mercredi 5 juin 2013

Chez soi

Filmé quasiment de bout en bout avec une caméra portée, Sur la route du paradis de Uda Benyamina en dit long sur l’instabilité du monde où vivent les personnages. Le pré-générique de même que les premières images du film charrient l’énergie débordante de deux enfants : Sara et Bilal. Ils s’éclatent sous la douche avec la complicité de leur mère (le cadrage assez serré montre l’exiguïté de l’espace) ; ils s’amusent dans la cour de l’école où ils sont filmés séparément à la faveur d’un montage parallèle. On voit Bilal jeter des boules de neige sur un mur où sont accrochés des dessins sans doute faits par des enfants et sur l’un de ses dessins, on peut lire une devise : liberté, fraternité, respect. Quant à Sara, elle joue avec d’autres élèves, elle est au centre et la caméra tourne autour d’elle. Tout est dit par ce plan très court (comme la plupart des plans d’ailleurs) : c’est Sara qui porte le film. La salle de classe est aussi un lieu où on s’amuse et où Sara fait sa déclaration d’amour à un garçon sur un mode ludique, elle l’écrit sur un bout de papier et la fait suivre d’une question à la quelle le garçon doit répondre en cochant une case. Tout bascule avec l’irruption violente de la directrice qui intime à Sara l’ordre de quitter la salle. La signification de cet exercice de l’autorité se lit dans le flux rapide, instable et désordonné d’une action haletante : les deux personnages courent, Bilel fait irruption dans le champ et il est porté à un moment donné par la directrice affolée qui finit par cacher les enfants dans une armoire, lieu à partir duquel on entrevoit, avec les enfants, les uniformes des flics. C’est par le biais de l’école, facteur d’intégration comme on l’entend souvent dans le discours officiel, lieu où on aime et noue des amitiés, que les questions de l’immigration clandestine et de l’appartenance sont abordées. A un moment donné, Sarra dira au garçon à qui elle a fait sa déclaration au début du film, alors qu’ils sont séparés par cette frontière que constituent les barreaux de la porte de l’école désormais inaccessible à la petite fille : « C’est chez moi ici ». Chez soi, c’est aussi le camp où des Roms et des Marocains vivent ensemble, lieu d’habitation ou de passage. C’est notamment le cas pour Leila, la mère des deux enfants, qui cherche à rejoindre son mari en Angleterre. Le camp est à sa manière une tour de Babel où on entend des langues, des musiques différentes mais aussi des contes. C’est un lieu où on fait la fête et d’où nous parvient aussi la toux de Bilel à laquelle répondent comme dans un champ contre-champ sonore les pleurs de sa mère accablée par le poids de sa propre lutte. Si la thématique sociale et la manière de filmer (caméra portée, plans très rapprochés) peuvent rappeler le cinéma des frères Dardenne (La Promesse en l’occurrence), le film de Uda Benyamina en diffère par cette alternance entre la lutte acharnée de la mère, la colère qui s’empare d’elle lorsqu’elle parle à son mari au téléphone et ces pauses où l’on respire le temps d’une chanson, d’une dance, d’un moment de joie. Il y a aussi l’adhésion à un regard qui, quasiment inexistante ou problématique chez les frères Dardenne, est ici entretenue puisqu’elle intervient à des moments-clés du film, ceux qui sont censés mener vers le paradis ou l’éloigner. Sara observe sa mère et porte un regard lucide sur le monde des adultes : séparée d’elle par une vitre, elle la voit parler au téléphone avec son père ou encore avec le passeur. Au mouvement panoramique de la caméra dans la cour de l’école font écho ces plans qui sortent pour ainsi dire du regard de Sara. Insaf Machta, paru dans le Quotidien des Rencontres (internationales des cinémas arabes de Marseille).

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