dimanche 12 mai 2013

Cinéma et débat de société: femmes du bus 678

Mes articles sur le cinéma ont pris une tout autre tournure après la révolution. Il n’y a plus de place pour la critique de film proprement dite dans ce que j’écris. Et pour cause : deux événements liés au cinéma ont été au cœur de l’actualité, non pas culturelle ou artistique, mais politique, lors de la toute première phase de la transition démocratique, celle précédant les élections du 23 octobre (la projection de Ni Allah ni maître de Nadia Fanni et la diffusion de Perspeolis par Nessma tv) . A ceux-là vient s’ajouter un troisième épisode, la diffusion de ce non film intitulé Innocence des musulmans et que tout le monde, notamment les politiques toutes obédiences confondues, appellent « film » dans leurs communiqués où on relève l’expression, inlassablement reprise par les journalistes et les médias quel que soit leur rapport au pouvoir en place, « film qui a nui au Prophète ». La violence était à chaque fois au rendez-vous et sa justification par un discours normatif sur le sacré et sur la nécessité de criminaliser les atteintes au sacré, ou alors la condamnation de la violence et la menace qu’elle présente pour l’ordre public, ont pour conséquence de rendre invisibles cela même qui a constitué l’objet de l’indignation et de la passion des foules déchaînées qui ont décrété, aussi bien par des manifestations pacifiques que violentes, que ces images ne devaient pas exister. Il en est résulté aussi une sorte de nivellement de ces objets visuels différents (et peu importe si les images de Innocence des musulmans n’ont rien à voir avec le cinéma !) dont on n’a retenu que ce qui les condamne aux yeux d’une doxa religieuse en perpétuelle réinvention dans le sens de son durcissement, à savoir l’atteinte au sacré. Une façon on ne peut plus biaisée, voire perverse, d’associer le cinéma, et l’art d’une manière générale (n’oublions pas l’épisode Al Abdellya), à un conflit politique qui a du mal à se hisser au niveau du débat de société. Le véritable enjeu de ce conflit est de museler la liberté de création dans un cadre législatif (la future Constitution ou encore le projet d’amendement du Code pénal sur la base de l’introduction du délit d’atteinte au sacré). Les violences et la bataille juridique les instrumentalisant ont fondamentalement ébranlé ma perception de l'objet film. Avant que ne surgissent ces événements violents et les conflits politiques qui instrumentalisent la création artistique, et, de fait, avant la révolution, le rapport de l'objet film à la société n'était interrogé qu'en terme de représentation et rarement en terme de réception (je me sens, depuis ces incidents violents, de plus en plus concernée par la réception des films que je tente progressivement d’introduire dans ma réflexion sur le cinéma). Pour réfléchir sur la manière dont un film peut être arrimé à un véritable débat de société, le suscitant ou représentant des conflits sociaux et des violences de l’ordre du non dit ou de l’irreprésentable, je me suis réfugiée dans une création égyptienne qui date de l’avant « révolutions arabes » : Les Femmes du bus 678 de Mohamed Diab sorti un mois avant les manifestations de la Place Ettahrir qui ont conduit à la chute de Mubarak. Mais je dois préciser d’emblée que si ce film ne risque pas de tomber sous le coup de la condamnation inhérente à l’atteinte au sacré et d’être transformé en un objet invisible, il n’en contient pas moins une charge subversive sans laquelle il ne peut y avoir de débat sur des questions de société. Ma dernière remarque n’implique néanmoins aucune tentative de tracer les limites de ce qui est visible, de ce qui recevable en terme de représentation pour une société, tracer les limites de ce qui peut être représenté étant l’affaire de la censure. Le film de Mohamed Diab est une fiction en partie inspirée d’un fait réel qui avait amorcé un débat de société. Le cinéaste a déclaré avoir suivi de près le procès intenté en 2008 par Noha Rushdie, la première égyptienne à avoir porté plainte pour agression sexuelle. Il a avoué avoir été particulièrement frappé par l’attitude de l’avocat de la défense qui raillait la victime. Cette affaire a débouché sur une victoire sur le plan juridique : le harcèlement sexuel est devenu un délit en Egypte à partir de 2009. C’est en partie ce combat que raconte le film mais sur un mode fragmentaire. Le film, se faisant écho de ce procès à travers l’histoire de Nelly, l’une des trois femmes dont on suit le parcours, n’est pas la représentation du procès. La question du procès fait débat dans le film : porter ou ne pas porter plainte, telle est la question que se pose surtout l’entourage de Nelly qui demeure, malgré la pression familiale, déterminée à mener son combat. Mais le récit, qui est le résultat de l’entrelacement de trois histoires de femmes ayant subi harcèlement et violence, est loin d’être la chronique du procès qu’on perd de vue d’ailleurs si l’on excepte la séquence où la famille tente de persuader Nelly de retirer sa plainte, l’émission de télé où Nelly témoigne et parle du procès qu’elle a intenté et la fin du film qui correspond au verdict ayant rendu justice aux trois jeunes femmes qu’on a suivies tout au long du film. Autant dire que le procès est utilisé comme un argument scénaristique, voire comme un « artifice » ayant servi de dénouement. Le générique de fin introduit la donne réelle qui correspond à la conséquence du procès, la caractérisation juridique du harcèlement comme délit et le nombre insignifiant de plaintes déposées, y compris après la promulgation de la loi. Il place l’argument scénaristique à mi-chemin de cette réalité, qui a servi de déclencheur au projet filmique, et de la fiction (l’histoire de Nelly n’étant pas celle de Noha Rushdie). Cette façon de faire nous renseigne sur la manière dont le film s’empare d’une question sociale, s’inscrit dans un débat en s’en faisant l’écho, et fait en sorte que ce débat reste encore audible parce que rien n’est gagné et parce que les conquêtes juridiques doivent être accompagnées d’une révolution au niveau des mentalités, sans quoi elles restent lettres mortes et perdent leur sens. Continuer à briser inlassablement le silence autour d’un tabou, harcèlement et violences faites aux femmes, semble être la finalité immédiate du film. Revenant dans l’un des entretiens qu’il a accordés à la presse après la sortie du film en France (2012) sur les événements de la Place Ettahrir auxquels il avait pris part, le cinéaste a affirmé que pendant les dix-huit premiers jours du soulèvement contre Mubarak, aucune agression sexuelle n’avait été enregistrée à Place Ettahrir et ce, malgré le nombre impressionnant des manifestants qui étaient, pour reprendre ses mots, « entassés comme des sardines ». Il explique aussi qu’ « avec le courage d’affronter la mort, les manifestants ont fait ressortir le meilleur d’eux-mêmes ». Les agressions ont eu lieu sur Place Ettahrir, en revanche, après le départ de Mubarak. Et le film a continué à faire son chemin en suscitant notamment des débats sur la question du harcèlement. Des procès ont été intentés au film auquel on a reproché entre autres de nuire à l’image du pays. Et par ailleurs, quelques mois après la révolution, les femmes égyptiennes ont investi l’espace public pour manifester contre le harcèlement parallèlement à une campagne, à coup de vidéos mettant en scène la pression exercée sur les femmes dans l’espace public, qui a été largement diffusée via les réseaux sociaux. Cette dimension, somme toute anecdotique, située en amont et en aval du film, ne rend pas compte du sens de la proposition filmique qui réside en partie dans les trois voies que se sont frayées les trois femmes pour lutter, chacune à sa manière, contre le harcèlement sexuel et dans la rencontre et les divergences, parfois conflictuelles, entre les trois parcours. Trois femmes, trois réponses largement déterminées par leurs conditions de vie. Séba, une jeune femme de la bourgeoisie, victime à la sortie d’un match de football auquel elle a assisté avec son mari d’une agression qui a tout l’air d’être un viol collectif, tente de se reconstruire en se séparant de celui qui avait été incapable de lui apporter son soutien après l’agression et en animant un cercle thérapeutique d’autodéfense destiné d’abord à amener les femmes à reconnaître les abus dont elles ont fait l’objet, à les verbaliser et à leur donner les moyens de se défendre. C’est ainsi qu’elle tente de panser ses blessures intérieures en exhortant les femmes ayant subi le même sort à briser la loi du silence. L’une des séances du cercle fait l’objet d’un reportage à la télévision et c’est là où Feyza, la plus démunie des trois femmes et dont je reviendrai sur le parcours, décide d’intégrer le cercle animé par Séba. Nelly, quant à elle, libre et animée d’une joie de vivre extraordinaire, décide de porter plainte contre son agresseur – un automobiliste qui profite de la lenteur de la circulation pour tendre la main vers son corps et qu’elle poursuit, dans sa rage de femme qui vient de subir une agression, en s’accrochant à la voiture qu’elle parvient à arrêter. Elle ne se contentera pas de la plainte qu’elle a eu beaucoup de mal à déposer, les flics ayant tergiversé avant de consentir à faire le PV, mais elle tient à la rendre publique en se faisant inviter à une émission de télé où elle parle à visage découvert de son agression et du procès qu’elle a intenté. C’était là un grand moment de vérité comme le montrent les coups de fil des téléspectateurs au cours de l’émission : un appel troublant émanant d’une victime qui exprime son admiration devant le courage de Nelly (il se trouve qu’il s’agit de Feyza qui utilise un nom d’emprunt pour sauvegarder l’anonymat comme on le découvrira plus tard), et des appels qui condamnent la démarche de Nelly, plus nombreux ceux-là, lui reprochant, comme on l’a reproché au cinéaste, de nuire à l’image du pays. La séquence de l’émission télévisée participe de la mise en scène de l’amorce d’un débat public sur la question du harcèlement et représente, d’une certaine manière, comme une mise en abyme du film lui-même qui entend relancer indéfiniment le débat en dépit de l’épilogue