mardi 16 juin 2015

La question du point de vue dans Ettaliani



L’une des questions que je me suis posée en lisant Ettaliani de Chokri Mabkhout, dont la consécration par le Booker Prize du roman arabe a suscité la fierté des Tunisiens, concerne le mode de narration choisi : qu’apporte la première personne à la restitution, par le roman, du vécu des militants de l’extrême gauche dans les années 80 ?

L’usage de la première personne semble pertinent dans le premier chapitre du roman étant donné que le narrateur est le témoin oculaire d’un événement qui est censé être l’énigme du récit : le coup de pied asséné par Abdennasser, le personnage principal, à l’imam du quartier qui était en train d’accueillir la dépouille du père dans la tombe. C’était un geste incompréhensible pour les autres personnages, à l’exception de l’épouse de l’imam qui comprend tout sans révéler quoi que ce soit, tout comme le lecteur d’ailleurs qui est amené à envisager d’emblée la piste d’une agression sexuelle subie par Abdennasser, tant le rapport de cause à effet est prévisible, voire téléphoné. Ce qui est censé être l’énigme et le prétexte narratif de la restitution mémorielle par le récit ne sera élucidé que dans le dernier chapitre du roman, l’un des rares chapitres où il y a une mise en scène, ou du moins une mise en situation, de la confidence alors que tout le roman est censé être le fruit de confidences. Tout semble découler de l’affirmation suivante qui intervient dans le cadre d’une évocation consacrée au  paradis de l’enfance et de l’adolescence de Abdennasser vers le début du roman, à savoir la chambre indépendante héritée de son frère et qui était aussi un lieu de rencontres entre le personnage et le narrateur : « Dans cette chambre indépendante, ma relation avec Ettaliani s’est renforcée (…). Il a fait de moi le gardien de ces secrets. Il me racontait quasiment tout ». Ce qui définit le rapport du confident à celui qui devient l’objet la narration, c’est aussi la fascination : l’image que donne le narrateur de lui-même est celui d’un ami sous influence : « Le plus probable à mon sens, lorsque me reviennent des souvenirs d’événements multiples, est que j’étais pour lui une pâte malléable qui lui a servi à développer son talent de leader. » Rien d’étonnant à ce moment-là à ce que le narrateur continue à privilégier la posture de l’effacement au risque d’être prisonnier de son inconsistance. A un autre endroit du récit, le narrateur exprime son admiration vis-à-vis de Abdenasser qui, en contractant un mariage secret avec une fille qui risque de déplaire à sa famille citadine à cause de ses origines rurales, semble avoir opté pour la voie de la rébellion, ce qui est inenvisageable pour le personnage narrateur qui a grandi, comme il le dit lui-même, dans le respect de la famille et qui n’a nullement le courage d’agir comme son ami. De fait, la fascination dont il fait part aux lecteurs semble n’avoir eu aucun impact sur sa vie : il n’y a ni trouble ni frémissement. On est en présence d’un narrateur qui se contente d’avoir été le réceptacle d’une parole qu’il restitue à son tour même s’il affirme à un moment donné que son récit doit quelques détails à des connaissances communes, autrement dit on est en présence d’un « je » qui se contente d’être une page blanche remplie à la faveur de confidences. On est loin de ces amitiés qui transforment, de cette connaissance intime de l’autre qui n’exclut point les mystères et les zones d’ombre comme c’est le cas par exemple dans La Porte du soleil de Ilyès Khoury où le personnage narrateur était le confident avant de devenir non seulement narrateur mais également un conteur dont le récit est censé réanimer le corps et l’esprit d’un résistant. Si on est loin de cette configuration, c’est aussi parce que le point de vue est malmené dans Ettaliani. Je dirais que le roman pèche par un désir d’exhaustivité qui fait fi de la question du point de vue et de la narration à la première personne. On perd de vue aussi cette vérité élémentaire : ce qu’on perçoit de l’autre n’est qu’une facette parmi d’autres, ce que l’on sait n’est tributaire que d’une version des faits. Il s’ensuit un nivellement de l’univers du roman.
Pourtant le fait que le personnage narrateur soit l’ami du couple aurait pu donner lieu à une diversité de points de vue selon que l’événement ou l’épisode est raconté par Abdenasser ou par Zina d’autant plus que le malentendu est au cœur de leur relation et il n’y a pas mieux que la pluralité des points de vue pour explorer la question du malentendu. Le procédé aurait pu d’ailleurs ne pas être employé de manière systématique mais sporadiquement de manière à introduire de la relativité, de l’incertitude dans une narration univoque. Ceci aurait permis au roman de se hisser au niveau de cette modernité qui n’est perceptible qu’au niveau référentiel : situationnisme, existentialisme, critique de l’orthodoxie marxiste…, références évoquées d’ailleurs non pas en tant que composantes du climat intellectuel d’une époque mais dans le cadre d’un étalage indigeste de la culture de la « philosophe » Zina dont on se demande d’ailleurs si elle n’est pas le porte drapeau de la culture philosophique du romancier. C’est encore une fois Ilyès Khoury que je convoque : en racontant l’histoire d’un résistant, le personnage narrateur s’arrête par moments sur des divergences entre différentes versions d’un même événement. Devenant polyphonique, l’histoire complexifie la perception du personnage de Younès, de même qu’elle brouille les limites entre le courage et la lâcheté. En donnant la parole à Nahila, à Om Hassen, le personnage narrateur nous offre une vision plus complexe de la vie, de l’amour et de la résistance. 

