mercredi 5 juin 2013

Le mouvement entravé et la circulation du désir dans Wajda de Haïfa al Mansour

L’intérêt du film de Haïfa al Mansour réside en partie dans sa simplicité non dénuée de profondeur. Le canevas narratif rappelle les lignes pures et dépouillées de certains films iraniens : un personnage, Wajda, une adolescente que l’on suit de près, dans ses multiples tentatives de réaliser son rêve d’avoir un vélo. Son désir se heurte à la force de l’interdit social mais elle se bat contre vents et marées à coup de discussions avec sa mère, et à coup de petites astuces : elle vend à ses camarades de collège des bracelets, aux couleurs des équipes sportives, qu’elle tisse elle-même et elle va même jusqu’à participer à un concours de récitation coranique en vue d’avoir la somme nécessaire à l’achat du vélo. Ses tentatives sont ponctuées d’allers-retours dans un magasin pour s’assurer que le vélo qu’elle a choisi n’a pas été vendu et elle rentre à chaque fois avec la promesse qu’il ne le sera pas. Aux multiples obstacles, de tout ordre, elle oppose une obstination sans faille. De là vient l’intérêt de la double lecture que l’on pourrait faire de ce tout premier long métrage saoudien. Un film sur la condition des femmes, peut-on lire ici et là, sur leur mouvement entravé. Certes, on ne peut pas ne pas penser à l’interdiction faite aux femmes de conduire une voiture en Arabie Saoudite qui est plus médiatisée que l’interdiction de circuler à bicyclette. Ici, l’adolescente se substitue pour ainsi dire à la femme adulte et la voiture est remplacée par un vélo, autrement dit par un moyen qui permet plus de fluidité, plus de légèreté aussi et qui est susceptible d’ailleurs de faire corps avec le flux du désir du personnage qui porte le film. Evitant ce qui est plus médiatisé, plus délicat peut-être à représenter pour des raisons de censure ou de difficultés sur les lieux de tournage (le film a été entièrement tourné en Arabie Saoudite), la cinéaste a su donner libre cours à l’expression de l’individualité du personnage. La subversion ne réside pas tant à mon sens dans la dénonciation d’un interdit que dans la représentation de ce qui porte les individus à agir pour être au plus près d’eux-mêmes et de leurs désirs. L’une des plus belles séquences du film est peut-être celle du concours de récitation coranique. On est surpris d’entendre Wajda psalmodier alors qu’au départ, elle peine à apprendre et à articuler convenablement. Elle a certes mis dans sa manière de psalmodier toute la charge de son rêve d’avoir un vélo. Elle y a mis aussi autre chose probablement. Sa mère aime chanter et à un moment donné Wajda dit à son voisin, un garçon de son âge qui lui a appris à conduire son propre vélo et qui est manifestement amoureux d’elle (le vélo devenant ici l’objet autour duquel se construit la complicité de ces deux personnages), qu’il faudrait créer toute une station de radio pour que sa mère puisse chanter et il faut qu’elle soit la seule à chanter. Là aussi, il s’agit d’un désir entravé puisque le chant de la mère est confiné dans l’espace clos de la maison et que la fille aimerait qu’il se déploie ailleurs. La psalmodie de Wajda deviendrait ainsi le lieu où le désir de la mère et de la fille se rejoignent. L’entrelacement des désirs comme couronnement de leur circulation prend tout son sens et devient plus évident dans la séquence finale du film. Insaf Machta, article paru sous une forme contractée dans le Quotidien des Rencontres (internationales des cinémas arabes de Marseille)

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