heureux de l’affaire Nelly-Noha Rushdie qui a servi de première source d’inspiration au cinéaste. Mais la tentative de débattre de ce sujet tabou se heurte, comme on l’entend au cours de l’émission, à la censure morale et surtout à la force du déni chez les téléspectateurs hommes qui reprochent à l’émission et à la victime tout ce « déballage indécent ». (Ce déni, somme toute ordinaire, peut facilement dévier vers l’ignominie comme en témoigne l’épisode récent du viol, en Tunisie, d’une jeune femme par des policiers et surtout la déclaration, d’une violence morale inouïe, du porte-parole du Ministère de l’intérieur tunisien qui fait du viol une punition de l’impudeur, déclaration qui n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd, en l’occurrence le Ministère public qui poursuit la jeune femme et son compagnon pour atteinte à la pudeur. Et même s’il y a eu mobilisation autour de cette affaire qui a suscité l’indignation, cela n’a pas donné lieu à un débat de société sur le viol et le harcèlement. L’affaire n’a servi, à juste titre d’ailleurs, qu’à pointer les abus policiers et la connivence odieuse entre le ministère de l’intérieur et une justice aux ordres de l’exécutif.) Pour revenir au film, il y a lieu de constater aussi qu’en donnant à entendre cet argument, qui assimile la libération de la parole de la victime à de l’indécence, le cinéaste entend mettre en scène le déni peut-être dans l’optique de le désamorcer mais anticipe également sur les accusations dont il s’attend à ce qu’elles soient formulées à l’encontre de son propre film. Mais le cinéaste va plus loin dans l’optique du débat en suggérant que les deux voies que se sont frayées Séba et Nelly sont loin de les satisfaire tant le poids de la frustration et du machisme ambiant les révoltent. De là vient la fascination qu’exerce sur elles le moyen qu’a trouvé Feyza, la plus démunie des trois femmes, pour se défendre. Je devrais d’abord préciser que le personnage de Feyza est incarné par une chanteuse égyptienne devenue méconnaissable sous le voile du personnage et dans ses vêtements amples et qui a tenu à produire le film conçu d’abord, faute de moyens, comme un court-métrage. L’investissement de la chanteuse dans le rôle et dans la production procède d’une démarche militante qui renforce les liens entre création artistique et débat de société. Et il se trouve que ce personnage sans défense est celui qu’on suit le plus dans le film, celui dont on porte le fardeau aussi et celui qui finit par exercer sa fascination sur les deux autres femmes. Si les deux autres subissent occasionnellement des agressions, le harcèlement est le lot quotidien de Feyza qui est obligée de prendre les transports en commun pour aller travailler. Elle est d’abord sans défense face à la frustration du mâle. Mais la révolte gronde en elle et elle s’empare de deux brèches qui s’ouvrent : le reportage sur le cercle animé par Séba et l’émission où Nelly témoigne et où intervient Feyza pour saluer le courage de la jeune femme, un courage dont elle se sent bien en deçà. Quand elle se met à fréquenter le cercle d’autodéfense, Feyza n’ose pas avouer qu’elle fait l’objet de harcèlement. Séba, qui n’est pas dupe, demande à lui parler à la fin de la séance et, excédée par le silence de la jeune femme, elle tire une épingle et lui dit : « on peut se défendre même avec ça ». La brèche devient un gouffre parce que Feyza va finir par penser à un autre moyen qui n’est pas seulement une défense mais une vengeance : elle blessera les hommes par là où ils auront péché. La scène se répète dans la rue et dans le bus. La réponse au harcèlement quotidien est une agression violente, une tentative de mutilation de ce qui est censé être l’emblème de la virilité. Mais Feyza ne sera pas la seule à opter pour ce moyen de défense : les cas se multiplient donnant lieu à un véritable phénomène social et la police enquête sur ces cas d’agression, enquête menée chez les féministes d’abord et plus particulièrement chez Séba en tant qu’animatrice du cercle d’autodéfense. Feyza s’y rend justement au moment où la police s’y trouve. Elle arrive à donner le change face au redoutable inspecteur. Séba tombe sous le coup de la fascination lorsqu’elle entend les aveux de Feyza après le départ de l’inspecteur. Troublée d’abord, elle finit par adhérer à cette manière de se rendre justice et déculpabilise la jeune femme qui ne tarde pas à récidiver. Et là l’attitude de Séba change : « La première fois, tu l’as fait de manière instinctive, cette fois-ci c’est prémédité ». Même si elle exprime des réserves, la fascination persiste et elle finit par présenter Feyza à Nelly. Et les trois femmes forment désormais une bande. Finies les discussions sur le procès, finies les discussions au sein du cercle thérapeutique. Leur seul souci est que la société parle de nouveau du harcèlement et, pour qu’on en parle de nouveau, les agressions des harceleurs doivent reprendre. Le seul moyen de briser le silence, c’est l’action violente. Elles décident d’agir ensemble et se rendent au stade au moment où l’équipe nationale égyptienne joue un match contre la Zambie et se mettent à encourager, pour aller à contre-courant, l’équipe adverse. Pour Séba, il s’agit là d’un retour sur le lieu du crime, celui dont elle a été victime. La séquence fait écho à celle où accompagnée de son mari, elle assiste à un match joué par l’équipe nationale et se met à crier avec les supporters pour faire plaisir à son mari. Du coup, l’image des trois femmes criant « à contre voix » devient très forte. Cette sortie du consensus national est justement une réponse subtile au silence qui leur est imposé, réponse subtile au viol collectif perpétré dans la liesse populaire consécutive à la victoire et, surtout, à l’argument qui assimile la libération de la parole de la victime à une trahison de la nation, l’honneur de la nation étant tributaire, selon cette vision, de l’honneur de ses femmes et quand l’honneur est bafoué, on dissimule l’outrage et on ne l’expose pas sur la scène publique. La loi du silence et la réduction du viol à une question d’honneur sont d’une violence morale inouïe dans la mesure où elles constituent une négation de l’agression et de la violence qui président au viol. (Le viol n’est-il pas qualifié entre autres, dans la loi tunisienne, présentée généralement comme avant-gardiste, comme un « attentat à la pudeur » ? A ce conservatisme du législateur tunisien de l’ère bourguibienne fait écho, d’ailleurs, le discours de l’actuel ministre de l’intérieur qualifiant le viol de la jeune femme par les policiers de qadhiya akhlakiya (affaire morale) au lieu de crime. Et puis, par ailleurs, en Egypte, après la révolution, l’armée s’est érigée en gardienne de l’honneur et de la moralité des femmes égyptiennes en procédant à des tests de virginité qu’on a fait subir aux femmes arrêtées lors des manifestations). Mais la dissension au sein de petit groupe ne tarde pas à se produire. Feyza reproche aux deux autres femmes, qui n’adhèrent pas jusqu’au bout à cette logique de la violence qui les fascine en même temps, d’avoir des choses à se reprocher et si elle, elle ne culpabilise pas de mutiler les hommes qui la harcèlent, c’est parce qu’elle n’a rien à se reprocher. Elle n’a rien à se reprocher parce qu’elle s’habille de manière décente contrairement à elles, qui mettent leur beauté en valeur, et semble de ce fait imputer le harcèlement au comportement des femmes et à leur manière d’être. C’est en somme le discours qu’elle leur tient. A l’occasion de cette dissension s’insinue un autre débat de société relatif au port du voile. Séba répond de manière véhémente : « il fut un temps où le voile n’existait pas, le harcèlement non plus ». Réponse qui associe les deux phénomènes et qui semble imputer le harcèlement au rapport qu’entretiennent les femmes avec leur corps. La fin du film qui s’achève sur la victoire de Nelly et qui semble plaider pour la voie de la bataille juridique comme réponse adéquate à la violence faite aux femmes permet à la femme voilée et aux non voilées de transcender ce différend. La proposition du film et son apport au débat réside en apparence à ce niveau-là : résorption de la violence par une loi qui rend justice. Cependant, ce n’est pas la seule dimension du débat : au cœur du harcèlement et de la violence gît la question sociale. La subtilité du traitement de cette question et du film d’une manière générale se manifeste sur ce plan-là. Les femmes harcelées appartiennent à tous les milieux : constat corroboré dans le film par le choix de personnages appartenant à trois milieux différents. Mais ce sont les femmes issues des classes populaires qui en souffrent le plus et qui sont les plus démunies face aux agressions. Celle qui, parmi les trois, opte pour la violence (les autres sont plutôt fascinées et effrayées aussi par une réponse qui est de l’ordre du terrorisme, arme du faible) appartient au milieu le plus défavorisé et répond de la sorte à des agressions quotidiennes dues à des conditions de vie difficiles. Le cinéaste se contente de placer sa caméra dans les moyens de transport et tout est dit : bus bondés, circulation chaotique. La violence sexuelle et la violence tout court se logent dans la physionomie d’une ville des plus peuplées du monde, des plus pauvres aussi. Le débat que propose le cinéaste brasse des dimensions différentes et complémentaires : dénonciation de la violence faite aux femmes, palette assez diversifiée des moyens de la combattre et constat sociologique qui donne au film sa dimension documentaire (on aurait aimé néanmoins que le traitement soit plus sobre, qu’il ne verse pas dans le pathos par moments quand il s’agit de mettre en scène la souffrance des femmes appuyée par une bande un peu trop chargée. On aurait aimé que la représentation de la souffrance des femmes bénéficie de la même sobriété adoptée dans le traitement social de la question). Il y a néanmoins un autre palier de la question qui n’a pas été jusqu’ici abordé : si l’impact psychologique de la violence bénéficie d’un traitement un peu trop démonstratif dans le film versant dans le pathos (une image forte néanmoins s’inscrivant dans le même registre : celle de Séba au lendemain de