Mais revenons à la narration à la première personne dans Ettaliani et à ses aspects les plus problématiques. Ce récit qui fait fi de la singularité du regard et qui se retranche derrière l’effacement du personnage narrateur comporte aussi des incohérences. C’est surtout le récit de la nuit du 6 au 7 novembre 1987, et notamment la scène d’amour, qui pose problème du point de vue de la narration. Ce n’est pas du reste le seul passage où on oublie qu’il y a un narrateur qui raconte les choses de son point de vue et/ou de celui de son personnage principal. C’est surtout dans la description des ébats amoureux avec ce qu’ils peuvent avoir d’incommunicable à un tiers, qu’on a l’impression d’avoir  affaire à un narrateur omniscient et c’est là où réside justement l’incohérence du point de vue : un narrateur qui s’exprime par ailleurs à la première personne et qui devient ici un narrateur omniscient. Et ce narrateur va jusqu’à adopter le point de vue de Najla, dont il est loin d’être l’ami ou le confident, par le biais d’une focalisation interne rendant compte de l’intensité de son plaisir ou plutôt des performances sexuelles de Abdennasser : « Elle avait le sentiment d’être une jument de race ayant trouvé le cavalier qui lui procurait un sentiment de sécurité. Il n’y a rien à redire sur l’agilité du cavalier qui donnait l’impression de s’être adonné tous les jours à cet exercice avec elle » ; « Elle a trouvé en lui un cavalier gracieux et intelligent qui réunit en lui la présence d’esprit, son incandescence et la force du corps, la souplesse des muscles et la maîtrise des jeux des mains et des jambes » ; « Elle a posé la tête sur sa poitrine. Elle se souvenait de sa façon de lâcher prise et de tirer sur la bride avec souplesse, douceur et fermeté. » L’usage de la focalisation interne dans ce passage, qui est en soi symptomatique de l’incohérence de la narration, incohérence due au fait que l’auteur oublie que son narrateur est censé adopter le point de vue de Abdennasser selon le pacte explicite de la confidence, s’avère être également l’expression d’une vision on ne peut plus stéréotypée : la focalisation interne adoptant, en dépit de toute cohérence, le point de vue de Najla, est censée être le miroir de la performance de l’homme selon une répartition des rôles issue de stéréotypes à la fois sexistes et éculés comme l’atteste d’ailleurs le recours à la métaphore filée de la monture qui structure tout le passage, l’autre métaphore stéréotypée accompagne en revanche les préliminaires où se télescopent les plaisirs de la table et ceux de la chair. Stéréotypes qui ignorent tout des subtilités de la peau.

