lundi 12 mai 2014

Usage social du cinéma vs instrumentalisation idéologique

Et en tant qu’animatrice de ciné-club et critique, il m’est arrivé après la révolution du 14 janvier de vouloir protéger des films et le cinéma de manière générale contre une certaine instrumentalisation politico-idéologique bien que cela soit à la fois impossible et irrationnel. Pourquoi après la révolution ? Parce que le film a acquis plus de visibilité, parce que l’espace public s’est considérablement étendu et parce que la société civile s’est emparée du cinéma soit pour reconstruire et restructurer un lien social mis à mal par l’autoritarisme ou alors pour en faire l’objet d’une instrumentalisation idéologique. La première option : reconstruire un lien social mis à mal par l’autoritarisme représente le versant heureux de l’usage social su cinéma. C’est ainsi par exemple et dans un mouvement d’élan vers les régions déshéritées de la Tunisie, redécouvertes à la faveur de la contestation de décembre-janvier 2011, que des projections itinérantes ont eu lieu dans des endroits où il n’y a pas de salle de cinéma. La deuxième option s’est avérée désastreuse au moins à deux reprises. Qu’en était-il avant la révolution ? Je dirais d’abord que les lieux de projection étaient confinés. Ils avaient leur public et leurs habitués et qu’ils étaient en général soustraits à l’exposition médiatique. C’était aussi des espaces de projection classiques : salles de cinéma faisant partie des circuits de distribution, ciné-clubs constitués en un réseau qui s’appelle la Fédération Tunisienne des Ciné-Clubs (FTCC), proche des milieux de la gauche et des quelques associations de la société civile qui avaient une autorisation mais qui étaient néanmoins surveillées et harcelées (la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme et l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates, par ex). Pour la FTCC, le cinéma était un moyen de résistance. Ça transparaissait au niveau du choix des films, des cycles thématiques où la question d’une cause à défendre revenait sans cesse et au niveau des débats où le cinéma et ses problématiques esthétiques passaient souvent à la trappe. Il y avait aussi quelques ciné-clubs indépendants et quelques ciné-clubs universitaires où le film était appréhendé d’abord comme une œuvre d’art et où le débat était envisagé comme une circulation libre de la parole et comme pour ainsi dire un exercice démocratique avant la lettre. Il se trouve que la salle qui hébergeait l’un de ces ciné-club indépendants a été attaquée par un groupe d’extrémistes (elle est toujours fermée d’ailleurs) quelques mois après le 14 janvier à la suite de la projection d’un film tunisien, Ni Dieu ni maître de Nadia Fani, qui a été programmé dans le cadre d’une manifestation associative comme une réponse à des menaces et à des agressions subies par certains cinéastes dont Nadia Fani et Nouri Bouzid. Le film de Nadia Fani qui avait suscité une vive polémique, lors de sa première projection dans un festival de documentaires, à cause des déclarations de la réalisatrice portant sur son athéisme avait été choisi par les organisateurs pour brandir les principes de liberté de conscience et d'expression. Le film traite de manière simpliste, caricaturale et dogmatique de la question du jeûne pendant ramadan, traitement qui va à l’encontre même du principe de la liberté de conscience. Le choix semble avoir procédé d'un aveuglement dicté par les réactions démesurées suscitées par le film (la réalisatrice avait reçu des menaces de mort). La violence était au rendez-vous lors de la projection du film dans le cadre de la manifestation. Loin de vouloir renvoyer dos à dos les organisateurs et les agresseurs, je m'arrêterai sur l'instrumentalisation du film par les uns et par les autres comme moyen d'affirmation de soi, sur son insertion dans un conflit idéologique et identitaire et dans un processus fondé sur des réactions immédiates, épidermiques, processus qui va à l'encontre de la visibilité du film. Un deuxième événement a marqué également la période de transition : la diffusion de Persepolis doublé pour la première fois en dialecte tunisien par une chaîne privée anti-islamiste (et je précise que c'est le seul film qui ait été jusqu'ici doublé en tunisien). La diffusion a eu lieu une dizaine de jours avant les élections et a été interprétée par les islamistes, ce n’était pas faux d’ailleurs, comme une consigne de vote aux spectateurs : votez contre le projet de société voulu par les islamistes et dont l'illustration se trouve dans le film. Il y a eu des manifestations très violentes : attaque du domicile du PDG de la chaîne et tentative