Maâ fixi fixi elfixe ». Mauvais goût qui se joint sur certaines affiches à une imagerie franchement esclavagiste. Sur l’une de ces affiches, on voit une dame au téléphone, vêtue d’une robe qui ressemble à une toge romaine, se déplaçant dans un intérieur luxueux. Le téléphone dont elle se sert siège confortablement sur un coussin tenu par un serviteur noir (précisons que l’acteur n’est pas noir mais qu’il est maquillé, ce qui confère une certaine sophistication à la forme du message). Les publicitaires avaient manifestement l’intention d’exhiber les signes de richesse d’une grande bourgeoisie qui ne crache pas sur les offres de Tunisie Télécom. Et parmi ces signes de richesse, il y a ce serviteur noir qui renvoie historiquement – on ne peut s’empêcher d’y penser vu les costumes des protagonistes – à l’esclavage.
Le réinvestissement de cette imagerie n’est malheureusement pas un fait isolé. Quelques restaurants chics de la capitale ont tenu à ne recruter, il y a quelques années, que des serveurs noirs et des familles de la grande bourgeoisie tunisoise ont eu recours également à des serveurs noirs dans leurs cérémonies de mariage, ressuscitant ainsi une image du passé pour en faire un emblème de distinction sociale et faisant fi de la sorte de la mémoire meurtrie d’une communauté. Un tel réinvestissement est d’autant plus dangereux qu’il n’est quasiment pas critiqué ; rares sont les personnes qui s’en offusquent. Confiner le noir dans un rôle faisant écho au statut historique d’esclave ne choque pas grand monde. Autant dire qu’il s’agit là d’un racisme qui s’exprime en toute bonne conscience.
L’affiche de Tunisie Télécom aurait fait scandale dans un pays où l’esprit démocratique d’une société civile vigilante se manifesterait entre autres par l’élaboration d’un discours sur le racisme et par une déconstruction des imageries séculaires de la marginalisation raciale, ethnique, religieuse et autres. Nous avons du pain sur la planche, il faut l’avouer !
Cette affiche conçue par les publicitaires d’une entreprise semi-publique est une honte pour un pays qui veut donner l’impression de se dégager de son archaïsme.
Tunisie Télécom doit absolument présenter des excuses pour cette insulte à la communauté noire du pays et aux ressortissants africains qui vivent parmi nous. Mon exigence relève sans doute de l’utopie. Car il faudra beaucoup de temps pour convaincre les publicitaires et l’entreprise que leur message est tout simplement raciste. Ils refuseront de l’admettre et je ne douterai pas de la bonne foi qui présidera à leur incompréhension. Une telle attitude n’est absolument pas étonnante dans un pays où le racisme relève, comme tant d’autres choses, de l’impensé. En attendant ces excuses, nous exhortons la société civile et, à sa tête, la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme à réagir.

Free Zone (A. Gitaï)