son agression, abattue, allongée sur un canapé, le visage peint aux couleurs du drapeau national et de l’équipe qu’elle est allée soutenir pour faire plaisir à son mari, couleurs qui se brouillent sous l’effet des larmes qui inondent son visage. Réponse ironique, cinglante à l’adresse de ceux qui reprochent à ceux ou celles qui choisissent de briser le silence de trahir la nation, de traîner l’image du pays dans la fange), le cinéaste préserve le mystère du désarroi individuel face à la violence et des séquelles qui s’ensuivent. L’approche est loin d’être naturaliste. La question de l’intériorisation du regard machiste est subtilement traitée et la violence que se font les femmes est délicatement suggérée par le discours de Feyza sur la façon de s’habiller des autres à qui elle fait porter la responsabilité d’avoir fait l’objet d’agressions. Chez ce personnage, la violence faite à soi, conséquence d’une violence subie et manifestation de l’intériorisation du regard du mâle qui condamne parce qu’il n’assume pas sa frustration et sa libido, s’exprime par la négation du corps (vêtements qui dissimulent sa féminité, rejet de tout contact charnel). Tout réside au niveau de la suggestion comportementale : il n’y a nul discours démonstratif sur le voile comme manifestation de la culpabilité féminine ; pourtant on y pense tout en n’étant pas sûr que ce soit le propos du cinéaste. Les manifestations de la culpabilité de Séba qui, après avoir véhémentement rejeté la tentative de Feyza de la culpabiliser, bien que spectaculaires (elle dévisage son propre reflet et finit par se couper violemment les cheveux de telle sorte que le geste apparaît comme une automutilation) ne permettent absolument pas de sonder le mystère d’un tel comportement. La question de la culpabilité et de ses ressorts profonds reste entière. Celle de Séba semble en effet venir de loin, d’un temps ou d’un lieu auquel on n’a pas accès. Le propos du film est ainsi loin d’être cantonné dans les limites de la dénonciation d’un fait de société ou de la volonté de s’inscrire dans un débat de société sur la question du harcèlement. On ne perd pas de vue les expressions individuelles du malaise ni la solitude de l’individu face à son destin. La solitude et l’épaisseur de l’individu non réductibles à des explications d’ordre psychologique et social restent entières. D’ailleurs, le film aurait gagné davantage à développer cette individualité. Mais d’une manière générale, l’inscription du film dans un débat de société sur un phénomène susceptible de tuer les femmes et les hommes à petit feu ne se fait pas au détriment de la représentation de destinées singulières et retranchées, en dépit des explications sociologiques inhérentes au traitement d’une question tabou, dans leur part de mystère. En cela Mohamed Diab emboîte le pas à d’autres cinéastes égyptiens à l’instar de Yousri Nasrallah. C’est peut-être d’ailleurs ce qui manque à un certain cinéma tunisien qui s’est acharné à traiter de front des questions de société et qui s’est cantonné souvent dans une approche déterministe et qui tourne par ailleurs le dos à la dimension documentaire. Insaf Machta (paru dans nachaz.org)

Du festival de Kélibia à Street Poetry: rencontres littéraires à l'ère de l'après 14 janvier

Du festival des jeunes écrivains à Street poetry : rencontres littéraires à l’ère de l’après 14 janvier La rubrique « Mots passants » s’est imposée comme l’écho et le prolongement de deux manifestations où le rapport à l’écriture, à la langue et à l’espace public fait l’objet d’une expérimentation pleine d’énergie et ouverte sur des possibilités encore à explorer : le festival des jeunes écrivains de Kélibia et les soirées de Street poetry, Klam echare3, littéralement « paroles de rue » en dialectal tunisien. Ces deux manifestations sont comme des répliques, au sens sismique du terme, de la révolution du 14 janvier : chambardement et effervescence de la vie associative et investissement de la rue et de l’espace public. Militantisme et engagement au festival de Kélibia : y a-t-il moyen de penser la littérature en dehors de l’engagement ? Le festival de Kélibia en est à sa vingt-sixième session. Il était dirigé jusqu’à la révolution par une équipe, quasiment la même depuis la création du festival en 1987 (avant le 7 novembre), et dont les membres étaient pour l’essentiel issus du comité culturel de la ville désigné par les autorités locales. Une association, Manarat al adab, avait été créée ou plutôt recréée en 1987, puisque le nom était celui d’une association littéraire des années trente , essentiellement pour prendre en charge l’organisation du festival, regroupant les membres de la direction, et dont les archives n’attestent absolument pas qu’il y ait eu des élections tout le long de la période qui va de 1987 à au 14 janvier 2011 . Après cette date, des citoyens, pour l’essentiel des enseignants de littérature, ont exigé le renouvellement du bureau de l’association. Une nouvelle direction s’est constituée sur la base d’un consensus et le festival s’est trouvé par là même associé à la conquête de l’espace public par ceux qui en étaient quasiment exclus et à la notion de légitimité révolutionnaire inhérente à ce coup de force de la nouvelle équipe. L’association a élu domicile dans le local d’une cellule du RCD, situé dans l’enceinte même de la maison de la culture, après la dissolution de l’ancien parti au pouvoir, local dont on a découvert qu’il appartient d’ailleurs à l’archevêché de Tunis. La première session organisée par la nouvelle direction et de fait par l’association Manaret al Adab était aussi un hommage à Abdelkader Dardouri, ancien président de la section locale de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme et membre de la Ligue des écrivains libres, mort une semaine avant le départ de Ben Ali. La deuxième était placée sous le signe de l’engagement et c’est la figure du poète Mnaouar Smadah qui a été convoquée pour mettre en perspective l’orientation du festival. Le discours de la présidente de l’association lors de la cérémonie d’ouverture de la dernière session était d’une grande virulence et dénonçait, à juste titre d’ailleurs, les limites que le pouvoir en place veut imposer à la liberté d’expression et de création. Le festival s’est ainsi légitimement engagé dans le débat relatif aux droits culturels et à la liberté d’expression et à leur inscription dans la Constitution. Cette orientation est dans une certaine mesure compréhensible. La session de 2011 organisée dans la foulée de la « libération » et de l’euphorie révolutionnaire s’est voulue à la fois un hommage - à une figure dont les textes littéraires et journalistiques ont été censurés avant la révolution - et une célébration. La session de 2012 a eu lieu à un moment où l’étau a commencé à se resserrer autour des artistes : même si les organisateurs ne l’ont pas explicitement dit, l’affaire al Abdellya était dans les esprits et ce sont surtout ses répercussions sur la rédaction les articles relatifs à la liberté d’expression et de création qui ont été évoquées dans le discours inaugural de la session. Sans ce tour de vis de la part du pouvoir, on aurait pu s’acheminer peut-être vers une vision plus distanciée de l’engagement et de la résistance culturelle (une transition démocratique délestée de la hantise du retour à l’autoritarisme aurait sans doute changé les termes du débat sur l’art et la culture). Cependant, cette démarche militante, en soi légitime, est aussi à interroger : il est certes difficile de concevoir l’épanouissement de la création dans un contexte liberticide mais l’apologie de l’engagement qui correspond à la tonalité dominante du festival auprès de jeunes écrivains qui, pour la plupart, cherchent leur voie ne risque-t-elle pas d’aboutir à un verrouillage de la création au nom de l’engagement et à un balisage, voire à un formatage idéologique des univers non encore aboutis des jeunes auteurs ? Il est vrai que les critères de sélection des textes dans les sections arabophones ne font pas forcément intervenir ce critère d’ordre idéologique mais ce son de cloche dominant devrait faire l’objet d’une lecture critique. Que la révolution se soit invitée dans les textes arabes lus lors de la première session après le 14 janvier, cela n’a rien d’étonnant en soi (c’est surtout le silence des textes francophones qui nous avaient surprises, j’y reviendrai) mais de là à ce que ça devienne un passage obligé, une sorte de lieu commun par lequel on exprime son adhésion à l’esprit de la révolution, il y a là justement quelque chose de contraire à la créativité. Quand les lieux communs révolutionnaires sont appuyés par des discours qui exaltent l’engagement, il y a lieu de mettre en évidence un possible malentendu : la dimension engagée d’un texte pourrait être érigée dans l’esprit de l’auteur ou de ceux qui l’écoutent en une valeur artistique et être considérée comme un gage de créativité faisant écran à une véritable créativité, celle qui passerait d’abord par une conscience de la singularité de l’écrit et de l’univers qu’il construit ou déconstruit, ou celle qui pourrait passer aussi par un « déverrouillage » heureux et jubilatoire des stéréotypes, y compris révolutionnaires. Nous pensons aussi qu’il y a moyen de dissocier l’engagement et le militantisme associatif, combien nécessaires à la survie d’un projet culturel surtout par les temps qui courent et qui exigent un combat pour préserver l’autonomie de l’espace culturel et l’ériger en contre-pouvoir dans un contexte qui évolue vers le retour de l’autoritarisme, et le discours sur l’art et la création qui ne doit pas être enfermé dans les rets d’un quelconque combat idéologique ou politique. Ce n’est pas tant l’esprit de l’engagement ou la notion de littérature engagée, qui peut relever pleinement de la création, qui est contesté ici mais la tendance à enfermer le discours sur l’art et la littérature dans une culture de la résistance qui pourrait éventuellement donner lieu à une pensée sclérosée et à une création sans singularité et sans relief. Et le slogan « thakafa badila » (culture alternative), associé à à un discours dénonçant à la fois ceux qui étaient proches de l’ancien régime (le discours du représentant