d'y mettre le feu, tentative d'attaque des locaux de la chaîne et la contestation s'est étendue à tout le territoire. Seulement ce qui a été contesté dans le film ce n'est pas la représentation de la dictature islamiste et de son projet de société mais la représentation du sacré. Le personnage qui apparaît dans les rêves de la petite fille a été assimilé à Dieu. Les islamistes se sont servis de l’interdit de la représentation du sacré dans l’islam sunnite pour condamner le film. Telle a été la conséquence d'une instrumentalisation du film qui nous ramène encore une fois à ce motif de l'invisibilité du film. Persepolis a été projeté plusieurs fois en Tunisie avant et après la révolution mais il n'a jamais provoqué de telles réactions. Ces deux événements que j'ai passés en revue ont attiré mon attention sur l'instrumentalisation idéologique du cinéma qui est désastreuse pour le lien social en raison de l'irruption de la violence, pour la liberté de création et d'expression (parce qu'en plus de la violence, il y a eu des procès intentés à Nadia Fani et à la chaîne sur la base de l'atteinte à l'ordre public), pour le cinéma parce que ces films condamnés sont devenus invisibles pour deux raisons : leur visibilité a procédé d’un malentendu qui empêche de les appréhender comme des productions cinématographiques et leur présence dans l’espace public, leur programmation dans une manifestation ou dans un festival est devenue de l’ordre de l’impensable. Faut-il pour autant soustraire le cinéma à des débats de société dont on a découvert les vertus après la chute de l'ancien régime et à l'effervescence de la société civile. Bien que je sois partisane d'une culture du débat de ciné-club dans le sens où on l'entend habituellement et selon laquelle on appréhende d'abord le film comme un produit artistique et bien que mon activité d'animatrice de ciné-club depuis bientôt une dizaine d'année ait été conforme à ce principe (j'ai toujours évité d'associer le film à une célébration quelconque : journée internationale des droits de l'Homme ou journée internationale de la femme, etc.), il m'est arrivé de répondre à l'appel de certaines associations de la société civile qui m'ont demandé de choisir un film à projeter dans le cadre de leurs activités citoyennes et d'animer un débat là-dessus. C'est ainsi que le film de Haïfa al Mansour, Wajda, a été projeté à l'occasion de la célébration de la fête de la femme par une petite association locale dans une ville où il n'y a pas de salle de cinéma. On pourrait penser que cet usage est assez proche de l'usage idéologique mais je pense qu'on peut éviter cet écueil. On est à mi-chemin du débat de ciné-club et du débat de société. Il y a deux éléments qui importent pour moi dans ce genre d'activité : l’éducation à l'image et la culture du débat citoyen et démocratique. Même si les interventions dans la salle s'attachent davantage au contenu du film, aux situations représentées qui servent souvent de point de départ pour une interrogation sur la situation du pays après la révolution, mes propres interventions reposent sur une articulation entre le contenu et l'image d'abord parce que je ne perds jamais de vue la spécificité de l'objet-film et parce que je pense aussi que l'éducation à l'image fournit des outils de compréhension de la réalité. Le public où il y avait des jeunes et des moins jeunes consomme énormément d'images notamment des images diffusées sur les réseaux sociaux où il y a beaucoup de manipulation. Et certains ont envie de faire des films et utilisent leurs téléphones portables pour couvrir des manifestations culturelles (je suis d’ailleurs impressionnée par le nombre de personnes qui filment pendant les débats que j’ai animés dans un cadre associatif) ou des mouvements de contestation qui sont dans la lignée de cette production d’images qui a rendu visible le mouvement de contestation parti des provinces de l’Ouest en décembre 2010. Et par ailleurs, plusieurs manifestations culturelles ont eu lieu après la révolution en dehors des lieux habituels de la culture : on lit par exemple de la poésie en dialectal dans la rue ou dans des places publiques, on expose des photos d’amateurs autour d’un thème ou alors on projette des images tournées par des amateurs dans des lieux publics (on assiste souvent à un déplacement des écrans de la salle vers la rue). Toute cette effervescence aboutit à une démocratisation des images et procède d’un désir de représentation des remous de la société. Il importe donc de développer dans un cadre associatif un discours sur l'image, sur l'importance du montage et d'expliquer que la fabrication d'une image ne va pas de soi comme