Fable et réalité dans Free Zone d’Amos Gitaï



L’argument de Free Zone est assez ancré dans la réalité politique du Proche Orient. Pourtant le cinéaste n’a pas choisi une représentation frontale du conflit. Il a mis en scène des personnages qui sont loin d’être des acteurs de la scène politique. L’israélienne Hanna part vers le nord de la Jordanie, vers un no man’s land appelé « Free zone » pour récupérer l’argent que son mari a gagné en fabriquant des voitures blindées vendus aux pays arabes par l’intermédiaire d’un personnage appelé l’Américain. Ce que nous voyons au début, ce sont les étapes d’un voyage : passage de la frontière israélo-jordanienne, petite halte pour se renseigner sur la route, et des panneaux d’indications routières ponctuant le trajet. Hanna est accompagnée d’une américaine qui vient de rompre avec son fiancé israélien et qui, ne supportant pas l’idée de rester à Tel-Aviv, décide de partir avec elle même si l’Israélienne précise qu’elle a un problème familial urgent à régler en Jordanie. C’est au cours de ce voyage que les contours identitaires des personnages commencent à se dessiner progressivement et ce, à coups de flash-back ou de discours rétrospectifs.
Rébecca l’Américaine s’installe en Israël et garde un souvenir idyllique de son séjour au bord du lac de Tibériade. Elle met ensuite le doigt sur une première fissure identitaire ; elle était persuadée qu’elle était juive avant de s’installer en Israël mais elle apprend qu’elle ne l’est pas, sa mère n’étant pas juive. Le flash-back fait d’images en surimpression se rapporte à la scène de la rupture avec son fiancé ; celui-ci raconte comment, lors de son service dans les territoires, il a été amené à abuser d’une Palestinienne – il ne se souvient du reste pas s’il l’a vraiment violée ou si elle avait fini par se donner à lui. Ce récit est à l’origine de la rupture : la décision est prise par Rébecca sans trop d’explication et elle est sans appel. Elle équivaut à la désapprobation d’un comportement humainement inacceptable : le récit du fiancé met Rébecca devant une autre fissure identitaire qui l’amène à s’éloigner de quelqu’un qui a commis l’irréparable et dont l’amnésie partielle ou le déni est propre à exprimer tout le désarroi. Tout se passe comme si Rébecca décidait de tourner le dos à une identité meurtrie par la violence qu’elle exerce sur l’Autre. La toute première séquence du film prend ainsi tout son sens : on voit Rébecca dans la voiture filmée en plan rapproché, elle pleure toutes les larmes de son corps et on entend une chanson qui raconte une fable, celle d’un agneau dévoré par un chat, lui-même dévoré par un chien, et qui décrit le cycle infernal d’une violence absurde. Le commentaire qui suit la fable proprement dite dans le texte de la chanson a trait à la transformation de la victime en bourreau. Cette chanson qui constitue l’arrière-plan sonore de la souffrance inhérente à la rupture tend à inscrire le drame privé dans une réalité marquée par l’impasse de la violence.
On retrouve également un écho de cette violence où l’on s’enlise, qui est représentée d’abord sur le mode de la fable, dans le récit que fait l’Israélienne de son existence. Elle parle d’abord des origines berlinoises de son père et de son propre attachement à cette ville. La suite du récit fait d’elle une déplacée : après un séjour dans le Sinaï, Hanna s’installe avec son mari dans le Néguev où ils ont planté des fleurs mais la première Intifadha les ayant privés de la main d’œuvre palestinienne, ils ont engagé des ouvriers asiatiques, la police de l’immigration n’a tardé pas à débarquer et leur projet est tombé à l’eau. Le mari a décidé par la suite de devenir chauffeur de taxi misant essentiellement sur l’apport du tourisme, mais la réalité du conflit l’amène à se rendre compte qu’un tel projet n’est pas viable, étant donné que la seule certitude au Moyen Orient, c’est la guerre. Il se met alors à fabriquer des voitures blindées pour les vendre aux arabes et principalement aux Irakiens. Le récit de l’israélienne est certes dépourvu de cet arrière-plan humaniste qui caractérise l’attitude de l’américaine ; la mise en avant de la réalité de la violence par Hanna, faisant écho par ailleurs à la réflexion existentielle contenue dans la chanson, réduit son parcours à une lutte pour la survie dans le sens le plus matériel du terme. Le discours d’Hanna, se limitant aux faits, ne renferme aucun jugement politico-moral sur le conflit. Le pragmatisme du personnage et ses préoccupations terre à terre empêchent également ce récit de tomber dans la facilité que représente la victimisation du Juif. L’intérêt de ce discours réside à mon sens dans son aspect apolitique ; tout se passe comme si Amos Gitaï nous donnait à voir la radiographie d’un comportement mû par des questions de survie liées à une situation politique complexe sans surcharger le personnage d’un point de vue qui transcende sa propre situation.
Cependant, ce parti-pris est abandonné quand il s’agit de représenter la réalité chaotique de la Palestinienne Leïla. Le rôle qu’elle joue dans l’histoire de même que ses motivations manquent de clarté. Elle se substitue d’abord au vis-à-vis d’Hanna qui n’est autre que l’Américain dont il est question au début et qui s’avère être un Palestinien ayant la nationalité américaine. C’est Leïla qui reçoit Hanna et Rébecca dans la « Free zone » ; elle les attend pour leur dire que l’Américain – qui est son mari – est malade. L’israélienne insiste pour voir l’associé de son mari et Leïla accepte de la conduire chez elle non sans tergiverser. Elle refuse dans un premier temps de coopérer accusant Hanna de se prévaloir de son statut d’israélienne et de se comporter avec arrogance et Hanna, fidèle à son pragmatisme habituel, lui rappelle qu’elle est venue parler affaires. Telle est la principale différence entre les deux femmes : une logique pragmatique et des revendications claires, d’un côté et les faux-fuyants du discours identitaire, de l’autre. En arrivant dans l’oasis où habitent la Palestinienne et Samir – l’Américain –, les trois femmes se trouvent face à un incendie et on apprend que Walid, le beau fils de Leïla, a mis le feu dans le domaine familial pour protester à la fois contre son père et sa belle mère : « il déteste la femme que je représente », explique Leïla. C’est à ce moment là qu’Hanna exprime pour la première fois un point de vue, du reste très général et dénué d’assise politique, sur la situation où elle se trouve impliquée malgré elle : « J’ai horreur de la violence, je déteste le fanatisme et le fondamentalisme, partons », dit-elle à Rébecca qui n’est pas prête à abandonner Leïla. Celle-ci s’absente un moment et revient dire à Hanna : « J’ai besoin d’aide, tu pourrais me faire traverser la frontière, je dois retrouver Walid qui ne tardera pas à distribuer l’argent aux habitants des camps ». L’israélienne accepte, motivée par la volonté de récupérer son argent, mais on se rendra compte au moment où les trois femmes arrivent à la frontière qu’Hanna ne croit pas à la version de la Palestinienne. Le film s’achève sur une scène de dispute entre les deux femmes qui, incapables de parvenir à un accord, se trouvent immobilisées au bord d’une frontière (l’Américaine décide en revanche de partir seule). Cette situation on ne peut plus emblématique ramène encore une fois l’histoire vers registre de la fable (le traitement de la bande-son est à cet égard significatif : la scène de la dispute devient muette vers la fin et on entend de nouveau la chanson du début du film et qui correspond, comme nous l’avons dit, à une fable. Le film se terminant en boucle renvoie ainsi à cette logique de l’éternel recommencement à laquelle obéit le conflit israélo-palestinien).
