dimanche 21 novembre 2010

Les orgies fatales du spectacle dans Vénus noire de Abdellatif Kéchiche (paru dans Attariq al-jadid, semaine du 20 au 26 novembre 2010

Le débat qui a suivi le film au CinémAfricArt montre à quel point le dernier opus de Abdellatif Kéchiche dérange. On y retrouve pourtant ce qui était déjà présent dans ses films précédents : l’étirement des séquences jusqu’à l’épuisement, une caméra instable qui s’acharne à capter ce qui est en mouvement, notamment des corps qui s’épuisent, et le théâtre avec la délicate question d’une représentation qui devient une affaire de vie et de mort.
L’Esquive et La Graine et le mulet se terminent par une représentation festive. La fête dans l’Esquive est celle d’un groupe d’adolescents qui apprennent à se connaître et à aimer en s’appropriant, presque à leur corps défendant, le texte de Marivaux ; en se prêtant au fil des répétitions à un jeu on ne peut plus sérieux qui les révèle à eux-mêmes. Avec la Graine et le mulet, on va encore plus loin : la danse de Rim, censée faire patienter les convives d’un dîner de célébration qui risque de tourner au fiasco et, de fait, redonner un sens à toute une vie (celle de son beau-père), est parallèlement mise en scène avec la course d’un Slimane à bout de souffle s’acharnant à sauver sa soirée .
Dans Vénus noire, le spectacle est présent de bout en bout. Si la représentation festive des premiers films peut être à la limite « innocemment » regardée, les spectacles montrés et mis en scène tout au long du dernier requièrent une vigilance éprouvante, mais combien salutaire, pour les spectateurs que nous sommes. Eprouvante, parce qu’il s’agit d’une histoire vraie, bien connue avec son lot de misère humaine : celle d’une femme exhibée dans des foires et des soirées mondaines au tout début du XIXe siècle en raison de sa différence (la couleur de sa peau mais aussi pour ses caractéristiques morphologiques qui font d’elle un monstre aux yeux de ceux qui la regardent). Eprouvante, aussi parce que cette histoire se rattache à celle de la colonisation que nous sommes tenus de revivre à la fois du point de vue du « bourreau » et de la « victime » du « maître » et de l’ « esclave », un peu comme Kéchiche, en tant qu’êtres issus d’une culture antérieure à la colonisation, ayant eu, de surcroît, à un moment donné son mot à dire dans la production du savoir sur les Noirs , et comme produits de la colonisation, doublement marqués par ses zones d’ombre et de lumière. Si nous sommes tenus de la revivre de ce double point de vue, ce n’est pas seulement en raison de cette complexité identitaire dont nous sommes pétris, mais parce que le dispositif filmique nous place dans une position inconfortable, physiquement intenable, celle de la victime et de son bourreau. La force de la mise en scène fait que le film transcende la revendication identitaire (même si cette revendication est présente et légitimée notamment avec l’épilogue qui met en scène, documents d’archive à l’appui, la restitution du corps de Saartjie à l’Afrique du Sud et la promulgation d’un texte de loi lu à l’Assemblée qui est le produit d’une lecture de l’histoire prenant en compte le point de vue de la victime ou plutôt de ceux qui s’identifient à elle).
On pourrait voir le film comme une suite de représentations mises en scène avec Saartjie et autour de son personnage. A commencer par le discours de Cuvier à l’Académie royale de médecine présentant les résultats de son étude sur les hottentotes et sa théorie des races en exhibant comme preuves les restes du corps fétichisés et une statue qui la représente, une statue la réduisant à un objet inerte mais qui devient tellement parlante à la fin. Le film se termine en effet en boucle ; la séquence finale n’est que la genèse de cette toute première représentation orchestrée par les hommes de science. Rien de plus éloquent que ce rideau qui se ferme à la fin et qui nous renvoie au début du film, autrement dit à la production d’un discours savant où l’exposé des particularités singulières équivaut à une négation de l’humain. Rien de plus éloquent également que cette statue qu’on voit autrement à la fin et dont le visage inerte porte les traces de la souffrance endurée par le personnage qu’on a suivi de près, de très près même, dans sa descente aux enfers .
Le visage de Saartijie est la première partie filmée de son corps. On le voit déjà juste avant le tout premier spectacle donné dans un théâtre populaire londonien alors que le personnage est dans sa cage, caché au public par une sorte de peau d’animal. Encore un rideau qui se lève sur un spectacle. On voit Saartjie dans sa cage et on voit, aussitôt après, le public à travers les barreaux de la cage. L’essentiel du dispositif de Vénus Noire est là, dans ce face-à-face entre un corps qu’on exhibe, qui joue sa prétendue sauvagerie et un public à la fois effrayé et attiré par ce corps étrange qui a peur, en réalité, et qui joue à faire peur. Il y a dans ce face-à-face comme un champ contre-champ (les gros plans sont très nombreux et ils se posent sur le visage du personnage aussi bien que sur des visages la regardant intensément parmi l’assistance) auquel vient s’ajouter le discours du maître racontant les circonstances