pour créer de la distance et pour permettre à ce public avide d’images et d’auto-représentation de sortir de l’immédiateté de l’image qu’il consomme ou qu’il fabrique. J’ajouterais d’ailleurs que la physionomie des festivals de cinéma est en train de changer (je ne parle pas des festivals officiels qui sont restés prisonniers de la bureaucratie mais de certains festivals indépendants nés après la révolution). Il y a de plus en plus de place pour les débats dans les festivals et il y a surtout de plus en plus de place pour les ateliers : au festival organisé par l’Association Bizerte Cinéma, il y a eu un atelier de critique où des jeunes n’ayant jamais écrit sur le cinéma, se sont livrés à cet exercice après avoir longuement débattu d’un film et après des exercices d’analyse de séquence. Ils commençaient tous par dire timidement « je ne suis pas spécialiste » et ont découvert petit à petit qu’ils avaient un point de vue sur le film qui méritait d’être développé. Certains sont devenus quelques mois plus tard animateurs de ciné-club. La fonction sociale du cinéma passe ici par la démocratisation d’un exercice qui était aux yeux des participants l’apanage d’une élite. La fonction sociale du cinéma est ainsi tributaire d’une interaction entre la subjectivité d’un regard qui est celui du réalisateur et celui d’un spectateur ayant accordé de l’importance à ses propres impressions grâce à un usage profane de l’écriture sur le cinéma. Il y a eu aussi dans le cadre du même festival des ateliers de tournage : des jeunes, venus de plusieurs régions du pays, qui ne sont jamais servis d’une caméra ont eu l’occasion de tourner, de laisser leur regard errer dans la ville qu’ils ne connaissent pas forcément, de trouver une idée et de mettre en images leur vision de la ville. Aussi bien dans les ateliers de critique et de tournage, on a essayé de promouvoir un rapport profane au cinéma qui est censé permettre à des jeunes de s’interroger à la fois sur leur rapport à l’image et à la réalité. Un deuxième élément me semble par ailleurs important dans les activités des associations qui se servent des films comme points de départ d’une réflexion sur des questions de société: le débat comme illustration d'une confrontation pacifique des idées, il m'est arrivé plus dans un cadre associatif, où les discussions sont plus vives, que dans le cadre du ciné-club de modérer des petits conflits entre intervenants qui deviennent violents les uns vis-à-vis des autres. Dans cette violence discursive, je perçois aussi l’écho de la véhémence des intervenants sur la scène politique. Notre apprentissage de la démocratie passe aussi par cette violence discursive, par les tentatives de faire taire l’autre ou de l’éliminer. Le débat autour d’un film, même s’il n’est pas aussi violent que les discours qu’on peut entendre à l’assemblée constituante, nous apprend à nous écouter les uns les autres, à admettre la pluralité des points de vue, à tenir compte dans la compréhension du film de la pluralité des idées et des impressions qui s’expriment. La fonction sociale du cinéma peut consister à lutter contre le désert culturel et contre l’exclusion. Dernièrement je me suis lancée dans un projet de ciné-club itinérant dans un cadre associatif : il s'agit de montrer, avec le concours d'une association de défense des valeurs universitaires, des films dans différentes institutions universitaires notamment pour faire sortir certaines d'entre elles (surtout celles situées dans les régions provinciales de l’Ouest) de l'isolement et de faire reculer le désert culturel qui les entoure. Le choix des films répond aux mêmes critères que dans un ciné-club. Mais au souci de diffuser la culture cinématographique, s’ajoute aussi le souci de lutter contre l'absence de culture dans les institutions universitaires et contre l'hégémonie de l'idéologie qui, associée justement à l'inculture devient parfois dangereuse, voire vecteur de violence. Dernièrement des manifestations culturelles ont fait l'objet d'attaques de la part de groupes extrémistes (de gauche). C'est souvent la rareté des événements culturels et artistiques qui génère ces réactions de rejet. Lutter contre l'hégémonie des idéologies par l'art et la culture, c'est reconstruire le lien social sur la base de l'acceptation de la différence. Faire sortir ces institutions de l'isolement auquel les condamnent un environnement régional en proie à la marginalisation, c'est aussi reconstruire le lien social sur le principe de la solidarité. Insaf Machta, texte d'une intervention à la table ronde "L'usage social du cinéma" (Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille, le 9 avril 2014).