Ce parti-pris narratif de la fable, autrement dit la représentation symbolique de la réalité du Proche Orient, me semble intéressant à interroger du point de vue de sa portée dramatique et idéologique. Dans toute fable, les personnages correspondent à des types et le discours se meut de ce fait dans la sphère de la généralité, comme en témoigne la morale qui clôt généralement le récit. La construction dramatique du film procède de cette même logique. Le cinéaste a choisi trois figures féminines de nationalités différentes et il en a fait les principales protagonistes : une Israélienne, une Américaine et une Palestinienne. Rien ne dit que ces personnages soient représentatifs des trois nationalités mais le parti-pris de la fable les condamne tout de même à avoir un comportement significatif du point de vue de leur appartenance à une nation. Et même si leur individualité est plus ou moins appuyée (ceci est surtout valable pour l’Israélienne et l’Américaine), elle demeure tout de même prisonnière de cette catégorie préalable à son déploiement dramatique. C’est le portrait de la Palestinienne qui souffre le plus de ce travers de la schématisation. Ce qui confère de la consistance aux personnages de l’Israélienne et de l’Américaine, ce sont les discours rétrospectifs et les flash-back alors que rien ne permet de dissiper dans la dernière partie du film le flou qui enveloppe l’existence de la Palestinienne. On sait qu’elle est née à Yafa et qu’elle est différente des femmes vivant dans l’oasis. On le sait à la faveur d’une réplique qui n’est pas suffisamment porteuse de sens à mon avis : « il déteste la femme que je représente ». Pour illustrer cette réplique, le cinéaste a mis en scène un comportement qui se réduit à quelque chose d’extérieur et de schématique : Leïla travaille manifestement dans la « Free zone », elle conduit une voiture, elle fume et ne porte pas le voile. Ce comportement qui, d’un point de vue strictement dramatique, génère la révolte de Walid, le fondamentaliste acquis à la cause des camps de réfugiés, condamne le personnage de Leïla à être la représentante emblématique de la femme arabe « moderne » ou « occidentalisée ». Une telle catégorisation étouffe la singularité du personnage. Cette schématisation outrancière est par ailleurs génératrice d’un déséquilibre dans la construction dramatique du film : à ces individualités que constituent les personnages de l’Américaine et de l’Israélienne s’oppose une catégorie inconsistante qui noie le portrait de la Palestinienne dans la généralité. Le cinéaste a essayé néanmoins de créer une diversité au sein des catégories identitaires représentées. Parmi les représentants de la nationalité israélienne, il y a aussi le fiancé de Rébecca qui a été soldat dans les territoires, rendu présent grâce à ce flash-back de la scène de la rupture, et dont on perçoit d’ailleurs à peine les traits à cause de ce parti-pris filmique des images en surimpression. On trouve, côté palestinien, le personnage de Samir, nommé l’Américain en vertu d’une nationalité d’emprunt. Ce personnage compense en revanche la schématisation qui frappe la représentation de la réalité palestinienne. La promenade de Rébecca dans l’oasis en compagnie de Samir est à mon sens l’une des plus belles scènes du film. Elle permet de retracer le parcours du personnage à la faveur d’un récit qui ressemble à un conte et qui confère à cette figure sa beauté et son épaisseur, épaisseur qu’elle doit aussi à ses choix de vie : après son séjour aux Etats-Unis, le personnage s’établit sur la terre où il a été recueilli après la Nakba – il a été le cinquante et unième orphelin élevé par un bienfaiteur palestinien -, autrement dit il s’est établi sur une terre d’exil, aride à l’origine, et qui a fini par ressembler à une sorte de paradis sur terre. Le personnage pourrait être considéré, par son ancrage dans la réalité, comme le double de l’israélienne Hanna. Mais contrairement à Hanna, Samir appartient au passé ; ses choix de vie – et notamment son renoncement implicite au rêve du retour – sont contestés par la jeune génération représentée par la figure du fils révolté et se réclamant, à en croire Leïla, d’une idéologie passéiste. Cette démultiplication des figures a le mérite d’établir des correspondances entre les personnages représentants les deux identités (l’Israélienne Hanna et le Palestinien Samir, le fondamentaliste incendiaire Walid et le soldat israélien coupable de viol), mais elle demeure, malgré les facettes qu’elle donne à voir, tributaire d’une typologie qui tend à gommer les individualités (notamment celles du fondamentaliste et du soldat qui sont à vrai dire dans le hors-champ du film).
La portée emblématique de la situation nous semble, en outre, idéologiquement problématique surtout lors de la confrontation ultime entre Hanna et Leïla qui se disputent, comme nous l’avons dit, près d’un poste de frontière. Les personnages cessent d’être des individus pour renvoyer à des entités antagoniques et deviennent en quelque sorte les protagonistes politiques du conflit isréalo-palestinien. La situation qui est mise en scène est à la fois schématique et tendancieuse : à la clarté des revendications de l’Israélienne s’oppose le discours fuyant de la Palestienne qui demande, de surcroît, à la l’Israélienne de l’aider à résoudre le problème du fondamentalisme dans les camps de réfugiés situés dans les territoires. On oppose aussi l’attitude crédible d’Hanna à un discours qui l’est beaucoup moins et qui est loin d’être digne de foi. A l’inégalité du traitement dramatique – un personnage individualisé et un autre correspondant à une catégorie désincarnée – s’ajoute, dans la dernière séquence du film, cette opposition tendancieuse entre un protagoniste crédible et un autre qui l’est beaucoup moins. Le seul discours audible pour le cinéaste, côté palestinien, est celui de Samir mais ce dernier ne peut pas être un vis-à-vis parce qu’il est en quelque sorte démissionnaire – il s’est retiré et il ne veut voir personne, nous dit Leïla – et surtout parce qu’il est contesté par ceux qui ont choisi la violence.
Le parti-pris de la fable a non seulement enfermé certains personnages dans des catégories mais il a généré des inégalités. Il a été à l’origine d’une discrimination entre les pragmatiques, les modérés, dignes d’être un peu plus individualisés que les autres, et ceux qui ont opté pour la tergiversation ou la violence et qui sont de ce fait réduits à des figures schématiques et inconsistantes peu dignes de représentation. Représenter la réalité du Proche Orient dans sa complexité ne pourrait pas se faire seulement en complexifiant le scénario des situations mises en scène ou en multipliant les facettes d’une même identité mais plutôt en restituant aux êtres leur épaisseur et leur complexité. Cet effort nous semble en effet inabouti dans le film. Amos Gitaï multiplie, certes, dans les discours des personnages, ce qui peut suggérer la fissure ou la fragilité identitaire ou renvoyer à des parcours où revient le motif du déplacement (réunir ces individus dont la personnalité est amplement forgée par une existence de déracinés ou de déplacés, dans un lieu – la Free Zone – où le pragmatisme est de mise et les questions identitaires hors-sujet, est une belle idée de scénario, de même que ce voyage au cours duquel les personnages déploient tour à tour les péripéties de leur histoire) mais la mise en scène des situations qui réfèrent, symboliquement, au conflit politique enferme la proposition filmique dans les rets du discours idéologique. Lequel discours n’est jamais tout à fait absent dans les autres films d’Amos Gitaï où la conjonction du politique et de l’individuel se fait néanmoins selon des modalités autres que celle du récit symbolique ; la représentation de la société israélienne y étant beaucoup plus immédiate et frontale et celle du conflit israélo-palestinien plus détournée et de fait plus subtile (je pense notamment à Alila et Terre promise). Ces films donnent l’impression par ailleurs qu’ils sont beaucoup moins écrits, beaucoup moins élaborés et de fait plus modernes – du moins dans leur parti-pris narratif – que Free Zone.

