mardi 15 avril 2014

Qu'a-t-on fait de ta jeunesse? Les Jours d'avant de Karim Moussaoui

D’une grande sobriété, Les Jours d’avant dit le malaise d’une génération qui se morfond dans une triste localité au sud d’Alger en mettant en scène la séparation entre filles et garçons qui est au cœur de ce malaise et la violence d’un monde faite d’un silence qui pèse et qui est ponctué de déflagrations qui sont autant d’échos sonores de la décennie noire. Evitant un traitement de la violence sur le mode du drame, Karim Moussaoui réussit à l’ancrer dans un climat d’ennui, dans des vies marquées du sceau du non événement. Ponctuant le film, imprévisible, surgissant aux moments où s’attend le moins mais avec une certaine régularité comme un refrain, elle finit par faire partie du décor et du paysage mental avec sa routine. Elle a très peu de choses à voir avec une représentation traumatique et expressionniste : elle modifie à peine les couleurs du paysage. Il s’agit de coups de feu, de déflagrations dont on ne souligne pas l’impact sanglant. Son effet sur le spectateur n’en devient que plus puissant à la faveur de cette représentation sans emphase et aussi neutre que la représentation de l’ennui de la jeunesse. Tout semble être traité sur le mode du non événement et pourtant le fantôme de cette violence aveugle, son prolongement sourd nous hante longtemps après la vision du film. Elle nous hante d’autant plus qu’elle ne s’accompagne d’aucun discours, même les personnages se gardent de la commenter. Elle demeure mystérieuse jusqu’au bout, détachée de toute explication politique, de tout déterminisme politico-sociologique et nous livre, tout comme les personnages, au règne de l’arbitraire. Prenant place dans un climat de difficulté d’être qui est le propre de l’adolescence et qui est accentué par la séparation des filles et des garçons (l’école est le seul lieu où les garçons espèrent côtoyer des filles), cette violence dont les acteurs demeurent des silhouettes dont la vision se limite au moment de leur surgissement aveugle a du coup quelque chose à voir avec la rigueur des mœurs sociales qui semblent instaurer pour ainsi dire comme un régime d’apartheid sans qu’il y ait pour autant un rapport de cause à effet entre les deux. Telle est la force de la représentation de Karim Moussaoui : restituer les composantes d’un climat existentiel dans leur concomitance sans simplifier, sans établir de lien de type causal entre elles. N’empêche que l’impact de la peur que suscitent des assassinats en plein jour et la menace de voir son père, inspecteur de police de son état, débarquer dans une « bouffa » (une boum réunissant filles et garçons) où on s’est rendu clandestinement est de l’ordre de la pétrification. Les deux personnages auquel est consacré le diptyque de Karim Moussaoui – le film étant scindé en deux parties racontant à peu près les mêmes événements du point de vue du personnage masculin puis féminin – s’adressent pour la première fois la parole dans un moment de terreur qui s’empare de la fille, paralysée à l’idée de voir son père débarquer et constater la transgression, une parole sans lendemain étouffée dans l’œuf parce que justement marquée du sceau de cette peur qui paralyse et qui anéantit toute possibilité de rencontre. C’est dans ce climat, c’est dans ce régime de séparation auquel contribuent le scénario et le montage que s’entrelacent le drame collectif représenté sur le mode du détachement susceptible de faire en sorte que la violence soit plus percutante et les destinées individuelles creusées par des potentialités étouffées et des désirs d’émancipation restées bien en deçà du seuil de leur réalisation. Insaf Machta, Le Quotidien des Rencontres des cinémas arabes de Marseille le 10 avril 2014.

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