mercredi 23 avril 2014

"الرقيب الخالد" لكلثوم زياد : في ظل الشريط الروائي و محمد ملص

في البدء, صور تحيل في اهتزازها الى العدم و الدمار دون أن تفصح عن مأتاها. ربما وقع التقاطها بواسطة هاتف جوال يتنقل بين مبان مهجورة غطت حيطانها شعارات موالية للنظام، و في طريق تقطع تارة مشيا على الأقدام و أخرى على متن سيارة. و تظل هوية الذي يحمل الكاميرا مجهولة، إلا أن الصور تتضمن إشارة : إذ نرى أحيانا قدمين و جزءا من بدلة عسكرية. وفي حدود نهاية الشريط تتضح الرؤية أكثر و ينجلي بعض الغموض عن هوية من يحمل الكاميرا، فيخرج الراوي عن صمته، و يقول لنا عبر الأسطر التي تسبق الجنيريك أنه انشق عن الجيش العربي السوري، وأنه لن ينضم الى الجيش السوري الحر، وأنه قرر حمل كاميرا عوضا عن سلاح. في الحقيقة لا يصبح الراوي مخرجا بمجرد القرار الذي أبلغه للمشاهد في نهاية الشريط، إذ يمكن اعتبار نص هذا القرار ذريعة روائية لفلم وثائقي : فالراوي يتقمص شخصية المخرج دون أن يشير الى علاقته بالكاميرا التي ابتدأت قبل اندلاع الثورة و الى حقيقة دوره في الجيش العربي السوري. فحامل الكاميرا, و هو شأن المخرج أيضا, لا يلبس البدلة العسكرية في بداية الشريط إلا لأنه كان يؤدي خدمته العسكرية. ولا نعلم وجهة الشخصية التي تسير بنا في فضاءات عمها الدمار واكتسحتها الشعارات الدعائية إلا عندما يتصل به شخص يوجد بمكان تصوير فيلم. وهكذا ننتقل من الصور المهتزة - التي يبدو أنها التقطت خلسة - الى مشاهد تصوير شريط تطرح بدورها تساؤلات تتعلق بكيفية التصوير في خضم عاصفة الحرب الأهلية. اذ يمكن اعتبار الجزء الثاني من شريط زياد كلثوم مجموعة مشاهد من "صناعة فيلم" محمد ملص، أو بالأحرى، فيلما وثائقيا حول تصوير شريط محمد ملص في أماكن من دمشق لم يطلها بعد الدمار، ولكنها تظل عرضة للقصف، اذ نسمع دوي الطائرات والانفجارات في أماكن غير بعيدة ولكنها توجد خارج الحقل. بذلك يصبح المسموع و اللامرئي بقدر أهمية المرئي. و يقف بنا الشريط أيضا عند وقع الدمار الذي يطال الأفراد من خلال شهادات يدلي بها التقنيون و الممثلون وكذلك المارة، من مناصري للنظام أو معارضيه, ينتابهم الخوف والهذيان على حد سواء. نستشف من شهاداتهم وقع الحرب ووقع عقود من الاستبداد على النفوس و الوعي الجماعي. وهكذا ننساق خارج اطار "صناعة الفيلم" في عملية توثيق لكوابيس جماعية تجتاح الواقع والخيال. وان كانت الصورة أقل اهتزازا في الجزء الثاني من "الرقيب الخالد"، لكنها تحمل آثار الرياح التي عصفت بالواقع، فتدور الكاميرا حول نفسها وبسرعة متفاوتة في بعض اللقطات، لتخلف حالة من الدوار والاهتزاز تحيل الى تأرجح الكيان الجماعي والذاكرة. والجدير بالذكر أن تلك الخاصية الأسلوبية - المتمثلة في عدم الانتظام و عدم الاكتراث الظاهري بجمالية الصورة - تبعدنا عن سينما محمد ملص القائمة على أدبية النص و جمالية الصورة كنتيجة لعمل دقيق ومعقد يُخضِع الواقع للاطار، ويكاد ينفي ما يستعصي فيه على الرقي الى تلك الجمالية المنشودة ("الليل" مثالا). كما يوجد في مخيال محمد ملص ضرب من الحنين الى بدايات السينما في سوريا. ويتجلى الفارق بين نظرة ملص و الصور التي التقطتها عدسة زياد كلثوم في مشهد قاعة سينما، توجد في مبنى مهجور، تتكدس فيه الأشرطة بطريقة عشوائية، لتضعنا أمام مشهد فوضى الذاكرة الجماعية وضياعها. تكمن أهمية "الرقيب الخالد" في عملية توثيقه للعيش في قلب الدمار، وفي احالته غير المباشرة الى مقاربات مختلفة تتعلق بتصوير الواقع، والى تصورات مختلفة للسينما يحملها جيلان من المخرجين السوريين. إنصاف ماشطة نشر المقال باللغة الفرنسية في يومية اللقاءات الدولية للسينماءات العربية بمرسيليا تحت عنوان Le Sergent immortel de Ziad Kalthoum : un documentaire à l’ombre de la fiction et de Mohamed Malas.