des écrivains lors de session de l’année dernière mettait en cause intellectuels et écrivains ayant appelé Ben Ali à se représenter en 2014) et la « réaction » islamiste (arrej’iyya), qu’on entend dans ces rencontres n’est pas forcément un gage d’innovation, il est susceptible de forger à son tour une sorte de langue de bois révolutionnaire dont certains textes ne sont pas à l’abri. N’oublions que le slogan n’est pas si nouveau, qu’il est issu de la culture de la résistance de la fin des années 70 et des années 80 et qu’il fait partie de la langue de bois de la gauche à l’université. Il ne s’agit pas ici tant d’une résurgence que d’une continuité qui n’a pris suffisamment de distance avec les expériences passé. A ce slogan s’ajoute aussi parfois une apologie de la culture de la modernité et des Lumières ( al hadatha wa attanouir), son de cloche nouveau par rapport au discours classique de l’extrême gauche qui avait promu la notion de thakafa badila. N’oublions pas non plus tout un pan de l’histoire de ces grandes associations que sont la FTCA et la FTCC. Pendant presque deux décennies la créativité et la cinéphilie ont été étouffées au nom de ce slogan et au nom de la lutte contre le pouvoir en place et contre la montée de l’islamisme vers la fin des années 80. Pourtant il y a bien quelque chose de révolutionnaire dans le festival des jeunes écrivains tel que le conçoit la nouvelle direction, qui n’est pas forcément évident à première vue et qu’il va falloir développer davantage : une énergie et un sens du bénévolat qui font fi des difficultés matérielles, une écoute des jeunes participants en dépit des tensions qui affleurent parfois, un sens du dialogue et une réceptivité par rapport aux critiques des participants et des membres des jurys, une tendance à impliquer les jeunes dans l’organisation, plus marquée lors de la toute dernière session, des ateliers d’animation pour les enfants (cette année l’activité de l’un des ateliers interrogeait les rapports entre l’image et l’écrit), les ateliers animés par les membres des différents jurys autour des textes en compétition qui devraient à mon sens se transformer en véritables ateliers de réécriture, projet de publication des textes des lauréats et enfin la création d’une section de littérature d’expression française. L’ancienne équipe avait fait de la résistance on ne sait pas trop pourquoi. Et en discutant avec la présidente actuelle de l’association Manaret al adab, il s’est avéré que l’initiative, que nous avions aussi assimilée à juste titre à une reconnaissance de l’une des langues du pays et à une vision plurielle du paysage littéraire tunisien et de la culture d’une manière générale, émanait aussi d’un constat d’enseignant sur le rapport des élèves à l’écriture dans les deux langues et la conviction que les exercices « académiques » pouvaient étouffer la créativité des élèves. Voici justement un constat dont la pertinence s’est révélée pour nous lors de l’animation des ateliers. Des textes mal écrits, nous en avons eus, mais la question de la maîtrise de la langue sur laquelle nous avions insisté était comme délestée d’un poids, celui de l’institution qui sanctionne et pénalise l’erreur et la maladresse de l’expression. Du coup, l’exercice qui consiste à corriger des fautes de langue et que nous avions confié dans les ateliers aux participants eux-mêmes était devenu beaucoup plus agréable. Les règles selon lesquelles les textes ont été corrigés par les auteurs eux-mêmes sont certes celles-là mêmes transmises à l’école. Mais l’autorité institutionnelle du Maître n’était plus là et nous avons veillé autant que faire se peut à ce que nous ne soyons pas dans la peau du Maître. Et à partir de là nous avons tenté d’instaurer un échange d’égal à égal qui n’entrait pas forcément en contradiction avec notre rôle d’animatrices. Nous étions d’ailleurs surprises par la demande qui émanait des participants et qui est quasiment inexistante chez nos étudiants, par exemple. Nos jeunes auteurs, à quelques exceptions près, tenaient à ce que leurs textes soient transformés en chantiers et il me semble qu’ils ont compris que tout texte était dans une certaine mesure à réécrire. Ce qu’il y avait de nouveau aussi dans cette section, c’était l’absence de classification générique. Nous avons eu des poèmes, des nouvelles, et des textes dont le genre était indécis, ce qui n’était pas le cas dans les sections arabophones où les distinctions étaient de mise : une section ou deux pour la poésie et une autre pour la prose (il y a d’ailleurs parfois un flottement au niveau de la désignation de cette dernière section consacrée d’après le rapport de son jury à la nouvelle, flottement qui révèle l’existence de textes génériquement inclassables). Pour ce qui est de la section francophone, l’absence de distinction générique était le fait d’une contrainte liée à l’organisation (peu de textes écrits en français parviennent au festival qui n’a pas les moyens de mobiliser deux jurys pour la seule section francophone). Et cette contrainte est devenue pour nous une matière à expérimenter : rares étaient ceux qui avaient vraiment choisi pour ainsi dire leur genre et s’y étaient installés et naviguer d’un genre à l’autre était extrêmement stimulant d’autant plus que cela faisait écho à cette indécision qui traverse les textes que nous avions retravaillés non pas pour imposer un choix générique ou autre mais pour amener les auteurs à prendre conscience de leurs choix et à les assumer en quelque sorte. Et pour revenir maintenant à la question de l’engagement et à la représentation de l’événement révolutionnaire dans les textes d’expression française, je dirais que son absence était pour nous un mystère. Je regrette d’ailleurs de n’en avoir pas discuté avec les participants dont certains se sentaient vraiment concernés par ce qui se passe dans le pays. Nous avons été frappées par ailleurs par l’absence de dimension référentielle dans la plupart des textes des deux dernières sessions (à l’exception de la nouvelle qui a été primée cette année et où figure au détour d’une conversation une allusion à la situation politique d’avant la révolution). Sinon les autres textes, et les meilleurs d’entre eux, construisent des univers où se profile de manière lointaine un horizon qui n’est autre que celui d’un écrivain aimé ou d’une forme ancienne qui fait parfois l’objet d’un jeu. Et le texte devient par moments le théâtre d’un dialogue imperceptible, souterrain entre l’auteur et la mémoire du lecteur qu’il est, dialogue qui n’exclut pas le conflit parfois. Est-ce à dire que ceux qui écrivent en français s’interrogent moins que les autres sur ce qui les entoure et qu’ils privilégient une sorte d’interrogation inhérente à leur propre univers et aux textes qui les travaillent ? Il est difficile de répondre à cette question et il me semble que tout constat serait abusif et forcé. Il est vrai aussi que ceux qui écrivent en arabe se sont abreuvés de la littérature de la résistance palestinienne et des textes engagés de la littérature arabe et nous pouvons interpréter dans une certaine mesure la présence de la résistance et de la révolution dans leurs textes comme l’effet d’une probable intertextualité ou du moins comme une intériorisation des poncifs d’une certaine littérature de la résistance qui s’accorde aussi parfois au goût dominant dans certains milieux de la gauche et de l’extrême gauche alors que la littérature engagée française ou autres (et même la littérature maghrébine d’expression française, d’ailleurs) est loin de constituer un tissu référentiel dans les textes qui nous ont été soumis dans la section francophone. Mais je préfère ne pas pousser la comparaison plus loin étant donné que je n’ai pas eu l’occasion de travailler sur les textes des sections arabophones et que ces constatations se limitent aux textes lus dans les soirées poétiques du festival et qui ne reflètent pas forcément la diversité de ce qui s’écrit en arabe. C’est justement cette question de la diversité impliquant une pluralité d’univers, de sensibilités, de manières d’être dans l’écrit qui devrait être mise en relief et qui risque justement d’être gommée par la tonalité dominante dédiée à l’engagement. Qu’en est-il de l’engagement dans l’expérience de Street poetry ? Même si les organisateurs peuvent parfois s’en défendre, il y a quelque chose qui est de l’ordre dans l’engagement dans cette expérience. Il s’agit d’abord d’une appropriation de l’espace public par l’art, d’une tentative de réconciliation entre le citoyen tunisien, l’espace public et l’art, en l’occurrence la littérature. En lançant un appel à ceux qui écrivent essentiellement en dialectal (nous reviendrons sur la question de la langue) à lire leurs textes et en invitant les gens via les réseaux sociaux aux soirées de Klam echare3, on incite à une occupation pacifique de la rue . Voici un rappel de l’un des acquis, qui a tendance à être remis cause récemment, de la révolution du 14 janvier : la rue nous appartient. Je me demande d’ailleurs s’il y a un rapport entre l’organisation des ces soirées et la peur de voir à nouveau l’espace public et la rue confisqués. L’expérience a fait des émules aussi : un groupe d’amateurs de la photo vient de créer Street photo. Et avant ces deux expériences, il y a eu le mouvement Fanni raghman anni , littéralement en arabe : « Mon art malgré moi » qui regroupe des jeunes qui écrivent, qui font du théâtre de rue et de la chorégraphie et qui intègrent aussi les arts plastiques dans des petits spectacles de rue ou encore l’association Kif Kif fondée par le chanteur Yesser Jeradi qui organise des événements artistiques dans la rue ( projections de films, atelier de peinture pour les enfants, concerts, etc). C’est dire à quel point sortir des espaces traditionnels qui étaient au demeurant parfois fermés à ces expériences et l’investissement artistique de la rue et de l’espace public sont l’objet d’une revendication permanente et constamment rappelée comme pour mettre en mettre en garde contre une éventuelle confiscation de l’espace public. Certains parmi les amis à qui j’ai donné à lire ce texte m’ont amenée à établir un parallèle entre cette forme d’occupation de l’espace public et la