de sa rencontre avec la « sauvage », un discours dont on découvrira plus tard qu’il s’agit d’une pure fiction. Cette manière de montrer le spectacle et d’intégrer le voyeurisme du public dans la représentation filmique met à nu le processus même de la fabrication de l’image de l’Autre par le spectacle. Ce qui est joué aussi c’est le bras de fer avec le maître, bras de fer bien réel, mais intégré dans le spectacle par ces deux partenaires que sont Saartjie et Hendrick Caezar, metteur en scène et acteur de son propre spectacle. Dans ce bras de fer, le corps joue à la fois son assujettissement et sa résistance à travers les gros plans sur les deux visages qui se tiennent tête (encore un face-à-face). Ce rapport de force est traduit en termes de revendication d’acteur et d’argumentation en faveur de la représentation telle qu’elle est conçue par le maître dans les séquences qui séparent les différents spectacles de l’épisode londonien et que l’on pourrait assimiler à une traversée des coulisses où se joue aussi le drame de Saartjie entre la confrontation à sa propre image, l’alcoolisme et la tyrannie d’un maître qui s’évertue à vouloir prendre un visage humain. Il y a aussi ce moment où la jeune femme se met à chanter une berceuse sur scène qu’entonne petit à petit le public, très beau moment de face-à-face pacifique celui-là, d’identification entre Saartjie et le public, un instant d’improvisation volé à la vigilance du maître qui lui reproche dans les coulisses de vouloir jouer à la cantatrice. Le montreur d’ours, admirablement campé par Olivier Gourmet, deuxième maître de Saartjie autrement plus cruel et machiavélique, saura tirer profit de la finesse de l’oreille de Saartjie et de ses aptitudes de danseuse et flatter conjointement chez l’assistance des salons mondains parisiens son goût du grotesque et du sublime .
Il est question aussi de représentation et de fiction dans la fameuse séquence du procès qui est manifestement intenté par les représentants d’une institution qui œuvre à réhabiliter la culture africaine . La question est de savoir si l’actrice, Saartjie, joue de son plein gré, si la souffrance qu’on lui inflige lors des spectacles est aussi une souffrance réelle. Le maître et son avocat rétorquent en affirmant que l’accusation repose sur une confusion entre la fiction et la réalité. Et Saartjie abonde dans leur sens. C’est à mon sens l’un des moments les plus troublants du film qui nous confronte au mystère du personnage, à son altérité irréductible, mais aussi à la délicate question du métier d’acteur. S’interrogeant sur les motivations du personnage, certains spectateurs au CinémAfricArt se sont demandé pourquoi la jeune femme ne dénonce pas celui qui a fait d’elle une esclave et la contraint à jouer sa servitude. L’intérêt du film repose en grande partie sur cette séquence et le personnage gagne en épaisseur, presqu’en opacité, tout en étant d’une humanité troublante. Saartjie décline son identité et raconte son histoire mais elle n’avance pas vraiment à visage découvert. A la question de savoir si elle joue de son plein gré elle dit oui. On pourrait penser dans un premier temps qu’elle est manipulée. Mais la situation me paraît bien plus complexe. La force de conviction qu’elle met dans sa réponse : « I’m acting » (phrase qu’elle répète au moins à deux reprises) à une vraie actrice parmi l’assistance qui, se voyant peut-être voler son statut d’actrice, finit par protester, nous fait penser à autre chose. Ce procès intenté au maître et qui est censé protéger Saartjie, ce procès où elle est censée être reconnue comme individu ayant des droits ne libère pas la parole attendue, il libère plutôt le désir d’être actrice moyennant une représentation fictive de sa propre condition. Le non-lieu repose justement sur cette illusion caressée (combien légitime) et criée face une actrice qui lui conteste son statut. C’est là où le propos de Kéchiche devient le plus subversif et c’est là aussi où il se ménage le moins en tant que réalisateur, excellent directeur d’acteurs et découvreur de talents.
Il semblerait que la vigilance de son regard et de sa représentation procède de la mise en question de son métier de cinéaste. Lui aussi pourrait être accusé de tirer profit de la morphologie phénoménale de son actrice. Mais il accomplit par cette interrogation sur le désir d’être acteur, placé dans la bouche de son personnage principal, une sorte de retour sur soi, comme pour exorciser ses démons de metteur en scène (on peut imaginer à quel point le film a été éprouvant pour son actrice, la cubaine Yahima Torres) . Cette vigilance est présente tout au long du film, jusque dans les scènes de danse où il s’interdit par un montage heurté de se laisser aller au plaisir de mettre en scène une danse que nous percevons, du reste, comme sublime en dépit ou peut-être à cause de ce parti pris. Il nous empêche par là même de nous identifier (même s’il joue aussi là-dessus) aux spectateurs d’une danse qui s’avèrera macabre (elle conduira sa Vénus au musée de l’Homme). Sa parcimonie, opposée cette fois-ci à l’excès de la danse finale de La graine et le mulet, équivaut à une distance respectueuse qui restitue à son personnage son humanité.

Insaf Machta