mardi 15 avril 2014

Le film de genre comme moyen d’exploration de l’impact de l’occupation sur les individus

Au discours sur l’occupation et à la représentation frontale de la souffrance des gens qui y font face, Hany Abu Assad préfère plonger le spectateur dans des films à suspense, des « thrillers politiques », lit-on ici et là à propos de Paradise now et de Omar. Il est d’ailleurs l’un des rares cinéastes arabes à affectionner le cinéma de genre. Si la conjonction des données du conflit géopolitique et des ingrédients du thriller (courses-poursuites, suspense, rythme haletant) est ce qui saute aux yeux dans un premier temps, le rapport entre le contexte et le choix du genre ne se réduit pas à la question de l’ancrage du film d’action dans une réalité géopolitique, de là vient sans doute le caractère un peu approximatif de l’étiquette « thriller politique » qui suppose que le carcan du genre et ses motifs-clés s’emparent d’une réalité politique. Car ce qui est au cœur des films de Hani Abu Assad, c’est avant tout l’individu aux prises avec des choix de vie rendus complexes, parfois intenables en partie à cause de l’occupation. Le franchissement du mur séparant deux localités palestiniennes par Omar, image forte sur laquelle s’ouvre le film, nous place devant cet imbroglio de questions relatives au contexte politique, à l’élément dramaturgique relevant du film d’action (le mur est de ce point de vue admirablement rentabilisé) et à l’individu aux prises avec ses propres difficultés. A cette image inaugurale, répond vers la fin du film une image encore plus poignante, celle de Omar – remarquons qu’il est le seul à passer d’un côté à l’autre du mur et à relier deux espaces dramaturgiques et deux endroits d’une Palestine morcelée – tentant d’escalader le mur et n’y parvenant pas : il craque pour la première fois sous le poids de sa propre impuissance. S’il craque, c’est parce que cette impuissance occasionnelle lui révèle sa propre fatigue et le poids de toutes les épreuves subies. Le mur n’est plus seulement une donnée extérieure, un obstacle à franchir, il devient le symbole de tout ce qui lui pèse, de ce qu’il y a d’infranchissable dans sa vie et en lui : le harcèlement des services de renseignement israéliens, certes, mais aussi les tourments de l’amitié et de l’amour et tout ce qui rend intenable sa vie parmi les siens et qui porte la trace de l’action souterraine des services de renseignement omniprésents tout en étant invisibles. La violence de l’occupation se mesure, certes, aux dimensions d’un mur filmé le plus souvent en contre plongée et malgré tout franchissable moyennant astuce et agilité, aux sévices infligés au prisonnier et auquel il résiste mais l’inhumanité de l’occupation est surtout perceptible lorsqu’elle s’attaque à l’intime, aux liens affectifs, à l’amitié et à l’amour. La paranoïa qu’elle génère touche à la fois au collectif et à l’individuel. Face à la collaboration, la résistance palestinienne, et toute résistance au demeurant, use des moyens de l’ennemi, en l’occurrence le harcèlement et la torture et il est significatif que l’ingéniosité de l’ennemi dans ce domaine soit montrée avant dans le film à telle enseigne qu’on a l’impression que la torture que fait subir le résistant palestinien à un autre Palestinien relève d’une forme de mimétisme. Sur le plan individuel, les soupçons de trahison au sein de ce trio d’amis d’enfance entré en résistance se trouvent doublés de soupçons d’infidélité amoureuse : «On a tous cru à l’impensable », dira Omar à Nadia vers la fin du film et l’impensable en l’occurrence est le fruit d’une manipulation qui anéantit ce dont on pense, à première vue, qu’il est soustrait au politique. La manipulation qui commence lors de la détention d’Omar transforme tout l’espace dramaturgique en une prison à ciel ouvert où on cherche à échapper à la présence souterraine de l’autre ou encore en un terrain miné. La libération du personnage à deux reprises fait de lui quelqu’un de suspect. Sa vie est désormais sous haute tension : il doit apporter la preuve de son innocence, défi qu’il lance aux siens. Par ailleurs, et dans ses rapports à l’agent des services de renseignement israéliens, il joue à celui qui va collaborer et semble se lancer le défi de mettre à l’épreuve cette parole dite avec l’assurance de celui qui est certain de pouvoir anéantir des vies : « tu ne pourras pas nous échapper » en essayant de réfléchir à des issues. Tout se passe comme s’il cherchait à vérifier qu’il était capable de se ménager des marges de liberté où il serait possible de sauver ce qui n’avait pas été entièrement détruit. Le bras de fer devient par moments mental entre les deux personnages admirablement campés par Adam Bakri (Omar) et Walleed Zuaiter (l’agent Raïmi) : cela ressemble à une partie d’échecs. Le jeu, moyen de mettre à l’épreuve sa liberté dont il sait qu’elle est de plus en plus réduite, durera jusqu’à ce que le piège se referme sur lui et sur son vis-à-vis israélien. La force du film tient en grande partie à ce duel mental captivant devant aboutir à l’anéantissement de l’autre ou des deux. Insaf Machta, in Le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille

