lundi 12 mai 2014
Usage social du cinéma vs instrumentalisation idéologique
Et en tant qu’animatrice de ciné-club et critique, il m’est arrivé après la révolution du 14 janvier de vouloir protéger des films et le cinéma de manière générale contre une certaine instrumentalisation politico-idéologique bien que cela soit à la fois impossible et irrationnel. Pourquoi après la révolution ? Parce que le film a acquis plus de visibilité, parce que l’espace public s’est considérablement étendu et parce que la société civile s’est emparée du cinéma soit pour reconstruire et restructurer un lien social mis à mal par l’autoritarisme ou alors pour en faire l’objet d’une instrumentalisation idéologique. La première option : reconstruire un lien social mis à mal par l’autoritarisme représente le versant heureux de l’usage social su cinéma. C’est ainsi par exemple et dans un mouvement d’élan vers les régions déshéritées de la Tunisie, redécouvertes à la faveur de la contestation de décembre-janvier 2011, que des projections itinérantes ont eu lieu dans des endroits où il n’y a pas de salle de cinéma. La deuxième option s’est avérée désastreuse au moins à deux reprises.
Qu’en était-il avant la révolution ?
Je dirais d’abord que les lieux de projection étaient confinés. Ils avaient leur public et leurs habitués et qu’ils étaient en général soustraits à l’exposition médiatique. C’était aussi des espaces de projection classiques : salles de cinéma faisant partie des circuits de distribution, ciné-clubs constitués en un réseau qui s’appelle la Fédération Tunisienne des Ciné-Clubs (FTCC), proche des milieux de la gauche et des quelques associations de la société civile qui avaient une autorisation mais qui étaient néanmoins surveillées et harcelées (la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme et l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates, par ex). Pour la FTCC, le cinéma était un moyen de résistance. Ça transparaissait au niveau du choix des films, des cycles thématiques où la question d’une cause à défendre revenait sans cesse et au niveau des débats où le cinéma et ses problématiques esthétiques passaient souvent à la trappe. Il y avait aussi quelques ciné-clubs indépendants et quelques ciné-clubs universitaires où le film était appréhendé d’abord comme une œuvre d’art et où le débat était envisagé comme une circulation libre de la parole et comme pour ainsi dire un exercice démocratique avant la lettre.
Il se trouve que la salle qui hébergeait l’un de ces ciné-club indépendants a été attaquée par un groupe d’extrémistes (elle est toujours fermée d’ailleurs) quelques mois après le 14 janvier à la suite de la projection d’un film tunisien, Ni Dieu ni maître de Nadia Fani, qui a été programmé dans le cadre d’une manifestation associative comme une réponse à des menaces et à des agressions subies par certains cinéastes dont Nadia Fani et Nouri Bouzid. Le film de Nadia Fani qui avait suscité une vive polémique, lors de sa première projection dans un festival de documentaires, à cause des déclarations de la réalisatrice portant sur son athéisme avait été choisi par les organisateurs pour brandir les principes de liberté de conscience et d'expression. Le film traite de manière simpliste, caricaturale et dogmatique de la question du jeûne pendant ramadan, traitement qui va à l’encontre même du principe de la liberté de conscience. Le choix semble avoir procédé d'un aveuglement dicté par les réactions démesurées suscitées par le film (la réalisatrice avait reçu des menaces de mort). La violence était au rendez-vous lors de la projection du film dans le cadre de la manifestation. Loin de vouloir renvoyer dos à dos les organisateurs et les agresseurs, je m'arrêterai sur l'instrumentalisation du film par les uns et par les autres comme moyen d'affirmation de soi, sur son insertion dans un conflit idéologique et identitaire et dans un processus fondé sur des réactions immédiates, épidermiques, processus qui va à l'encontre de la visibilité du film.
