En racontant l’histoire d’un
homme qui rentre à Beyrouth avec les cendres de son père et qui se heurte à la
volonté de la famille d’organiser des funérailles selon la tradition quitte à
opter pour un simulacre d’enterrement, Cendres de Joana Hadjithomas et
Khalil Joreige nous place de plain pied dans une thématique qui parcourt leur
œuvre de cinéastes et d’artistes : l’individu et la communauté. Mais
l’essentiel n’est peut-être pas là parce que la situation qui est au cœur de
cette thématique est appréhendée comme le support d’une atmosphère tissée par
des variations sur des états et frôlant par moments l’étrange, voire le
fantastique.
On avance dans le film comme en
état d’apesanteur enveloppé dans un silence où les choses se révèlent
progressivement tout en étant entourées de quelque chose d’étrange. D’abord, un
objet qui prend du relief parce que son apparition est accompagnée d’un non dit
qui l’enveloppe de mystère. Le spectateur ne comprend pas d’emblée qu’il s’agit
de l’urne contenant les cendres du père. La fonction de l’objet est devinée rétrospectivement lorsqu’un homme
entre dans le cercueil pour remplacer un corps absent. C’est à ce moment-là qu’on
explique à Nabil qu’il faut dissimuler cette histoire d’incinération contraire
aux traditions. Et à partir de là, le corps absent hante le film et l’imprègne
de quelque chose d’étrange : une porte qui s’ouvre et se ferme aussitôt
pour laisser entrevoir pendant ce laps de temps très court quelque chose sur
lequel une jeune femme attire l’attention d’une autre et qui reste indiscernable
pour le spectateur, des portes de placards qui s’ouvrent à tour de rôle. Ça
pourrait être anodin, ces portes qui s’ouvrent sans raison, mais l’étrangeté se
loge dans ces petits détails. Cette atmosphère discrètement fantastique
affleure aussi quand Nabil entre dans la chambre du mort : le cercueil est
toujours ouvert, le personnage qui a remplacé le père y gît toujours et son
corps, à l’exception des mains croisées, est enveloppé d’un tissu. La caméra
survole lentement le corps et s’immobilise un moment pour montrer des mains
légèrement bleuies et sur lesquelles se fixe le regard de Nabil : celui
qui a pris la place du père dans le cercueil n’est-il pas censé être
vivant ?
Mais le fantastique ne fonctionne
pas comme un ressort narratif générateur de tension dramatique. Il vaut surtout
ici par cet état de latence qui travaille le film, cet état d’apesanteur qui
donne l’impression que l’on vogue ou que l’on est suspendu un peu comme ce
corps de l’homme qui figure sur la photo contemplée par Nabil et qui n’est
autre que celle du site qui se trouve en face de l’appartement et où le
personnage va disperser les cendres du père. Du coup, une sorte de continuité diffuse
s’établit entre le corps suspendu de la photo, le corps absent et les cendres
destinées à être dispersées dans la mer. Le conflit de l’individu et de la
communauté se dissout au profit de la création d’atmosphères travaillées par
cet état de latence des corps et des choses.
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