Un documentaire à l'ombre de la fiction et de Mohamed Malas: Le Sergent immortel de Ziad Kalthoum

Au commencement : des images chaotiques dont on ignore l’origine. Tout porte à croire qu’elles sont prises clandestinement avec un téléphone portable qu’on promène dans des bâtiments déserts recouverts de slogans pro régime ou alors tout au long d’un trajet fait alternativement à pied et en voiture. L’identité de celui qui laisse errer sa « caméra » au hasard de son parcours nous est inconnue mais nous avons un faible indice : on voit les pieds qui avancent et le bas d’un pantalon de militaire. La réponse nous est donnée à la fin du film : le personnage du réalisateur se présente comme un déserteur de l’armée arabe syrienne qui n’a pas voulu rejoindre l’armée syrienne libre mais qui a décidé de promener sa caméra au long d’un chemin. En réalité, ce personnage ne s’improvise pas cinéaste comme le laisse entendre la révélation finale et qui sert de prétexte, en partie fictif, au documentaire : il l’est déjà et ne porte l’uniforme que parce qu’il faisait son service militaire. Sur le trajet, il reçoit un coup de fil de quelqu’un qui est sur un tournage (on ne voit toujours pas son visage) et on passe quasiment sans transition des images chaotiques du début et volontairement filmées comme si elles l’avaient été clandestinement (deuxième fiction du documentaire ?) aux images d’un tournage réel : les premiers visages filmés sont ceux des membres de l’équipe. Celui qui est derrière la caméra s’en approche en marchant et il est d’emblée embarqué dans le tournage. Et nous voilà au cœur d’une autre tourmente : comment filmer en pleine guerre ? Le film de Ziad Kalthoum peut être appréhendé à la fois comme un making off mais aussi comme un documentaire sur le tournage d’un film de Mohamad Malas qui se déploie dans des lieux épargnés par le conflit mais qui sont constamment sous la menace : des avions sillonnent le ciel et on entend au loin des bruits d’explosions. Le documentaire explore aussi les dégâts du conflit en interrogeant techniciens, acteurs et passants parmi lesquels il y a des pro Assad et des opposants, les uns et les autres en proie à la peur et au délire. On décèle dans leurs propos à la fois l’impact immédiat du conflit mais aussi le délabrement intérieur occasionné par des décennies de dictature. Cette exploration apparaît comme une excroissance cauchemardesque du tournage lui-même et nous fait sortir du cadre du making off. Si les images sont plus stables dans la deuxième partie du film consacrée au tournage, elles portent physiquement la trace de la tourmente comme le montrent les panoramiques à 360° marqués parfois par une accélération irrégulière du mouvement de la caméra. Cette irrégularité de même que ce côté peu travaillé de l’image se situent aux antipodes des principes esthétiques du cinéma auquel Ziad Kalthoum a voulu rendre hommage, le cinéma de Malas étant à la fois fondé sur un récit et un texte littérairement travaillés et une esthétisation élaborée de l’image qui a tendance à tourner le dos à ce qu’il y a d’informe et d’insaisissable dans la réalité. De même qu’il peut y avoir chez Malas et certains de ses compagnons une fétichisation des débuts du cinéma en Syrie. On voit ainsi toute la différence entre la vision de Malas et les images tournées par Ziad Kalthoum dans un cinéma abandonné dans la première partie du film, un cinéma où on lit des slogans de propagande et dont la cabine de projection avec ses bobines entassées est une des représentations du chaos qui affecte la mémoire nationale. Le Sergent immortel est à la fois un témoignage au cœur du chaos mais il renvoie aussi à deux modes d’appréhension de la réalité et à deux visions du cinéma portées par deux générations de cinéastes syriens. Insaf Machta, in Le Quotidien des Rencontres des cinémas arabes de Marseille.