Paradise Now (H. Abou Assad)

La Fécondité du ratage dans Paradise now de Hani Abou Assad

Paradise now met en scène les préparatifs d’un attentat suicide. Mais le processus qui va du rituel testamentaire jusqu’à l’exécution ne se présente pas sous la forme d’une ligne droite. La signification du film se loge dans les détours d’un parcours tortueux. Ce sont justement ces détours ou plus précisément le retour, tout à fait accidentel, des kamikazes vers le lieu où l’attentat a été conçu et préparé, c’est-à-dire à Naplouse, qui nous permettent de voir dans ces bombes ambulantes que sont les kamikazes autre chose que des corps voués à l’explosion. L’intérêt du film réside à mon sens en grande partie dans le principe du ratage sur lequel repose le scénario.
La séquence où on assiste au filmage du testament du kamikaze donne la mesure de l’importance qu’accorde le cinéaste à ce principe. Cette séquence est intéressante à plus d’un titre. Elle renferme d’abord une référence à l’image médiatique du kamikaze qu’elle complète en mettant en scène le processus de fabrication de cette image. Or il se trouve que le cinéaste a construit sa séquence autour de la panne accidentelle de la caméra qui est censée enregistrer le testament. La panne donne lieu à un dérapage au sein de ce rituel dont la fonction consiste à transformer le kamikaze en icône. Khaled se met en colère et insulte le caméraman. Lors de la deuxième prise de vue, il reprend la lecture de son discours mais son regard s’arrête sur les recruteurs de kamikazes qui étaient en train de manger des sandwichs préparés par sa propre mère. Il interrompt sa lecture et improvise à ce moment-là un testament plus personnel, plus prosaïque aussi : il recommande à sa mère une marque de filtre à eau et lui indique la boutique où elle peut la trouver. L’irruption de la panne donne lieu ainsi à une représentation décalée du rituel testamentaire qui acquiert de ce fait une dimension discrètement iconoclaste. La tournure prosaïque et décalée que prend le discours de Khaled est néanmoins poignante dans la mesure où elle renferme une allusion subtile aux conditions de vie des Palestiniens dans les territoires et où elle révèle le désir de celui qui a opté pour le suicide de voir ses parents mener une vie plus décente. Cette dimension à la fois concrète et personnelle se substitue à l’exposé général de la situation politique des Palestiniens qui fait l’objet du testament médiatique du kamikaze. Il est à remarquer que le cinéaste varie la taille des plans quand il filme le testament. On passe d’un plan américain coïncidant avec le moment où Khaled lit la partie destinée à l’opinion à un plan rapproché, quand il commence à lire son testament aux parents (il s’agit ici du testament écrit et non pas de sa variante improvisée qui survient lors de la deuxième prise de vue et que nous avons déjà analysée). Ces plans alternent avec des gros plans sur le visage de Saïd dont le regard intense se fixe sur Khaled. Il est à rappeler que ces images défilent devant nos yeux au moment où la caméra diégétique, celle qui est censée enregistrer le testament destiné à être diffusé par les média, est en panne (on s’en rend compte lorsque le kamikaze finit de lire son texte). Le cinéaste ne se contente pas de faire référence à l’image médiatique du kamikaze, il substitue à cette image plate une représentation plus complexe jouant sur la variété des plans et des registres, officiel et personnel, solennel et prosaïque . C’est à la lumière de cette substitution que la panne de la caméra diégétique prend tout son sens, faisant ainsi du ratage un motif fécond.
Le deuxième moment où on retrouve ce motif correspond à l’une des étapes de l’opération suicide ; les deux kamikazes franchissent la frontière entre Israël et les Territoires en se frayant un passage à travers les fils barbelés et se dirigent vers la voiture d’un Israélien qui doit les conduire vers le lieu de l’attentat, quand une patrouille de l’armée israélienne les oblige à rebrousser chemin. Khaled retrouve les recruteurs et Saïd se perd. Il franchit de nouveau la frontière et s’arrête près d’une station de bus, les passagers qui attendent le bus le dévisagent avec suspicion. On s’attend à ce qu’il monte dans le bus mais il reste un peu en retrait, le chauffeur l’interpelle d’un signe de tête, Saïd esquisse un pas et suspend son mouvement au moment où une gamine entre dans le champ et plus précisément dans cet espace qui se situe entre le chauffeur et le kamikaze, ce dernier répond au chauffeur par un signe de tête pour lui montrer qu’il a changé d’avis. On le voit par la suite franchir de nouveau la frontière. Le ratage a eu d’abord pour principale conséquence de séparer les deux amis. C’est dans cette solitude que Saïd envisage la portée de son acte et se ravise. Mais l’économie d’expression qui caractérise cette scène fait qu’on ignore à vrai dire ce qui se passe dans sa tête. Le mystère persiste malgré le lien établi entre l’apparition de l’enfant dans le champ et la suspension du mouvement qui donne accès à une vision problématique de l’attentat suicide. Le ratage ayant eu pour conséquence de séparer les deux amis induit la difficulté du passage à l’acte et c’est de fait cette ligne droite qui mène des préparatifs à l’exécution qui se trouve ainsi brisée. En revenant sur ses pas, en franchissant de nouveau la frontière en sens inverse –visiblement pour retrouver Khaled et ses recruteurs et pour ôter la ceinture d’explosifs – le personnage accomplit un retour sur lui-même.