prière sur les places publiques, plages et autres endroits qui est souvent accomplie par les groupes salafistes. Il y a, en effet, un point commun : sortir des lieux traditionnels de la culture chez les uns et sortir des lieux traditionnels de la piété chez les autres. Mais s’il y a chez les jeunes écrivains et autres artistes une volonté d’attirer les regards sur des formes d’art qui vont à la rencontre des gens et un désir de les rendre accessibles, il y a chez les salafistes faisant la prière une piété et un prosélytisme qui sont censés attirer les regards sur ce qui est censé être la Vérité. Si les premiers demandent une autorisation, c’est qu’ils considèrent qu’ils ne doivent pas être les seuls à occuper l’espace public et il y a là à la fois une reconnaissance de la pluralité et de la loi. Tandis que les places publiques doivent revenir de droit à ceux qui font la prière le jour de l’Aïd au nom d’une forme de religiosité qui a tendance à se confondre avec la Vérité et qui souvent ne s’embarrasse pas des règles du vivre ensemble. Mais dans Klam Echare3 (paroles de rue), la question l’espace public ne se limite pas au besoin de l’occuper. L’expression arabe désignant cette expérience pose aussi le problème du langage et c’est le langage de la rue qu’il s’agit de « promouvoir ». C’est par cette expression, à première vue péjorative dans l’acception la plus partagée, que le mouvement a été désigné comme pour opérer une inversion : le langage de la rue, c’est le dialectal et le langage de la rue, ce sont les mots de tous les jours et ce langage de la rue peut aussi accueillir la poésie et la littérature. Le pari consiste à « rehausser » d’une certaine manière le dialectal, à reconnaître et à féconder la part de poésie qui s’y loge (beaucoup de jeunes se sont mis au dialectal alors qu’ils avaient plutôt l’habitude d’écrire en arabe ou en français sous l’effet du phénomène Street poetry) mais aussi de favoriser une interaction avec des gens qui habitent où traversent les lieux où se déroulent les rencontres de Street poetry. Fathi Ben Haj Yahia reproduit dans son texte de présentation de la rubrique « Mots passants » une publication de la page facebook de l’événement où il est question d’un jeune de la Médina a priori totalement étranger à la poésie et qui, agacé d’abord par l’occupation de la place Kheireddine par les amis de Klam echare3 (c’est notamment une place où les gamins du quartier jouent au foot et qui est située en face des jardins du palais Kheireddine et du musée de la ville de Tunis) a multiplié les provocations, avant de manifester son désir de prendre part à la soirée. Il l’a fait de la manière la plus naturelle qui soit : il raconté des situations rocambolesques, fictives ou réelles peu importe, dont il était le héros. C’est son talent de conteur et de comédien qu’il nous a révélé. Son « numéro » faisait suite à la lecture du texte de Majd Mastoura « khonnar al houma al arbi » (à traduire) et je me demande d’ailleurs si ce n’est pas le texte lu par l’un des animateurs de Street poetry et dont le personnage est comme on dit en arabe « oueld houma » (un enfant de quartier) qui a donné envie à notre ami de participer et de se mettre en scène. Car il y a aussi quelque chose qui relève du théâtre dans les soirées de Klem echare3. Ce qui est lu est plus ou moins théâtralisé et non pas déclamé comme peut l’être la poésie arabe. On se souviendra notamment que le théâtre a permis au dialectal d’accéder à une certaine littérarité. Pour certains jeunes de Street poetry Ghasselet ennaouder est comme un texte fétiche et il y a parfois dans leurs certains écrits comme un souvenir mais très lointain de cette pièce qui a fait date dans l’histoire du théâtre tunisien. Mais qu’en est-il au juste de l’engagement dans les textes eux-mêmes ? Outre la défense du dialectal, le mouvement ne se range derrière aucune bannière, ni celle de la résistance ni celle de la littérature engagée. Ce qui relève du militantisme culturel, c’est plutôt la démarche dans son rapport à la langue et à l’espace public. Et ce militantisme est dissocié du discours sur l’art et la littérature. Je dirais même qu’il n’y aucune tentative d’enfermer ce qui s’écrit et qui se lit dans un discours. La dimension contestataire est évidente dans certains textes, d’autres sont travaillés par une forme d’anarchisme, frôlant parfois le nihilisme, joyeux et bouillonnant. Mais les textes et les sujets sont très divers. Et les animateurs assument entièrement cette diversité. Une forme stylistique est néanmoins récurrente : le monologue et il s’agit d’une dominante sur laquelle les participants ne se sont pas forcément concertés. Est-ce la perspective de lire le texte en présence d’un public qui pourrait être assimilé à un public de théâtre qui a imposé cette forme ? Il est difficile de répondre à cette question d’autant plus qu’il y a des textes dont la composition est antérieure à la création du mouvement Street poetry et d’autres qui ont été écrits pour être lus dans ces soirées. On sent aussi chez les organisateurs une défiance et une réticence par rapport aux lieux traditionnels de la culture. L’expérience se présente comme réfractaire à l’institutionnalisation. C’est là où réside aussi son versant anarchisant. Au festival de Kélibia, il nous a semblé assister par moments à une certaine institutionnalisation de la littérature engagée promue par le festival mais aussi par la Ligue des écrivains libres dont les membres étaient présents aux deux dernières sessions. Il ne s’agit pas pour moi de jouer une manifestation contre une autre mais de comprendre par la comparaison l’esprit du phénomène Street poetry qui est parfois difficile à cerner. Et puis, un festival, qu’on le veuille ou non, a quelque chose à voir avec l’institution. Les problèmes d’organisation montrent que ce festival indépendant et qui doit le rester peut difficilement survivre sans le soutien du ministère de la culture que l’association Manaret al Adab appelle d’ailleurs à s’investir davantage. Ceci dit malgré la réticence que manifestent les animateurs de Street poetry, il y a une volonté de développer l’expérience non pas dans le sens de son institutionnalisation mais plutôt dans la perspective de sa reconnaissance comme mouvement (auquel il manque néanmoins une vision esthétique mais il est trop tôt pour en juger). Un premier pas semble à présent se dessiner : une éventuelle participation de Klam echare3 au festival de Kélibia. Et c’est là aussi où se manifeste la réceptivité de l’équipe qui dirige le festival. Il y aura de la résistance (notamment de certains habitués du festival pour qui la littérature ne s’écrit pas en dialectal), une résistance qui surpassera sans doute celle relative à la création de la section de littérature d’expression française. Encore un pari à gagner pour le festival des jeunes écrivains et pour Street poetry. Ce que nous publions dans la rubrique « Mots passants » se veut à la fois l’illustration de sensibilités littéraires naissantes que nous cherchons à embrasser dans leur diversité et la représentation d’un cheminement en devenir. Insaf Machta (paru dans nachaz.org)

Le Film et les malentendus de la révolution

La révolution du 14 janvier a eu pour conséquence de déverrouiller l’espace public. Les événements cinématographiques n’ont pas échappé à cette tendance. Des films ont été projetés un peu partout dans le pays, y compris dans les régions les plus déshéritées, dans des endroits où le cinéma n’avait pas l’habitude de pénétrer. Des initiatives personnelles et associatives, lancées parfois avec le concours des services culturels européens, ont renoué avec la tradition du cinéma ambulant datant des premières décennies du XXe siècle et des premières années de l’indépendance en Tunisie où le cinéma était rattaché à un projet de développement. Parmi ces initiatives, il y a eu la Caravane du film documentaire, l’atelier du film d’animation à Tazarka et des projections de films en 3 D dans le Nord-Ouest et bien d’autres pendant l’été 2011. Il y avait dans ces initiatives le souci d’ouvrir les horizons de la réception du cinéma au-delà des rarissimes lieux de culture situés dans la Capitale de même qu’un élan de solidarité envers la Tunisie des oubliés et des laissés pour compte. C’étaient là des expériences de partage qui n’ont pas été entachées d’incident. D’autres en revanche ont tourné au drame et ont été perturbées et suivies d’incidents violents qui ont porté atteinte à la liberté de création et d’expression. Ces atteintes sont le fait de personnes et de groupes qui ont vu dans ces films une provocation. Le premier film ayant fait l’objet d’attaques est un documentaire de Nadia Al Fani qui, bien que médiocre sur le plan cinématographique, a le droit d’exister parce que la cinématographie d’un pays est faite de bons et de mauvais films et parce que la liberté d’expression doit être vigoureusement défendue. Le deuxième film qui a provoqué un tollé est Persepolis de Marjane Satrapi diffusé par Nesma et là aussi la violence était au rendez vous. Il se trouve que la projection de l’un et la diffusion de l’autre ont fait l’objet de malentendus et posent la question de la séparation de l’art et de la politique. De la visibilité du film au malentendu : l’affaire Nadia Al Fani Le public de la Capitale a découvert le film intitulé Ni Allah ni maître à l’occasion du festival du film documentaire lors de la session de 2011. Un reportage a été réalisé par la chaîne privée Hannibal sur le festival et sur le film en particulier et la cinéaste a été invitée sur le plateau d’une émission pour en parler. Un tel film aurait été probablement interdit sous l’ancien régime pour des raisons strictement sécuritaires. Mais la médiatisation du film événement après une révolution qui entend mettre fin entre autres à la censure représente-t-elle pour autant une avancée pour la liberté d’expression et de création ? A priori, oui, mais les faits montrent aussi que sa médiatisation a généré des malentendus. Lorsque la télévision s’est emparée de l’événement cinématographique, ce n’était pas pour le traiter en tant que tel. Elle en a fait une profession de foi ou plus précisément l’expression de l’athéisme de la réalisatrice et le