La Femme à la caméra de Karima Zoubir ou l’insoutenable fardeau de Khadija

Karima Zoubir suit dans Camera Woman une femme qui transporte sa caméra (une VHS encombrante) et à qui ont fait appel pour filmer les festivités des mariages. Le poids de la fatigue due à un travail nocturne est perceptible à travers le besoin de dormir le jour. Et c’est de fait le poids du corps qui somnole qui souligne celui de la caméra absente le jour. Et pendant les soirées, l’acte de filmer ne s’accompagne manifestement d’aucune euphorie, d’aucun plaisir palpable. Les festivités se ressemblent et sont marquées par des traditions que tout le monde perpétue ; elles sont filmées par Khadija de manière quasiment routinière, d’où l’intérêt de ce plan où elle demande à une dame de lui tenir la caméra, on la voit pour la première fois danser et il a fallu pour le faire ôter cette caméra qui lui pèse au propre et au figuré. Il y a par ailleurs quelque chose de paradoxal dans le fait qu’on fasse appel à une femme pour filmer ce genre de festivités : les espaces où s’introduit la caméra de Khadija sont des espaces féminins dérobés aux regards des hommes et où les corps se lâchent dans les limites de ce que permet le rituel. Une femme accompagnée de ses deux fils vient voir Khadija chez elle pour négocier le tarif de la vidéo d’un mariage, l’un des deux hommes dit : « maintenant les femmes exercent toutes sortes de métiers, elles font des métiers d’homme parfois parce qu’elles acceptent en partie d’être mal payées ». Le choix de métiers, qui jusque-là étaient réservés aux hommes, est à la fois le signe d’une conquête qui pourrait paraître à première vue égalitaire et de l’aliénation des femmes, de leur exploitation dans le monde du travail. On pourrait penser aussi que le fait d’être camérawoman serait un indice de mixité, il n’en est rien en fait. Le film de Karima Zoubir met ainsi au jour et de manière subtile, l’air de rien, un conservatisme social d’un type nouveau, un conservatisme qui fait que l’accès à un métier réservé aux hommes est au service des exigences d’un rigorisme nouveau qui se différencie du conservatisme traditionnel. Si Khadija porte sa caméra comme un fardeau, c’est aussi parce qu’elle se heurte au jugement sévère de la société dont son propre frère se fait le porte parole : il enjoint à sa sœur d’arrêter de travailler parce qu’il en a honte. Et s’il en a honte, ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit d’un métier réservé aux hommes (la demande sociale justifiant la présence de la caméra de Khadija dans ces espaces féminins aurait dû venir à bout de la résistance du frère), il semblerait que le métier de Khadija subisse exactement les préjugés négatifs qui affectent d’autres métiers, traditionnels cette fois-ci, de femmes : chanteuse ou maquilleuse de mariées. Bien que plus moderne, le métier de Khadija rejoint celui de ces sœurs traditionnelles d’infortune qui sont accusées généralement d’être des femmes de mauvaise vie. Rien n’est dit explicitement sur cette « sororité » mais on y pense. De même qu’on ne peut pas s’empêcher de poser la question du rapport entre la cinéaste et son principal personnage en termes de sororité ou du moins en termes d’identification. Bien que Khadija soit peu bavarde, qu’elle ne soit pas interrogée sur le choix de ce métier en particulier, bien qu’elle ne se plaigne que de la dureté de la vie et du regard qui la stigmatise et qui est dû aussi à son statut de femme divorcée, le corps du personnage aux prises avec la caméra et avec les regards et les jugements qui se cristallisent autour de cet objet moderne qu’on acclimate à des traditions réinventées en dit long sur l’état de la société. Le propos sociologique du film, subtile et dense, semble tenir à la fois à une certaine identification et à cette distance nécessaire à la représentation de la société. Face à une femme qui porte une caméra comme un fardeau, la cinéaste ne peut pas ne pas se poser des questions sur son propre métier. D’ailleurs, lorsque le collaborateur de Khadija lui remet le DVD de l’un des mariages qu’elle a filmé et qu’elle constate que seul le nom de son collaborateur homme figure sur le DVD, elle se vexe et manifeste pour la seule fois le désir de souligner pour ainsi dire son statut d’auteur. Il fut d’ailleurs un temps où le métier de cinéaste était perçu comme un métier d’homme sans doute parce qu’il a quelque chose à voir avec l’autorité. L’identification apparaît ici sur le mode de la réflexion souterraine et elle est souvent portée par un regard neutre qui ne s’autorise aucun pathos en dépit des larmes qui secouent parfois le corps de Kahdija dans les moments d’abattement. Elle est aussi doublée d’une distance génératrice d’une vision englobante qui insère la femme et l’objet qu’elle porte dans une radioscopie du regard social et de l’évolution de la société. Et ce ne sont pas tant les festivités filmées qui disent l’essentiel sur la société, c’est plutôt le quotidien de Khadija qui fait parler la société et qui révèle sa douloureuse évolution. La cinéaste prend le contre-pied d’un certain cinéma ethnographique : le rituel extrait d’une représentation sociale aux dimensions multiples, représenté pour lui-même, et confinant de ce fait une société donnée dans son étrangéité ne dit pas grand chose sur cette société. L’identification est par ailleurs une affaire de mise en scène : dans les séquences de mariage, la caméra de Karima Zoubir cesse par moments de filmer Khadija en train de filmer pour se braquer sur ce qui est filmé par Khadija (la mariée par exemple), ou alors lorsque les images de Khadija sont visionnées dans un poste de télé qui se trouve chez elle, images regardées par sa propre mère et insérées par le moyen du surcadrage dans une réalité sans fard aux antipodes d’une réalité haute en couleurs qui est justement celle des fêtes. Mais dans ce dernier cas de figure, l’identification est de nature contrapuntique : le cadre dans le cadre donne accès à cette réalité sans fard et qui constitue l’envers d’un décor. De même que les propos de Khadija et de son amie, divorcée elle aussi, sur le mariage et sur la désillusion qui s’installe assez rapidement donnent accès à l’envers du décor des fêtes de mariage, inaccessible certes dans le film mais qu’on pourrait deviner. La démarche de Karima Zoubir est d’une simplicité exemplaire : en suivant un personnage, en cadrant son activité et son quotidien, elle en dit long sur la société où il vit sans que sa singularité ne soit pour autant sacrifiée. Insaf Machta, article publié dans Le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille.

