mardi 15 avril 2014

Le film de genre comme moyen d’exploration de l’impact de l’occupation sur les individus

Au discours sur l’occupation et à la représentation frontale de la souffrance des gens qui y font face, Hany Abu Assad préfère plonger le spectateur dans des films à suspense, des « thrillers politiques », lit-on ici et là à propos de Paradise now et de Omar. Il est d’ailleurs l’un des rares cinéastes arabes à affectionner le cinéma de genre. Si la conjonction des données du conflit géopolitique et des ingrédients du thriller (courses-poursuites, suspense, rythme haletant) est ce qui saute aux yeux dans un premier temps, le rapport entre le contexte et le choix du genre ne se réduit pas à la question de l’ancrage du film d’action dans une réalité géopolitique, de là vient sans doute le caractère un peu approximatif de l’étiquette « thriller politique » qui suppose que le carcan du genre et ses motifs-clés s’emparent d’une réalité politique. Car ce qui est au cœur des films de Hani Abu Assad, c’est avant tout l’individu aux prises avec des choix de vie rendus complexes, parfois intenables en partie à cause de l’occupation. Le franchissement du mur séparant deux localités palestiniennes par Omar, image forte sur laquelle s’ouvre le film, nous place devant cet imbroglio de questions relatives au contexte politique, à l’élément dramaturgique relevant du film d’action (le mur est de ce point de vue admirablement rentabilisé) et à l’individu aux prises avec ses propres difficultés. A cette image inaugurale, répond vers la fin du film une image encore plus poignante, celle de Omar – remarquons qu’il est le seul à passer d’un côté à l’autre du mur et à relier deux espaces dramaturgiques et deux endroits d’une Palestine morcelée – tentant d’escalader le mur et n’y parvenant pas : il craque pour la première fois sous le poids de sa propre impuissance. S’il craque, c’est parce que cette impuissance occasionnelle lui révèle sa propre fatigue et le poids de toutes les épreuves subies. Le mur n’est plus seulement une donnée extérieure, un obstacle à franchir, il devient le symbole de tout ce qui lui pèse, de ce qu’il y a d’infranchissable dans sa vie et en lui : le harcèlement des services de renseignement israéliens, certes, mais aussi les tourments de l’amitié et de l’amour et tout ce qui rend intenable sa vie parmi les siens et qui porte la trace de l’action souterraine des services de renseignement omniprésents tout en étant invisibles. La violence de l’occupation se mesure, certes, aux dimensions d’un mur filmé le plus souvent en contre plongée et malgré tout franchissable moyennant astuce et agilité, aux sévices infligés au prisonnier et auquel il résiste mais l’inhumanité de l’occupation est surtout perceptible lorsqu’elle s’attaque à l’intime, aux liens affectifs, à l’amitié et à l’amour. La paranoïa qu’elle génère touche à la fois au collectif et à l’individuel. Face à la collaboration, la résistance palestinienne, et toute résistance au demeurant, use des moyens de l’ennemi, en l’occurrence le harcèlement et la torture et il est significatif que l’ingéniosité de l’ennemi dans ce domaine soit montrée avant dans le film à telle enseigne qu’on a l’impression que la torture que fait subir le résistant palestinien à un autre Palestinien relève d’une forme de mimétisme. Sur le plan individuel, les soupçons de trahison au sein de ce trio d’amis d’enfance entré en résistance se trouvent doublés de soupçons d’infidélité amoureuse : «On a tous cru à l’impensable », dira Omar à Nadia vers la fin du film et l’impensable en l’occurrence est le fruit d’une manipulation qui anéantit ce dont on pense, à première vue, qu’il est soustrait au politique. La manipulation qui commence lors de la détention d’Omar transforme tout l’espace dramaturgique en une prison à ciel ouvert où on cherche à échapper à la présence souterraine de l’autre ou encore en un terrain miné. La libération du personnage à deux reprises fait de lui quelqu’un de suspect. Sa vie est désormais sous haute tension : il doit apporter la preuve de son innocence, défi qu’il lance aux siens. Par ailleurs, et dans ses rapports à l’agent des services de renseignement israéliens, il joue à celui qui va collaborer et semble se lancer le défi de mettre à l’épreuve cette parole dite avec l’assurance de celui qui est certain de pouvoir anéantir des vies : « tu ne pourras pas nous échapper » en essayant de réfléchir à des issues. Tout se passe comme s’il cherchait à vérifier qu’il était capable de se ménager des marges de liberté où il serait possible de sauver ce qui n’avait pas été entièrement détruit. Le bras de fer devient par moments mental entre les deux personnages admirablement campés par Adam Bakri (Omar) et Walleed Zuaiter (l’agent Raïmi) : cela ressemble à une partie d’échecs. Le jeu, moyen de mettre à l’épreuve sa liberté dont il sait qu’elle est de plus en plus réduite, durera jusqu’à ce que le piège se referme sur lui et sur son vis-à-vis israélien. La force du film tient en grande partie à ce duel mental captivant devant aboutir à l’anéantissement de l’autre ou des deux. Insaf Machta, in Le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille

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