débat s’est focalisé, avec le concours de Nadia Al Fani, sur l’athéisme d’une citoyenne qui revendique haut et fort sa différence et qui voudrait être considérée comme une citoyenne à part entière, revendication somme toute légitime qui se veut l’expression de l’aspiration à une démocratie où la laïcité serait garante de la diversité et de la liberté de conscience. On a eu vent des réactions des spectateurs à la suite de l’émission : des condamnations qui ont amené la chaîne à s’excuser publiquement et à sacrifier l’animatrice. Pour sa part, Nadia Al Fani a eu droit à des menaces de mort. On ne peut évidemment que condamner ces réactions qui sont la négation de la liberté de conscience, mais on est en droit se poser des questions sur la pertinence de l’angle d’attaque relatif au traitement médiatique du film. Ce qui est au cœur de ce traitement, c’est le caractère sensationnel de la déclaration de la réalisatrice sur son athéisme et qui aurait pu relever du privé conformément à une certaine vision de la laïcité qui relègue la croyance dans la sphère privée. Mais il est possible aussi de soutenir que, dans une démocratie balbutiante qui s’accroche, de peur d’avoir droit à pire, à l’article 1 de la Constitution de 1959 qui fait de l’islam une religion d’Etat, le fait de reléguer l’athéisme dans la sphère du privé n’aide pas à confronter l’hégémonie de la religion à son altérité. Nadia Al Fani aurait-elle été piégée par un fonctionnement médiatique où sa liberté d’expression serait devenue matière à sensation pour une chaîne qui surfe sur le sensationnel et dans le populisme ? Rien n’est sûr parce que les propos de Nadia Al Fani et surtout sa vision du cinéma n’échappent pas au désir de faire sensation. Le film se réduit en fait à une déclaration d’irréligiosité sous couvert du traitement d’une question à la fois individuelle et sociale : faire ou ne pas faire le ramadan ? Il faut rappeler que l’essentiel du film a été tourné en août 2010. La matière filmée à ce moment là au marché central, dans les cafés ouverts et où on se rend quasiment dans la clandestinité, dans des restaurants où on sert de l’alcool aux touristes alors qu’on l’interdit aux Tunisiens et où il y a à longueur de temps des conversations sur le jeûne qui pointent l’uniformisation de la société étouffant l’expression de la différence, ne soulève qu’indirectement la question de la laïcité. Cette dernière s’est invitée dans la partie du film qui a été tournée une semaine après le 14 janvier à la faveur de rencontres sur ce thème (à Elhamra et à El Teatro). Le passage de la réalisatrice, qui se met en scène tout le long du film, par la Kasbah a été appréhendé par ce prisme là alors que les revendications du sit-in étaient tout à fait autres. Par exemple, lorsque la cinéaste voit un groupe d’islamistes se joindre aux sit-ineurs, elle ne peut s’empêcher de commenter : « les islamistes, il n’y a que des mecs parmi eux». Le film qui commence justement par les images de la Kasbah greffe la question de la laïcité sur une réalité multiforme et le regard de la réalisatrice et surtout son discours on ne peut plus bavard s’interposent entre le spectateur et cette réalité. Sinon le reste du film et notamment la partie tournée en août 2010 peut se réduire à l’assertion suivante : « Je ne fais pas ramadan, d’autres ne le font pas non plus. On vit dans une société hypocrite ». Et la question de l’athéisme qui n’est pas vraiment posée dans le film a été juste affichée dans le premier titre « Ni Allah ni maître » et revendiquée dans l’émission avec la réalisatrice qui a donné lieu à toutes sortes de malentendus. Suite aux menaces et à la campagne de diffamation qui ont visé Nadia Al Fani et d’autres artistes à l’instar de Nouri Bouzid, qui a été physiquement agressé et cité dans une chanson de Psycho M qui a donné le cinéaste en pâture à une foule surexcitée lors d’un meeting d’Ennahdha, le réseau associatif Lam Echaml a organisé une manifestation de soutien aux artistes intitulée « Touche pas à nos créateurs » au CinémAfricart. L’événement a été hyper-médiatisé (on en a parlé sur les ondes des radios publiques et privées). C’est au cours de cette manifestation que le public de la capitale avait de nouveau rendez-vous avec Ni Allah ni maître de Nadia Al Fani. Une foule indignée par ce qu’elle a appelé une provocation était aussi au rendez-vous. Ce fut là aussi une belle avancée pour la liberté d’expression étant donné que la projection a été perturbée (elle a eu lieu quand même), que les exploitants de la salle ont été agressés et qu’un procès a été intenté à la réalisatrice sur la base de l’atteinte au sacré . Depuis et jusqu’à ce jour, cette salle qui s’est distinguée par une programmation hors pair en Tunisie et par des débats où le cinéma n’est nullement assujetti à l’idéologie est fermée. Sa fermeture est la résultante d’une série de malentendus ayant trait au statut de l’art et de la culture. La manifestation de Lam Echaml est certes une réponse à une série d’atteintes à la liberté d’expression et de création et s’inscrit de ce fait dans une démarche militante qui a toute sa place dans un contexte de transition démocratique et qui entend dénoncer les pressions exercées sur les artistes: le film qui a été choisi pour brandir le principe de la liberté de création est celui qui affiche aussi par son titre son attachement à la liberté de conscience. Qu’en est-il de ce principe dans le film et qu’en est-il de la question de la démocratie d’une manière générale telle qu’elle a été traitée par Nadia Al Fani ? Si la question de la liberté de conscience est illustrée dans le film à travers des actes et des constats : Je ne fais pas ramadan, je bois pendant Ramadan, je brandis ma chope de bière, d’autres ne font pas ramadan, boivent et brandissent leur chope de bière, les signes de religiosité affichés relèvent d’une hypocrisie sociale, etc., cette position qui consiste à défendre une minorité dont on suggère qu’elle n’est pas si minoritaire qu’on ne le pense et qui doit être libre d’exercer son droit à la différence ne s’accompagne en aucun cas de la moindre tentative de compréhension du phénomène religieux. On peut par ailleurs « militer », puisque c’est la seule dimension du film, et exercer son droit à la différence tout en ayant un regard plus complexe sur la réalité, tout en reconnaissant par exemple le côté festif du ramadan tant apprécié justement par ceux qui n’observent pas le jeûne, tout en montrant que la ville vit la nuit et que les femmes peuvent sortir seules ou en groupe sans subir d’agression ou de pression. Le film tourne donc le dos à l’ambivalence de la tradition et de fait à la complexité de la réalité. Ce qui pose aussi problème dans le film sur le plan de l’illustration d’un principe démocratique comme le droit à la différence, c’est le dispositif filmique et le traitement du discours qui excluent toute pluralité. La cinéaste est omniprésente physiquement et par son discours. Elle interroge les gens et commente sans relâche pour ramener constamment le discours de l’Autre à sa position idéologique qui n’est pas tant la revendication de la différence, on le découvre au fur et à mesure de ses interventions ostentatoires, que la contestation de la pratique religieuse et le film est de ce point de vue là anti-laïque. Ce qui est au cœur d’une œuvre réaliste (et tout documentaire l’est a fortiori), c’est la polyphonie qui fait sa richesse et qui fait que la vérité du monde est dans la somme de ces discours et qu’elle n’est d’une certaine manière nulle part. Si le propos consiste à assener par l’image et par le discours une idée qui devient la vérité, on entre sur le plan de la pensée dans le totalitarisme. Ce qui m’a le plus choquée dans le film, c’est une discussion entre la cinéaste et ses amis sur Ben Ali et les islamistes : « Ben Ali a fait des concessions aux islamistes ; il a mis l’appel à la prière à la télé », dit Nadia Al Fani dans l’une des séquences de son film, confondant par là même « concession » dans le sens politique du terme et la propagande du régime qui n’a pas hésité pas à caresser la religiosité du peuple dans le sens du poil et confondant, de fait, islamisme et religiosité. Nadia Al Fani ignore peut-être que l’appel à la prière était de la poudre aux yeux (nul n’était dupe par ailleurs) et qu’il était destiné aussi à étouffer en quelque sorte les cris des islamistes qui se faisaient torturer dans les prisons tunisiennes. La cinéaste qui a travaillé sur son film avant et après la révolution semble oublier, je fais parler son film et je ne tiens pas compte de ses déclarations sur les plateaux de télévision, que la dictature s’est édifiée sur la peur de l’islamisme et qu’au nom de cette peur on a bafoué les droits de tout le monde, islamistes et autres. L’ironie de la révolution a voulu que ce film au fond anti-laïque, anti-démocratique ait été brandi par nous et malgré nous comme l’étendard de la liberté de conscience, de la liberté d’expression et de création tout simplement parce que les ennemis de la liberté d’expression ont sévi à ce moment là, parce qu’il y a eu des menaces, parce qu’il y a eu usage de la violence dans une salle de cinéma et pour clôturer le tout un procès. Quand une oeuvre est instrumentalisée idéologiquement (la manifestation de Lam Echaml représente un aspect de cette instrumentalisation ; la violence et le procès en sont le versant le plus sombre évidemment), il est difficile d’avoir un débat de fond. Face à la violence, on manque de discernement et on peut défendre un mauvais film (et parfois le faire passer pour un grand film) partant du principe qu’un film médiocre et qui n’a du reste de subversif que le titre a le droit d’exister et doit être défendu au nom de la liberté d’expression. Les deux malentendus auxquels a donné lieu cette situation sont les suivants : un film dont le propos ne sert pas au fond la liberté de conscience ni la démocratie a été brandi par les défenseurs de la liberté d’expression comme l’étendard de la liberté de conscience et de création et il risque de passer, tout médiocre qu’il est, aux yeux de certains de ses défenseurs comme un grand film en raison de sa dimension subversive (art et subversion tendraient à être confondus). Il