Qu'a-t-on fait de ta jeunesse? Les Jours d'avant de Karim Moussaoui

D’une grande sobriété, Les Jours d’avant dit le malaise d’une génération qui se morfond dans une triste localité au sud d’Alger en mettant en scène la séparation entre filles et garçons qui est au cœur de ce malaise et la violence d’un monde faite d’un silence qui pèse et qui est ponctué de déflagrations qui sont autant d’échos sonores de la décennie noire. Evitant un traitement de la violence sur le mode du drame, Karim Moussaoui réussit à l’ancrer dans un climat d’ennui, dans des vies marquées du sceau du non événement. Ponctuant le film, imprévisible, surgissant aux moments où s’attend le moins mais avec une certaine régularité comme un refrain, elle finit par faire partie du décor et du paysage mental avec sa routine. Elle a très peu de choses à voir avec une représentation traumatique et expressionniste : elle modifie à peine les couleurs du paysage. Il s’agit de coups de feu, de déflagrations dont on ne souligne pas l’impact sanglant. Son effet sur le spectateur n’en devient que plus puissant à la faveur de cette représentation sans emphase et aussi neutre que la représentation de l’ennui de la jeunesse. Tout semble être traité sur le mode du non événement et pourtant le fantôme de cette violence aveugle, son prolongement sourd nous hante longtemps après la vision du film. Elle nous hante d’autant plus qu’elle ne s’accompagne d’aucun discours, même les personnages se gardent de la commenter. Elle demeure mystérieuse jusqu’au bout, détachée de toute explication politique, de tout déterminisme politico-sociologique et nous livre, tout comme les personnages, au règne de l’arbitraire. Prenant place dans un climat de difficulté d’être qui est le propre de l’adolescence et qui est accentué par la séparation des filles et des garçons (l’école est le seul lieu où les garçons espèrent côtoyer des filles), cette violence dont les acteurs demeurent des silhouettes dont la vision se limite au moment de leur surgissement aveugle a du coup quelque chose à voir avec la rigueur des mœurs sociales qui semblent instaurer pour ainsi dire comme un régime d’apartheid sans qu’il y ait pour autant un rapport de cause à effet entre les deux. Telle est la force de la représentation de Karim Moussaoui : restituer les composantes d’un climat existentiel dans leur concomitance sans simplifier, sans établir de lien de type causal entre elles. N’empêche que l’impact de la peur que suscitent des assassinats en plein jour et la menace de voir son père, inspecteur de police de son état, débarquer dans une « bouffa » (une boum réunissant filles et garçons) où on s’est rendu clandestinement est de l’ordre de la pétrification. Les deux personnages auquel est consacré le diptyque de Karim Moussaoui – le film étant scindé en deux parties racontant à peu près les mêmes événements du point de vue du personnage masculin puis féminin – s’adressent pour la première fois la parole dans un moment de terreur qui s’empare de la fille, paralysée à l’idée de voir son père débarquer et constater la transgression, une parole sans lendemain étouffée dans l’œuf parce que justement marquée du sceau de cette peur qui paralyse et qui anéantit toute possibilité de rencontre. C’est dans ce climat, c’est dans ce régime de séparation auquel contribuent le scénario et le montage que s’entrelacent le drame collectif représenté sur le mode du détachement susceptible de faire en sorte que la violence soit plus percutante et les destinées individuelles creusées par des potentialités étouffées et des désirs d’émancipation restées bien en deçà du seuil de leur réalisation. Insaf Machta, Le Quotidien des Rencontres des cinémas arabes de Marseille le 10 avril 2014.