Mais là aussi le parcours du personnage et sa finalité sont frappés d’un coefficient d’indétermination ; son déplacement ressemble plutôt à une errance. Il convient d’ailleurs de comparer ce parcours à celui de Khaled qui, une fois débarrassé de sa ceinture d’explosifs, sillonne la ville à la recherche de son ami. Le montage parallèle qui nous installe dans un univers de film d’action permet aussi d’opposer les deux kamikazes. Khaled est mû tout au long de cette séquence par le désir de retrouver son ami comme pour l’arracher à la mort, alors que Saïd bascule dans une dimension qui le détache progressivement de tout. Les deux amis passent alternativement par les mêmes endroits et rencontrent les mêmes personnes à qui ils posent la même question : « est-ce que tu as vu Saïd ? » ou encore « est-ce que tu as vu Khaled ? », l’objectif étant d’ôter la ceinture d’explosifs que Saïd porte plus longtemps que prévu. Ce parcours est en partie déterminé par le fait que le groupe armé qui a conçu l’opération décide de changer d’abri craignant une trahison de la part de Saïd. Cet élément dramaturgique, outre qu’il nous installe dans un univers de film à suspens et qu’il rend encore plus difficile la tâche du protagoniste, nous met en présence d’un parcours où l’amitié occupe une place prépondérante à la faveur d’une situation extrême (Khaled se charge de retrouver le kamikaze disparu pour le soustraire à la menace de l’explosion mais aussi pour le défendre contre l’accusation de trahison formulée par les recruteurs. Ces derniers, confrontés à l’acharnement de l’ami, finissent par mettre à sa disposition une voiture qui lui permet de sillonner Naplouse).
Le parallélisme entre les parcours de ces deux personnages qui se cherchent est doublement souligné par le montage et par le retour des personnages vers les mêmes lieux : la maison de Saïd, celle de Khaled et le garage où travaillaient les deux amis. Mais si l’action de Khaled peut être assimilée à une course poursuite ayant une finalité claire, la trajectoire de Saïd échappe par endroits à la logique du film d’action. Elle est, en effet, ponctuée de pauses méditatives correspondant à un retour sur soi. Une fois rentré à Naplouse après sa traversée de la frontière, Saïd s’arrête dans un restaurant populaire où il demande la permission d’utiliser les toilettes. La contemplation de la ceinture d’explosifs qui adhère à son corps en sueur le plonge dans une méditation qui le détache progressivement de la vie : « tu ne changeras pas ton destin », se dit-il en se regardant dans un miroir qui semble refléter une image différente de ce qu’il a été jusque-là. Le décor du plan correspondant à cette prise de conscience de l’ « inquiétante étrangeté » de soi équivaut par ailleurs à un couloir étroit, une sorte de couloir de la mort où le personnage s’immobilise pour contempler sa transformation intérieure et comme pour mesurer la distance qui le sépare désormais des vivants. On le voit dans la séquence suivante s’approcher de sa maison ; sa mère se trouve à l’intérieur et apparaît dans le cadre de la fenêtre. Saïd se cache mais la mère s’approche de la fenêtre, comme si elle avait été attirée par une présence imperceptible. Saïd est déjà un être fantomatique, une présence qui se dérobe, qui se dissimule aux regards.
Nous avons l’impression néanmoins par la suite qu’il revient à la vie mais moyennant un détour contraint. Cherchant Khaled au garage, il tombe sur Souha qui lui demande de jeter un œil sur sa voiture, il est obligé de réparer la vieille Alfa Roméo tout en portant la ceinture d’explosifs, monte dans la voiture et échange un baiser avec Souha après lui avoir raconté que son père a été exécuté par des militants palestiniens à cause de sa collaboration. Souha le dépose près d’un cimetière où on le voit s’allonger sur une tombe. La rencontre fortuite avec la propriétaire de l’Alfa Roméo est ainsi vécue sur le mode de l’étrangeté, étrangeté qui émane de ce malaise que crée la conjonction du désir et de la mort. Ce baiser qui fait du personnage un corps désirant est en même temps incarné, porté à l’écran par un corps qui charrie sa propre destruction et celle des autres. Ce baiser intervient au moment où l’on s’attend le moins ; le malaise est généré par la proximité de deux corps entretenant des rapports différents avec la vie mais aussi par la montée en soi d’un souvenir morbide, celui de la mort du père allant de pair avec le flux du désir, un désir qui plus est a pour objet la fille d’un chahid dont la mémoire a été encensée par la nation. Autant dire que ce baiser placé sous le signe de la résurgence des morts et suivi de ce plan qui met en scène la tentative de Saïd de fusionner avec le corps du père souligne paradoxalement la distance qui sépare le personnage de ceux qui sont encore dans la vie : Souha, Khaled dont le lien avec les vivants a été mis à l’épreuve et consolidé par sa quête de l’ami devenu une bombe ambulante et les recruteurs de kamikazes qui veulent changer la vie en semant la mort.
Ce qui est mis en avant dans le parcours tortueux de Saïd, ce ne sont point les motivations idéologiques de l’attentat suicide mais une aventure humaine avec ses blessures narcissiques, avec ses zones d’ombres et l’incertitude qui plane sur les motivations de l’action en dépit de ce retour sur soi censé éclairer le choix du personnage. Les lignes brisées du scénario participent non seulement à complexifier et à problématiser l’attentat suicide mais à nous installer dans une sorte de tragique moderne où les déterminismes ne sont plus de mise, où le discours idéologique, les motivations politiques affichées correspondent à un niveau superficiel de l’appréhension de l’humain. Ce tragique moderne est incarné ici par un homme qui, ayant accompli accidentellement un retour sur lui-même, semble avoir palpé en lui cette part de mort qu’il a toujours portée et qui est à l’origine de ce désir d’accélérer sa propre mort par un choix, certes, porteur de revendications politiques mais qui laisse malgré tout planer une incertitude quant à l’adhésion de cet individu devenu une bombe ambulante à l’attentat suicide comme modalité d’action.