m’eût été difficile d’écrire sur le film au moment où se sont produits ces incidents violents. Face à l’instrumentalisation idéologique d’un film par des détracteurs qui ne l’ont pas vu pour la plupart et surtout face à la violence, la critique n’a plus de voix parce qu’il n’y a pas moyen de parler de cinéma ou d’esthétique. Si j’interviens aujourd’hui, c’est pour contribuer à dissiper des malentendus inévitables dans un contexte de transition démocratique où les libertés sont fragiles, où l’affirmation violente et anarchique de soi et de son identité menacée passe pour un droit inaliénable, fait fi de la loi en s’autorisant le recours à la violence et a par ailleurs besoin de son concours liberticide pour intenter des procès. Dans ce contexte où la surenchère est de mise, le discours sur l’art devient inaudible. Les malentendus se sont enchaînés par la suite et ont touché à la fois au statut du film et à la posture de la cinéaste citoyenne et militante qu’elle représente notamment aux yeux des médias français et de certaines initiatives politiques. Nadia Al Fani a reçu pour son film le prix de la laïcité au cours de l’été 2011 (la logique de la victimisation doublée d’un aveuglement quant au propos anti_laïque du film a fait en sorte que Laïcité inchallah a été encore une fois brandi comme un étendard en France). Juste après les élections, la réalisatrice était présente sur certains plateaux de télévision français pour commenter la montée des islamistes au pouvoir. Du film, il en a été très peu question à l’exception des réactions passionnées dont il a fait l’objet et la réalisatrice a continué à jouer son rôle de victime et de chantre de la laïcité. Elle a l’intention d’ailleurs de continuer à le jouer, ce rôle, y compris en Israël, dans le cadre d’un forum organisé par l’ambassade de France en Israël sur le combat des femmes face à l’intégrisme. Il est à remarquer qu’elle est la seule artiste parmi les participants à un débat politique non dénué d’enjeux et d’intérêts politiques et qui risque de mettre à mal l’indépendance de l’artiste qu’elle est mais également la cause qu’elle représente, la laïcité et les droits des femmes en raison de l’exploitation politique de ces deux causes mais également de leur instrumentalisation dans le sens d’une normalisation des rapports avec l’Etat d’Israël (sur le site de l’ambassade de France en Israël et plus précisément sur la page de l’événement, Nadia Al Fani est présentée comme une réalisatrice franco-tunisienne et il est attendu en toute vraisemblance qu’elle parle de l’intégrisme musulman). L’expression de la citoyenneté chez un artiste est pluridimensionnelle. Qu’il soit engagé ou pas, sa citoyenneté s’exprime d’abord de manière oblique à travers les œuvres qu’il produit et qui s’ajoutent à d’autres œuvres du passé et du présent pour constituer un patrimoine artistique. Il peut aussi intervenir de manière directe sur la scène publique comme l’ont fait Fadhel Jaïbi, Jalila Baccar et d’autres pendant la répression sanglante du mouvement de contestation en janvier 2011 en organisant une manifestation devant le théâtre municipal à Tunis une semaine avant la chute de Ben Ali, manifestation réprimée violemment, et en dénonçant le soir même le régime sur la chaîne Al Jazira tout en exprimant d’ailleurs ses réserves sur la chaîne et sur sa ligne éditoriale (a-t-on entendu Nadia Al Fani à ce moment là ? Je n’en ai pas le souvenir). C’était là une intervention ponctuelle totalement en accord avec l’engagement de l’artiste pour la démocratie qui rejoint l’engagement de tout un pan de la société civile et en accord aussi avec l’œuvre du dramaturge portée par l’idéal d’un théâtre citoyen. Que penser de l’intervention de Nadia Al Fani en Israël ? Une participation à un festival (tout dépend lequel bien entendu) n’aurait pas été aussi problématique que la participation à un débat dont les enjeux sont hautement politiques (un forum organisé à Tel-Aviv par l’ambassade d’un pays allié à Israël) du moment que des films palestiniens sont montrés en Israël et que des cinéastes palestiniens et israéliens travaillent ensemble. La responsabilité de l’artiste en tant que citoyen se pose avec acuité lorsqu’il s’agit d’un débat de ce genre. Car l’artiste ne peut se soustraire au contexte ni à l’endroit d’où il vient, en l’occurrence une Tunisie dont la transition démocratique s’enlise dans les rets du discours identitaire (par les Tunisiens, y compris par ses détracteurs islamistes, Nadia Al Fani est perçue d’abord comme une Tunisienne et peu importe si sa nationalité française lui a valu cette invitation). La réalisatrice va parler de l’intégrisme et des droits des femmes dans un cadre propre à discréditer aux yeux d’un certain nombre de ses compatriotes tunisiens et la laïcité, en partie discréditée au regard de certains Musulmans par un discours xénophobe de la droite française qui en a fait un cheval de bataille (Nadia Al Fani ne semble pas s’en rendre compte justement quand elle intervient en France), et la cause des femmes, jetant ainsi en pâture le travail de toute une génération de féministes et d’organisations tunisiennes qui se sont mobilisées aussi, y compris sous la dictature, pour défendre les droits des Palestiniens (une manifestation de soutien à Gaza en 2008 a été entre autres organisée à Tunis par l’AFTURD et l’ATFD). Un artiste qui entend intervenir dans un débat public se doit de maîtriser ces enjeux et éviter autant que faire se peut que la cause défendue ne fasse l’objet de raccourcis et d’amalgames facilement instrumentalisés par les détracteurs de la démocratie, de la laïcité et de la cause des femmes. En lisant ce qui s’est publié sur l’une des pages d’Ennahdha concernant la participation de Nadia Al Fani à ce forum, je me suis rendu compte que cela a servi de prétexte pour dénoncer encore une fois la société civile tunisienne et les partis qui s’étaient mobilisés l’année dernière à la suite de l’attaque du CinémAfricArt pour dénoncer la violence et pour défendre la liberté d’expression et de création. L’amalgame est vite fait : liberté d’expression, laïcité, athéisme, normalisation avec Israël et j’en passe. En tant qu’individu, Nadia Al Fani est libre d’être pour ou contre la normalisation avec Israël (je ne suis pas du tout partisane d’une quelconque politique d’ostracisme envers les individus) mais là, non seulement, elle entend intervenir en tant qu’ « artiste engagée » qui prêche la laïcité et les droits des femmes et mais elle est censée représenter, d’une certaine manière, qu’on le veuille ou non (et c’est en partie le cadre politico-institutionnel de la rencontre qui l’exige) une cause et une certaine Tunisie aux valeurs pour ainsi dire « modernistes » (même si la question de la représentation n’est pas si évidente mais je dirais que du moment que le regard de l’autre, nous associe à un courant d’idées, cela entre en interaction avec l’identité de l’intervenant et on ne peut pas se défiler aussi facilement et dire : je ne suis que ce que je suis et je ne représente que moi-même. Cette question se poserait, en outre, autrement dans un contexte de paix sociale où la responsabilité de cet intervenant, artiste ou autre, est moindre). Or il se trouve que ces valeurs (séparation du politique et du religieux, droits des femmes, etc.) ont souvent été portées par une sensibilité politique attachée aussi aux droits des Palestiniens, une sensibilité qui fait parfois aujourd’hui l’objet d’une discréditation, entre autres au nom d’une cause palestinienne faisant l’objet de toutes sortes de surenchères et indécemment instrumentalisée par les besoins d’une politique où l’identitaire empoisonne non seulement le politique mais toutes luttes justes pour les droits. Je dirais, enfin, que les malentendus et les amalgames inhérents au film de Nadia Al Fani et à ses interventions dans l’espace public dénotent tout simplement d’un seuil de maîtrise de la question politique et identitaire qui est bien en deçà de celui que l’on pourrait attendre de quelqu’un qui tient à se présenter comme une cinéaste engagée dans la défense et illustration de la laïcité et de la cause des femmes. De toute façon, quand l’art passe à la trappe, le militantisme, en l’occurrence dénué de lucidité, devient plus que problématique. L’instrumentalisation idéologico-politique du cinéma : l’affaire Persepolis Assujettir l’art à l’idéologie n’est pas l’apanage de la situation post_révolutionnaire en Tunisie. Il s’agit là d’une tentation qui a guetté la diffusion de la culture cinématographique dans le pays pendant plusieurs décennies. L’histoire de la FTCC (Fédération Tunisienne des Ciné_clubs) est à cet égard exemplaire. Cette association qui a joué un rôle fondamental dans la naissance de la cinéphilie et la promotion de la culture cinématographique vers la fin des années soixante et tout au long des années 70 et qui a été un lieu d’échange inestimable sur le cinéma et une fenêtre ouverte sur le monde s’est peu à peu sclérosée sous l’effet du combat idéologique contre le pouvoir en place et contre la montée islamiste pendant plus de deux décennies environ : les années 80, 90 et le début des années 2000. Du coup, le cinéma a été instrumentalisé idéologiquement et politiquement sans que la notion d’art engagé n’ait été véritablement interrogée. Un léger tournant a été esquissé en 2005 à la faveur duquel la Fédération a essayé de renouer avec la cinéphilie et la culture cinématographique qui, par ailleurs s’est réfugiée aussi dans des espaces confidentiels, le théâtre El Hamra et l’expérience du collectif Cinéfils, puis le ciné_club du CinémAfricArt. Cette salle a tenté de concilier les exigences de la distribution et le cinéma d’auteur dans un contexte où la survie d’un tel projet était risquée. Après le 14 janvier, il n’y a eu qu’une séance de ciné_club, l’hôtel où se trouve la salle ayant été paralysé par un mouvement de grève qui a duré des mois. Ceci dit l’actualité politique et intellectuelle et l’effervescence de la société civile a réussi à faire écran à ce qui nous a manqué. Ce n’est qu’après l’attaque qui a visé le cinéma et la fermeture de la salle que nous avons réalisé l’ampleur de la perte due justement en partie à une déviation de la vocation