mardi 15 avril 2014
Un documentaire à l'ombre de la fiction et de Mohamed Malas: Le Sergent immortel de Ziad Kalthoum
Au commencement : des images chaotiques dont on ignore l’origine. Tout porte à croire qu’elles sont prises clandestinement avec un téléphone portable qu’on promène dans des bâtiments déserts recouverts de slogans pro régime ou alors tout au long d’un trajet fait alternativement à pied et en voiture. L’identité de celui qui laisse errer sa « caméra » au hasard de son parcours nous est inconnue mais nous avons un faible indice : on voit les pieds qui avancent et le bas d’un pantalon de militaire. La réponse nous est donnée à la fin du film : le personnage du réalisateur se présente comme un déserteur de l’armée arabe syrienne qui n’a pas voulu rejoindre l’armée syrienne libre mais qui a décidé de promener sa caméra au long d’un chemin. En réalité, ce personnage ne s’improvise pas cinéaste comme le laisse entendre la révélation finale et qui sert de prétexte, en partie fictif, au documentaire : il l’est déjà et ne porte l’uniforme que parce qu’il faisait son service militaire. Sur le trajet, il reçoit un coup de fil de quelqu’un qui est sur un tournage (on ne voit toujours pas son visage) et on passe quasiment sans transition des images chaotiques du début et volontairement filmées comme si elles l’avaient été clandestinement (deuxième fiction du documentaire ?) aux images d’un tournage réel : les premiers visages filmés sont ceux des membres de l’équipe. Celui qui est derrière la caméra s’en approche en marchant et il est d’emblée embarqué dans le tournage. Et nous voilà au cœur d’une autre tourmente : comment filmer en pleine guerre ? Le film de Ziad Kalthoum peut être appréhendé à la fois comme un making off mais aussi comme un documentaire sur le tournage d’un film de Mohamad Malas qui se déploie dans des lieux épargnés par le conflit mais qui sont constamment sous la menace : des avions sillonnent le ciel et on entend au loin des bruits d’explosions. Le documentaire explore aussi les dégâts du conflit en interrogeant techniciens, acteurs et passants parmi lesquels il y a des pro Assad et des opposants, les uns et les autres en proie à la peur et au délire. On décèle dans leurs propos à la fois l’impact immédiat du conflit mais aussi le délabrement intérieur occasionné par des décennies de dictature. Cette exploration apparaît comme une excroissance cauchemardesque du tournage lui-même et nous fait sortir du cadre du making off.
Si les images sont plus stables dans la deuxième partie du film consacrée au tournage, elles portent physiquement la trace de la tourmente comme le montrent les panoramiques à 360° marqués parfois par une accélération irrégulière du mouvement de la caméra. Cette irrégularité de même que ce côté peu travaillé de l’image se situent aux antipodes des principes esthétiques du cinéma auquel Ziad Kalthoum a voulu rendre hommage, le cinéma de Malas étant à la fois fondé sur un récit et un texte littérairement travaillés et une esthétisation élaborée de l’image qui a tendance à tourner le dos à ce qu’il y a d’informe et d’insaisissable dans la réalité. De même qu’il peut y avoir chez Malas et certains de ses compagnons une fétichisation des débuts du cinéma en Syrie. On voit ainsi toute la différence entre la vision de Malas et les images tournées par Ziad Kalthoum dans un cinéma abandonné dans la première partie du film, un cinéma où on lit des slogans de propagande et dont la cabine de projection avec ses bobines entassées est une des représentations du chaos qui affecte la mémoire nationale.
Le Sergent immortel est à la fois un témoignage au cœur du chaos mais il renvoie aussi à deux modes d’appréhension de la réalité et à deux visions du cinéma portées par deux générations de cinéastes syriens.
Insaf Machta, in Le Quotidien des Rencontres des cinémas arabes de Marseille.
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