La porte du soleil... (Y. Nasrallah), à paraître dans les Cahiers de Tunisie

La Porte du soleil de Yousri Nasrallah : de la geste lyrique aux heurts de la modernité


L’importance de La Porte du soleil de Yousri Nasrallah réside d’abord, abstraction faite de sa valeur esthétique qui est incontestable, dans sa mise en récit de l’histoire des Palestiniens, présente par ailleurs dans le cinéma arabe, mais sur un mode fragmentaire, comme un point nodal de la mémoire collective ou encore, parfois, comme un arrière plan. Le même travail de mise en récit existe aussi dans La Nuit de Mohamed Malas où il est question non pas des Palestiniens, mais de la Palestine, cette terre vers laquelle se destinaient les combattants en 1948 et dont ils espéraient alors la libération. Dans le film de Yousri Nasrallah, le travail de mise en récit se trouve doublé d’une proximité maximale. Le récit du cinéaste égyptien, ayant pour support ce roman de l’exode palestinien qu’est La Porte du soleil du libanais Elyès Khoury , raconte l’histoire de l’exil vécue et vue par des Palestiniens. Le mérite de Yousri Nasrallah est d’avoir donné de l’épaisseur, de la consistance à une entité fantomatique qui hante le cinéma et, d’une manière générale, l’imaginaire arabe depuis un demi-siècle. Le travail sur la mémoire est fondé, de surcroît, sur l’incarnation de l’histoire par des êtres dont la singularité n’est à aucun moment étouffée par le destin collectif dont ils participent, chacun à sa manière. Le récit est générateur d’une panoplie de portraits propre à dynamiter tous les clichés relatifs à la Palestine et aux Palestiniens.

Le mode de narration choisi, emprunté bien entendu à Elyès Khoury, place cette histoire dans la bouche d’un résistant palestinien ayant vécu à Chatila. Le lieu à partir duquel se déploie cette parole de l’exil est une chambre d’hôpital situé dans le camp des réfugiés. Le récit est fait essentiellement de flash-back. La parole qui fait revivre le passé, cette parole génératrice de continuité, est censée réanimer un résistant qui a été de tous les combats depuis 1948 (et même avant puisqu’il luttait contre l’occupation britannique). C’est donc pour réanimer le corps d’un héros que le docteur Khalil lui raconte son histoire et celle de sa famille. On a d’ailleurs parlé à juste titre de saga familiale à propos de ce film qui, à la suite de Elyès Khoury, semble avoir donné au peuple palestinien son premier « roman familial ».