de l’espace qui était au départ soustrait à toute manipulation politique. C’est cette indépendance qui en a fait justement un espace d’échanges, de débats, en somme un espace où nous avons expérimenté d’une certaine manière la démocratie autour du cinéma. C’était par ailleurs difficile après le 14 janvier de continuer à débattre de l’art et de la culture sans intégrer les bouleversements qui ont ébranlé le pays et sans ouvrir les lieux de la culture à la société civile. Après la révolution, certains, à l’instar de l’association « Femmes et images », ont cherché à inscrire le cinéma dans la perspective de construction d’un projet de société moderniste renouant ainsi avec la tradition développementaliste de l’Indépendance mais également avec la tradition idéologique des ciné-club des années 80 et des décennies suivantes. La diffusion de Persepolis de Marjane Satrapi par Nesma semble à première vue s’inscrire dans ce projet d’autant plus que le film a été doublé en tunisien par l’association « Femmes et images » et qu’il s’agit là de la première expérience tunisienne en matière de doublage. Les films non arabophones qui passaient dans les salles ou qui étaient diffusés à la télé étaient soit sous titrés soit doublés en français. Le timing de la diffusion n’est absolument pas fortuit: le film a été programmé à une dizaine de jours des élections, en pleine campagne électorale, et il s’agissait pour la chaîne d’influer sur le choix des électeurs. Le caractère immédiat de la communication médiatique tend à assujettir dans ce cas le propos de l’artiste à une conjoncture exigeant, selon la chaîne, une action de la part des citoyens : voter le 23 octobre et plus précisément voter contre un parti, un choix idéologique et un projet de société. Est-ce la meilleure manière de nous faire éviter le scénario de la catastrophe iranienne ? Il est permis d’en douter! Mais mon propos n’est pas là. Lorsqu’on subordonne un film à une injonction de ce type, il n’y a plus de place pour le débat, plus de place pour la pensée. Le film a été suivi d’un débat sur la chaîne et il était difficile aux participants qui étaient des intellectuels indépendants de soustraire le film à la conjoncture électorale et aux atteintes aux libertés qui avaient marqué l’actualité. C’est justement par ce prisme déformant de l’actualité tunisienne que le film a été appréhendé. Autant dire que l’art est passé à la trappe. Il est évidemment difficile de ne pas tomber dans l’idéologie quand on débat de Persepolis (et c’est l’une des raisons pour lesquelles je considère que le film de Marjane Satrapi, que j’aime beaucoup, n’est pas ce qu’il y a de mieux dans le cinéma iranien) mais l’entrée idéologique n’est pas la seule d’autant plus qu’il s’agit de l’adaptation cinématographique d’une bande dessinée autobiographique qui fait dans la dérision et la caricature et qui correspond à un mode d’expression décalé. Les réactions ont été encore plus violentes que celles déclenchées par le film de Nadia Al Fani. Je ne pousserai pas plus loin l’analogie, comme l’a fait Kmar Ben Dana dans un bel article publié dans La Presse : « D’un film à l’autre : épisodes de la transition » , parce que si le contexte précaire de la transition démocratique a rapproché les deux films, je considère pour ma part que tout les sépare pour la simple raison qu’on ne peut pas mettre sur le même plan un film qui fait de la provocation un style et une esthétique et un film simpliste et dénué de distance. Les rapprocher sur le plan du contenu et de l’expression de la subversion participe aussi du malentendu dicté par une conjoncture marquée par une « hyper-réactivité » comme l’a dit Kamar Ben Dana. Mais dans les deux cas cette hyper-réactivité participe d’une manipulation. L’objectif des détracteurs du film et de la chaîne consistait à semer la terreur dans les rangs de ceux qu’on a identifiés comme les ennemis de Dieu (on y a classé pêle-mêle, patron de la chaîne, journalistes, intellectuels indépendants et acteurs de la société civile habitués à intervenir sur les plateaux de Nesma). Les foules déchaînées qui ont attaqué les locaux de Nesma et qui ont brûlé la maison du patron de la chaîne se sont rabattues sur un argument autre que celui de la représentation de l’islamisation à l’iranienne, à savoir la représentation du sacré. Là aussi, la loi a renforcé la position de ceux qui étaient hors la loi : on a intenté un procès à la chaîne pour atteinte au sacré. Le film a été condamné pour une raison autre que celle prévisible : l’analogie entre l’islamisation à l’iranienne et l’éventuelle islamisation de la société tunisienne et des institutions de l’Etat après la montée des islamistes au pouvoir. Est-ce là un malentendu accidentel ou orchestré par ceux qui ont enflammé les esprits notamment des imams peu soucieux de la neutralité politique des mosquées et dont l’implication dans la campagne électorale ne fait pas de doute par ailleurs? A-t-on cherché par les manifestations spectaculaires sorties des mosquées à faire diversion et à brouiller la consigne de vote donnée implicitement par la chaîne en focalisant sur la représentation du sacré? C’est possible mais il est difficile de trancher. Ceux qui ont vu dans le film et surtout dans sa diffusion par Nesma un complot contre les valeurs sacro-saintes de la religion ne sont pas tous des manipulateurs et des manipulés, il y avait aussi des gens simples qui se sont sentis menacés dans leur identité et qui ont été emportés par la vague de protestation. Ayant animé l’été dernier (août 2011) un débat autour de Persepolis dans une maison de culture située dans une petite ville du Cap bon, cette même ville où un imam non satisfait du verdict prononcé le 3 mai 2012 a appelé à tuer le patron de la chaîne, j’ai eu l’occasion de constater qu’une partie de mon auditoire, qui était pour la plupart des lycéens, a condamné le film. Il se trouve que la séquence qui a révolté certains participants est celle là même qui s’est attiré les foudres des illuminés. On a commencé par me dire que le film devrait être interdit parce que Dieu s’y trouve représenté. Il a fallu longuement discuter de cette question avant de passer à d’autres aspects du film. Je dois avouer que j’ai été d’abord déstabilisée par l’objection à laquelle je ne m’attendais pas mais petit à petit j’ai été amené à relativiser en me disant : c’est une réaction qui s’explique par le fait que le sacré relève de l’impensé et qu’il n’y a dans la culture de ceux qui étaient partisans de l’interdiction du film rien qui puisse les aider à être dans la relativité. Il s’agit là d’une question qui demande du temps et une pédagogie qui passe également par l’éducation à l’image. Peut-on confier cette pédagogie à une chaîne qui fait dans le sensationnel, dans le spectaculaire, qui tente néanmoins de se convertir au débat d’idées et qui a cherché à instrumentaliser un film à des fins politiques ? Face à une telle posture médiatique, le détracteur qu’il soit mal intentionné ou pas a décidé de déclarer la guerre. Dans un ciné-club soustrait à la pression médiatique et aux enjeux de pouvoir auquel un média est généralement soumis, il agirait peut-être autrement, ne serait-ce que parce que la distinction entre la représentation ou encore la fiction et la réalité se fait plus facilement même si elle n’est pas toujours évidente, le tout étant une affaire d’identification. La personne qui condamne une attitude représentée s’y projette d’abord avant de la rejeter tout en étant effrayée par sa propre identification et sa réaction est d’autant plus violente qu’elle est dirigée d’abord contre soi. Le rôle d’un débat est de canaliser et de désamorcer cette violence à condition que le spectateur joue le jeu tout en se faisant violence et à transcender son agressivité dans une confrontation d’idées et d’affects qui peut ne pas être sereine. Ce qui se pose ici également, c’est la distance par rapport à l’image et toutes nos expériences heureuses de lecteurs et de spectateurs sont un dépassement de l’identification primaire autrement dit une belle alchimie faite d’identification et de distanciation. Il se trouve que la séquence qui a choqué pose de manière exemplaire cette question de la distance par rapport à la représentation : le personnage qui apparaît dans les rêves de la petite fille et qui est censé être Dieu a été identifié à tort au dieu des religions monothéistes alors que la petite fille se considère aussi comme le prophète d’une religion qui est le fruit de son imagination. L’incapacité de sortir de soi, de son univers de croyance est à l’origine de ce contresens instrumentalisé par ceux qui ont crié au complot, qui se sont érigés en défenseurs de Dieu et qui ont gagné du terrain dans leur combat contre la liberté d’expression. Persepolis a été projeté plusieurs fois en Tunisie avant et après le 14 janvier. Il n’y a eu aucun incident vu qu’il n’y a pas eu de tapage médiatique, que les lieux de la projection et de la discussion étaient appropriés et soustraits à toute récupération politique. On pourrait me rétorquer qu’on priverait le grand public d’un beau film mais ce beau film a fait l’objet d’un contresens lorsque les médias s’en sont emparés et a été surtout malmené par ceux qui ont appelé au meurtre, ceux qui ont intenté un procès et qui profitent aussi de la manipulation autrement plus dangereuse et plus puissante de la chaîne qatarie Al-Jazira. Cependant, je dois avouer que le fait de défendre la liberté d’expression et de contester à une chaîne privée le droit de diffuser un film au moment où elle l’entend est en quelque sorte une posture intenable parce que cela reviendrait à justifier l’autocensure. Mais le rôle du citoyen et de l’intervenant dans le champ culturel est de tenter décortiquer les mécanismes de la manipulation et d’attirer l’attention sur ses conséquences fâcheuses qui peuvent porter le coup de grâce aux libertés fondamentales. Cette analyse se faisant ici a posteriori ne peut pas à tous les coups nous mettre à l’abri d’éventuelles manipulations car il est difficile de prévoir le destin d’un film. Faudrait il tout au plus veiller à séparer les sphères de l’art, de la culture et du politique ? Insaf Machta (paru dans Nawet.org puis dans Nachaz.org).