mercredi 5 juin 2013

Construction du lien dans Hawi d'Ibrahim al Battout

Dans Hawi, l’absence de lien entre des séquences où apparaissent des personnages souvent solitaires appelle le spectateur à construire une continuité dramaturgique à partir de ce qui a été préalablement déconstruit ou éparpillé. Les séquences se succèdent et nous confrontent à la question du rapport entre les images qui défilent devant nous et de leur sens. La réponse est le plus souvent tributaire du lien que le spectateur doit établir à la faveur d’une lecture rétrospective des séquences précédentes ; elle est à chercher dans les plis de sa mémoire et dans les détails savamment dispersés. Le scénario fonctionne selon le principe du puzzle à construire au fur à mesure que les liens se nouent de nouveau entre les personnages que la vie a séparés : Ibrahim et sa fille, Aya ; Youssef et sa fille, Yasmine ; ou encore le trio : Fady, Ibrahim et Youssef dont sait progressivement qu’ils se connaissent mais que la caméra ne réunit que vers la fin du film. Il y a aussi des personnages qui ne se connaissent pas mais qui se croisent ou se côtoient. Jaafar, l’homme au cheval, est le voisin de Youssef, l’homme sorti de prison au début du film. On le sait à la faveur d’une conversation entre un mystérieux personnage souvent à ses trousses et un autre contraint à jouer le rôle de l’indic. Mais Youssef et Jaafar ne sont jamais réunis dans le même champ. Entre eux, il y a néanmoins ce fil narratif presque invisible : le voisinage mais aussi un autre personnage, Hanen, la sœur de Jaafar, danseuse dans un cabaret où Youssef passe ses soirées solitaires. Cette même Hanen, ignorant tout de Youssef et n’ayant même pas fait attention à sa présence dans le cabaret, est témoin de son assassinat. Les destins de Hanen et de Youssef se sont ainsi croisés pour la dernière fois sans se croiser. La construction dramaturgique en vient à ce niveau-là à imiter la vie et ses scénarios de « rencontres » ou de non-rencontres pour nous placer dans une mimésis de l’arbitraire de la vie. Généralement le lien entre les séquences mettant en scène des personnages qui ne sont pas destinés à se rencontrer et plus précisément entre des personnages qui sont dans la périphérie et les personnages « principaux » est assuré par un montage parallèle ou perçu comme tel faute de mieux en raison du brouillage qui affecte parfois la temporalité à tel point qu’on a l’impression que le cinéaste réinvente le procédé du montage parallèle. Ce qui participe du brouillage dans le film, c’est aussi le mystère qui plane jusqu’au bout sur l’intrigue politique et surtout sur la nature des documents que Youssef doit livrer à des personnes dont on ignore l’identité. Il y a là un effet de décentrage volontaire de l’intrigue politique ; l’essentiel est ce qui se trame autour en termes de liens, de parcours croisés, d’histoires de filiation mais aussi cette atmosphère spécifiquement alexandrine avec sa poésie à laquelle contribuent des portraits de vieux artisans ou de commerçants, des pauses méditatives et le refrain visuel de l’homme au cheval déambulant dans la ville. L’une des séquences qui dit le mieux ce décentrage est celle où on voit Youssef en compagnie d’un chauffeur qui lui raconte une fable à laquelle il ne comprend pas grand-chose et qui finit par dire face à l’incompréhension de l’ancien prisonnier : « rien ne se perd ». Rien ne se perd en dépit de l’incompréhension, une phrase qui sonne comme un condensé des principes de l’écriture scénaristique de Hawi. Une phrase qui s’applique aussi au thème de la filiation : Aya fait comprendre à Ibrahim qu’elle a deviné qu’il était son père, lui balance à la figure tous les griefs qu’elle a contre lui et le rapport père-fille débouche sur une rupture. Dans la dernière séquence, Aya, caméra au poing, filme un vidéo-clip de Hawi, la chanson qui donne son titre au film. La genèse du vidéo-clip a été discrètement disséminée : on ne s’en rend compte qu’à la faveur d’une lecture rétrospective qui déplie les séquences précédentes pour rassembler les pièces éparses d’une composition sous forme de puzzle. Dans la séquence finale, on retrouve les musiciens du début du film sur la charrette de Jaafar, l’homme au cheval, ils sont filmés par Aya et suivis par Dalia et Fadi, le tout formant une sorte de procession où l’énergie créative de la génération de Aya, héritière moderne de la chanson à texte pratiquée par Najm et Cheikh Imam, est à l’honneur. Ibrahim est à l’écart et personne ne fait attention à lui, il suit de loin la procession filmée par Aya. La filiation mise à mal par la rupture n’empêche pas la transmission : « rien ne se perd ». Insaf Machta, paru dans leQuotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille

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