Cette narration qui se déploie à la faveur du silence absolu du héros revient d’abord sur un événement qui relève de la sphère intime, le mariage de Younès, le héros gisant sur son lit d’hôpital. Mariage placé sous le signe de traditions séculaires, autorisant l’union d’une enfant qui a douze ans et d’un jeune homme un peu plus âgé (il a seize ans), mais déjà combattant. L’histoire du couple est faite de séparations et de retrouvailles ; les modalités de leur vécu amoureux sont tributaires des exigences de la résistance. La première rencontre des époux, lors d’une nuit de noces qui n’en est pas une, ne donne pas la mesure de ce que sera leur idylle amoureuse. Le mariage de Younès et de Nahila ne sera consommé que quelques années plus tard, à l’occasion d’un retour du héros, parti entre-temps au front pour combattre l’occupation britannique. Mais il ne sera question d’amour qu’après l’expérience douloureuse de l’exode forcé des Palestiniens en 1948. Nahila qui refuse de partir pour le Liban se résout à rebrousser chemin, entraînant ainsi la famille sur la voie du retour et décide de rester sur ce territoire où elle est interdite de séjour, sur ce territoire qui est devenu Israël. La résistance appelle cependant Younès à suivre la voie de l’exil. L’histoire d’amour commence bien après les noces du héros, plus précisément lors de l’un de ses retours auprès de Nahila, qui avait entre temps aménagé une grotte (baptisée Bâb Echams) pour ses amours clandestines avec Younès. Clandestines, parce que Younès ne voit que Nahila lors de ses incursions illégales dans le territoire israélien. Clandestines aussi, parce que le mari est censé être absent ; Nahila devra à un moment donné justifier ses grossesses devant les autorités israéliennes, qui sont à la recherche de Younès, en prétendant des infidélités multiples. Clandestines aussi sans doute, par souci de soustraire l’amour à la sphère familiale. Younès prie Nahila de ne pas amener sa mère dans la grotte ; il a voulu en faire manifestement le temple d’un amour incandescent. La grotte est d’ailleurs le lieu d’un rituel donné comme le signe de la naissance de l’amour. Il s’agit d’abord d’un remake du rituel des noces. Nahila doit, conformément à une certaine tradition, se déchausser pour marcher sur des grappes de raisins. Des années plus tard, Younès demandera à Nahila de marcher de nouveau sur les grappes de raisins, mais dans la grotte, comme pour substituer à ces rituels et ces symboles usés de l’union conjugale des symboles d’un autre ordre. Le remake équivaut en effet à une déclaration d’amour. Le docteur Khalil rapporte des propos de Younès avouant avoir aimé Nahila après s’être séparé d’elle, autrement dit à partir du moment où elle est associée à une patrie interdite. On ne le répètera jamais assez dans le film : nous avons commencé à aimer la Palestine, quand nous l’avons perdue. Telle est la première correspondance entre destins individuel et collectif dans le film, correspondance qui réinvestit aussi cette équivalence entre la femme et la patrie devenue un lieu commun de la poésie de la résistance palestinienne. Mais Nahila est loin d’être cette métaphore figée de la femme patrie ; le cinéaste réinvestit la métaphore non seulement en faisant de Nahila la femme constamment désirée et vers laquelle on revient sans cesse, mais aussi en inscrivant son corps dans une histoire, toute individuelle, celle de la découverte de l’amour et de la sensualité. Encore une fois, la singularité des êtres n’est à aucun moment étouffée par le destin collectif dont l’exode, l’aspiration au retour et la résistance constituent les grandes lignes. Les hauts faits de la résistance ne sont d’ailleurs point évoqués d’une manière immédiate, exception faite de cette tentative de faire exploser un kibboutz et qui tourne court, parce que le résistant se ravise. Le revirement est expliqué par la peur des représailles dans le roman, il reçoit une autre explication dans le film, il s’agirait plutôt de cette peur de donner la mort (l’opération représentée sur le mode de l’éventualité entravée équivaut probablement à une proposition, d’autant plus que l’explication avancée dans le film diffère de celle invoquée dans le roman. Celle du cinéaste renvoie à une autre forme de prise de conscience ; le spectacle de ces enfants qui jouent dans le kibboutz donne à Younès des sueurs froides et l’empêche manifestement de passer à l’acte). Nous pourrions d’ailleurs affirmer que la résistance demeure dans le hors-champ dans la première partie du film. Exception faite de cet épisode auquel nous avons fait allusion et qui humanise le héros, la geste du résistant se fait plutôt lyrique qu’épique. L’inertie du héros sur son lit d’hôpital n’a pas pour pendant dans les flash-back ses actes de résistant, mais plutôt ses voyages, ses multiples retours auprès de Nahila qui relèvent aussi de l’héroïsme, vu les distances à parcourir et les obstacles à contourner, autrement dit un mouvement qui fait de lui d’abord un corps désirant. Philippe Azouri voit dans le corps du héros la métaphore du corps palestinien dans tous ses états de sensualité éruptive et de mort lente . L’intérêt de la première partie réside, à mon sens, dans ce déplacement de la résistance de la geste collective vers la sphère privée et plus précisément sur le terrain de l’intime. La sensualité et la force de cet érotisme générateur de mouvement devient ainsi la forme de résistance la plus achevée. Le destin individuel n’est pas vraiment à rattacher selon une logique purement déterministe à un destin collectif qui l’englobe, c’est plutôt le lieu à partir duquel on repense la question palestinienne.

Dans la deuxième partie du film, il sera plus question de la résistance, mais sur un tout autre mode, celui de la discordance. Un autre personnage fait son entrée sur la scène de la lutte armée. Il s’agit du docteur Khalil qui va axer son récit sur sa propre participation à la révolution, tout en instaurant un rapport de filiation entre lui et le héros de la geste qu’il a mise en récit dans la première partie du film. Le docteur Khalil est un orphelin qui croise le héros Younès, alors qu’il n’est pas encore sorti de l’enfance. En mal de filiation, il reçoit l’initiation du résistant et se voit jeté dans la révolution. Nous sommes désormais en présence d’une autre génération de fidaï, plus rompue que la première à la défaite et au désenchantement. La première s’engageait physiquement, portée par l’espoir du retour, mais elle n’avait pas vraiment conscience de ce qui se tramait dans la région, ni de la portée des événements auxquels elle prenait part. L’héroïsme n’est plus de mise avec cette deuxième génération dont Khalil est le représentant. La narration se rapproche de plus en plus du présent. Le récit devient plus éclaté, plus fragmenté, les flash-back plus nombreux et de fait plus brefs. Le lyrisme inhérent aux analepses de la première partie cède la place à une expression plus heurtée, probablement plus appropriée pour rendre compte des soubresauts de la résistance. Les va-et-vient entre le moment de l’énonciation (c’est après les accords d’Oslo que Younès et le docteur Khalil se retrouvent dans cette chambre d’hôpital) et les événements racontés, entre le présent et le passé, devenant moins espacés, favorisent l’émergence du commentaire qui correspond souvent à une mise à distance : La guerre du Liban a fait de nous des criminels, dira le docteur Khalil. Le militant qui raconte nous fait part aussi d’un souvenir douloureux ; il se trouvait dans un camp d’entraînement, lorsqu’il a appris que l’homme est monté sur la lune. S’identifiant aux héros de la conquête de l’espace, il crie : nous sommes devenus des dieux. Le résistant qui dirigeait l’entraînement l’a obligé à ramper en disant : Allahou Akbar. Nous ne sommes plus dans la geste, mais dans une histoire qui reconnaît la discordance et de fait sa propre complexité. L’incident fait écho à l’éclatement idéologique de la révolution. Mais l’éclatement est aussi une affaire de géographie (ceci est plus perceptible dans la deuxième partie du film, même si la première raconte la tragédie de l’exode). Le docteur Khalil quitte le Liban pour aller s’entraîner dans les camps chinois. Ayant été jugé inapte au combat à la suite d’un accident, il se convertit à la médecine révolutionnaire. Il est question aussi de l’expulsion de l’OLP de Beyrouth. Les personnages qui passent par la chambre de Younès cherchent tous à rétablir des contacts avec des proches se trouvant à Ramallah, aux Etats Unis, en Suisse, en Allemagne,... L’exode de la première partie devient diaspora.