Il se trouve que cette nuit d’amour coïncide avec un événement historique majeur : Bourguiba a été écarté par le général Ben Ali. Le lien entre les deux dimensions intime et politique se fait à la faveur du récit de l’insomnie incompréhensible ayant fait suite à cette intimité heureuse. L’anxiété de Abdennasser pendant cette nuit est prémonitoire, elle est l’expression de son infaillible intuition : « Abdennasser n’a trouvé aucune explication à son état. Mais il lui plaisait de mettre cela en rapport avec son intuition infaillible. Son état était à l’image du pays cette nuit-là. Le premier ministre et ministre de l’intérieur Zinelabidine Ben Ali, mettait les dernières touches à son coup d’Etat contre Bourguiba. Il lustrait ses chaussures militaires pour mettre pied au palais du leader. » Avec cette évocation, j’en arrive à une autre incohérence narrative qui n’a rien à voir cette fois-ci avec le point de vue mais ayant trait plutôt à l’évolution du personnage qui, aussitôt arrivé au journal conseille à son directeur de se mettre du côté de Ben Ali. Cette position pragmatique n’est accompagnée d’aucun débat intérieur même si le personnage exprime ouvertement des réserves sur Ben Ali en présence du directeur à qui il conseille aussi de préparer un numéro spécial en phase avec l’actualité, conseil suivi d’un coup de fil que reçoit le directeur d’un responsable du ministère de l’intérieur qui est l’un des artisans du coup d’Etat et qui transforme par ce coup de fil le conseil de Abdennasser en ordre. On confie à Abdennasser la rédaction d’un article faisant l’éloge de Ben Ali et du changement alors que jusqu’ici le personnage s’est occupé des pages culturelles, meilleure parade contre la compromission d’après lui. Le fait qu’il y ait eu des militants de gauche qui se sont rangés du côté de Ben Ali, le fait que beaucoup de Tunisiens, beaucoup d’opposants et d’intellectuels aient exprimé leur soulagement ne justifie pas du tout cette « transformation » ou plutôt ce raccourci qui entre en contradiction avec ce qui est dit du malaise prémonitoire du personnage, de son « infaillible intuition » et qui découle d’une construction a posteriori dont on ignore le contexte. Le fait que certains militants de gauche se soient transformés en propagandistes du régime, plus ou moins rapidement, n’est évidemment pas à nier. On s’interroge ici sur le traitement narratif de cette « conversion ». On ne peut pas, comme l’ont fait certains, reprocher à l’auteur de donner cette image de la gauche. La question n’est absolument pas là, elle réside plutôt au niveau de la représentation et du traitement de ce que l’on pourrait appeler communément une trahison. Ce qu’on attend d’un romancier, ce n’est pas un renvoi à une réalité, en l’occurrence ici, à une attitude face au changement du 7 novembre parce que si on se contente d’un simple renvoi, le traitement ne peut excéder le niveau de l’anecdote ou du stéréotype, or il s’agit tout de même ici du personnage principal. Ce qu’on attend d’un romancier, c’est de démonter les mécanismes de la « conversion », quelle soit mue par l’opportunisme ou par une naïveté qui se transforme en piège, ou de ce que l’on pourrait appeler la « servitude volontaire ». Le roman a de tout temps été porteur d’une compréhension du passé et/ou du présent. La question de la « servitude volontaire » ou de la trahison des idéaux est de surcroît d’une importance cruciale pour le présent, elle est d’une actualité brûlante dans un contexte où la transition a du mal à se défaire des oripeaux de l’ancien, dans un contexte où on voit d’anciens militants de gauche, acquis à un moment donné au Benalisme, occuper de nouveau les devants de la scène médiatique.
Il est étonnant aussi que l’attitude face au changement n’ait pas fait l’objet de discussions entre Abdennasser et Zina alors que le roman s’enlise par moments, notamment au début, dans des discours narrativisés bourrés des poncifs de la pensée de l’extrême gauche. Ce retrait du politique dans le vécu du couple a quelque chose d’incompréhensible d’autant plus que les deux personnages se sont rencontrés dans le milieu de la gauche estudiantine. Le changement de Zina a consisté juste après le 7 novembre à reconquérir Ettaliani en mettant en valeur sa féminité, conseillée en cela par ce parangon de la féminité absolue qu’est Najla.

De manière générale, l’inconsistance des choix narratifs s’applique aussi au traitement de la question politique, qui est abordée essentiellement dans le roman à travers le discours. La peinture du milieu de la gauche estudiantine est une affaire de discours – parti-pris intéressant certes – et plus précisément de parodie de la langue de bois de la gauche. Cependant, on ne perçoit de la parodie ou de l’ironie que l’intention parce que l’humour qui est censé accompagner la restitution de la langue de bois de l’époque tombe à plat et parce que cette langue stéréotypée n’est à aucun moment le support d’une créativité langagière : pas de jeu de mots, pas d’imagination qui insuffle quelque chose de nouveau dans ce qui est sédimenté. Du coup, on est plutôt en présence d’un mimétisme qui ne décolle pas. Et par moments, il y a des anachronismes qui s’insinuent dans la restitution de la langue de bois de la gauche, comme lorsque Zina, s’offusquant du fait que Abdennasser explique la réticence qu'elle manifeste par rapport au mariage par une différence de statut –elle va bientôt commencer à enseigner alors qu’il est encore étudiant – rétorque qu’elle a connu la pauvreté enfant et que « l’école de la république » l’a sauvée. L’expression figure dans un discours narrativisé résumant les arguments de Zina, or il se trouve que cette expression ne fait pas du tout partie de la langue de bois de l’époque, ni celle du pouvoir ni celle de la gauche. Il s’agit tout simplement d’une expression traduite du français qui s’est insinuée dans la langue de bois des modernistes tunisiens après la révolution dans un contexte de débat identitaire sur les acquis de la Tunisie moderne.

Encore une fois, ce n’est pas tant la prise de distance par rapport à la gauche et à son discours qui pose problème mais le traitement étriqué et caricatural de la question à coups de stéréotypes. Ce qu’on attend d’un roman, c’est de restituer la complexité des parcours et la charge existentielle investie dans l’engagement politique ou autre et inhérente aux échecs, aux révisions et autres accidents de parcours. L’inconsistance du point de vue qui a été le point de départ de mon interrogation sur ce roman s’accompagne d’un déficit de singularité de l’objet de la narration.

Insaf Machta