Mais la discordance ou encore la remise en cause de l’histoire unitaire et cohérente, celle la geste, ne concerne pas seulement l’engagement dans la résistance, elle englobe la scène privée. L’histoire du docteur Khalil et de Chams fait écho à celle de Younès et de Nahila, mais sur le mode de l’opposition. Il n’y a plus de place pour l’idylle amoureuse dans la deuxième partie. Chams a été éprouvée par un mariage qui la vouait à la tyrannie d’un mari brutal. Cette souffrance subie pendant longtemps, même si elle a débouché sur une libération, la laisse pleine d’amertume et serait à l’origine de son désenchantement. Elle ne fait plus confiance aux hommes et cherche constamment à se dégager de leur emprise, elle refuse la prison d’une histoire unique et le dépit la pousse à tuer l’un de ses amants. Les factions palestiniennes s’en mêlent et décident de commun accord de l’éliminer. Khalil, quant à lui, il reste en deçà de l’adhésion totale dans l’amour, Chams lui fait peur quelque part et son histoire le dépasse. Les personnages qui sont au centre de la deuxième partie sont marqués par cette impuissance d’être maîtres de leurs destins, par ce manque d’adhésion à eux-mêmes.

La différence de tonalité entre la première et la deuxième partie se fait d’abord l’écho de cette distance qui sépare le passé du présent. Elle est tributaire à vrai dire du choix de deux registres narratifs différents. La geste lyrique des personnages de la première partie – qui se situent en quelque sorte à la périphérie de la deuxième – correspond à une écriture de l’histoire fondée sur une vision unitaire, le passé prend les allures de la saga, de l’idylle, ou encore d’une tragédie collective portée, notamment à la faveur de ces mouvements foule et de traversée, par un souffle épique. Le mode de narration choisi dans la première partie a pour vocation de restituer, par l’harmonie et la simplicité de la vision qu’il propose, la mémoire de l’exode. La deuxième partie, de facture beaucoup moins classique, tend entre autres à explorer par les discordances qu’elle fait ressortir, les discontinuités qu’elle met en œuvre, les ruptures intérieures et les hiatus qui sont le propre de l’être de l’exilé. Mais elle nous offre surtout une autre écriture de l’histoire, beaucoup plus problématique, d’autant plus que l’on se rapproche du présent. Cette écriture est faite de heurts et de discordances. Tel est, nous semble-t-il, l’apport considérable de l’adaptation de Yousri Nasrallah. Le roman d’Elyès Khouri est loin d’offrir une vision unitaire de l’histoire. Mais le contraste des tonalités dans son récit et leur juxtaposition ont donné lieu dans l’adaptation de Yousri Nasrallah à deux modes narratifs différents et à deux parties distinctes. Le souci de marquer cette distance entre les deux générations de résistants par le choix de deux écritures différentes de l’histoire est une innovation majeure (dans le roman, le docteur Khalil a tendance à alterner les fragments se rapportant tour à tour à l’histoire de Younès et à la sienne).

C’est dans la deuxième partie que le film s’ouvre également à une modernité artistique et cinématographique et l’intègre dans son dispositif. Cette modernité est déjà présente à travers le choix d’un mode de narration plus heurté, moins fluide et donnant accès, par sa polyphonie, à une histoire problématique. Elle l’est notamment dans les échos de discours que tient le monde arabe sur les Palestiniens, ces discours qui instrumentalisent la cause tout en cultivant la haine du Palestinien, nous dit-on. La modernité est aussi affaire de référence et d’altérité, nous pensons à la manière dont le cinéaste a intégré un discours moderne sur les Palestiniens, celui de Jean Genêt. Mais nous pensons aussi à ces scènes chahiniennes, comme celle où le vendeur de shampooing fait son numéro de saltimbanque et vante sa marchandise en bonimenteur de foire, ou alors celle où ce même personnage, qui a grandi dans le camp et rêve de partir aux Etats Unis, dispose autour de Younès des ventilateurs en nous offrant un ballet vertigineux comme certains personnages de Chahine. Ce personnage fait penser notamment à Okka, le saltimbanque du Sixième jour. Par le biais de ces clins d’œil, l’histoire des Palestiniens se fait aussi égyptienne.

Il n’y a pas moyen, selon Yousri Nasrallah, d’écrire l’histoire des Palestiniens sans intégrer ces discours multiples et venus d’horizons différents. Il n’y a pas moyen non plus d’écrire cette histoire en faisant abstraction du lieu d’où on parle. En répondant à un journaliste de la chaîne Arte, le cinéaste a insisté sur la portée libératrice de son travail de réappropriation, ce travail qui est d’autant plus salutaire, nous dit-il, que les populations du monde arabe ont été opprimées par les régimes en place au nom de la cause palestinienne.


Insaf Machta