Un deuxième événement a marqué également la période de transition : la diffusion de Persepolis doublé pour la première fois en dialecte tunisien par une chaîne privée anti-islamiste (et je précise que c'est le seul film qui ait été jusqu'ici doublé en tunisien). La diffusion a eu lieu une dizaine de jours avant les élections et a été interprétée par les islamistes, ce n’était pas faux d’ailleurs, comme une consigne de vote aux spectateurs : votez contre le projet de société voulu par les islamistes et dont l'illustration se trouve dans le film. Il y a eu des manifestations très violentes : attaque du domicile du PDG de la chaîne et tentative d'y mettre le feu, tentative d'attaque des locaux de la chaîne et la contestation s'est étendue à tout le territoire. Seulement ce qui a été contesté dans le film ce n'est pas la représentation de la dictature islamiste et de son projet de société mais la représentation du sacré. Le personnage qui apparaît dans les rêves de la petite fille a été assimilé à Dieu. Les islamistes se sont servis de l’interdit de la représentation du sacré dans l’islam sunnite pour condamner le film. Telle a été la conséquence d'une instrumentalisation du film qui nous ramène encore une fois à ce motif de l'invisibilité du film. Persepolis a été projeté plusieurs fois en Tunisie avant et après la révolution mais il n'a jamais provoqué de telles réactions.
Ces deux événements que j'ai passés en revue ont attiré mon attention sur l'instrumentalisation idéologique du cinéma qui est désastreuse pour le lien social en raison de l'irruption de la violence, pour la liberté de création et d'expression (parce qu'en plus de la violence, il y a eu des procès intentés à Nadia Fani et à la chaîne sur la base de l'atteinte à l'ordre public), pour le cinéma parce que ces films condamnés sont devenus invisibles pour deux raisons : leur visibilité a procédé d’un malentendu qui empêche de les appréhender comme des productions cinématographiques et leur présence dans l’espace public, leur programmation dans une manifestation ou dans un festival est devenue de l’ordre de l’impensable.
Faut-il pour autant soustraire le cinéma à des débats de société dont on a découvert les vertus après la chute de l'ancien régime et à l'effervescence de la société civile. Bien que je sois partisane d'une culture du débat de ciné-club dans le sens où on l'entend habituellement et selon laquelle on appréhende d'abord le film comme un produit artistique et bien que mon activité d'animatrice de ciné-club depuis bientôt une dizaine d'année ait été conforme à ce principe (j'ai toujours évité d'associer le film à une célébration quelconque : journée internationale des droits de l'Homme ou journée internationale de la femme, etc.), il m'est arrivé de répondre à l'appel de certaines associations de la société civile qui m'ont demandé de choisir un film à projeter dans le cadre de leurs activités citoyennes et d'animer un débat là-dessus. C'est ainsi que le film de Haïfa al Mansour, Wajda, a été projeté à l'occasion de la célébration de la fête de la femme par une petite association locale dans une ville où il n'y a pas de salle de cinéma. On pourrait penser que cet usage est assez proche de l'usage idéologique mais je pense qu'on peut éviter cet écueil. On est à mi-chemin du débat de ciné-club et du débat de société. Il y a deux éléments qui importent pour moi dans ce genre d'activité : l’éducation à l'image et la culture du débat citoyen et démocratique. Même si les interventions dans la salle s'attachent davantage au contenu du film, aux situations représentées qui servent souvent de point de départ pour une interrogation sur la situation du pays après la révolution, mes propres interventions reposent sur une articulation entre le contenu et l'image d'abord parce que je ne perds jamais de vue la spécificité de l'objet-film et parce que je pense aussi que l'éducation à l'image fournit des outils de compréhension de la réalité. Le public où il y avait des jeunes et des moins jeunes consomme énormément d'images notamment des images diffusées sur les réseaux sociaux où il y a beaucoup de manipulation. Et certains ont envie de faire des films et utilisent leurs téléphones portables pour couvrir des manifestations culturelles (je suis d’ailleurs impressionnée par le nombre de personnes qui filment pendant les débats que j’ai animés dans un cadre associatif) ou des mouvements de contestation qui sont dans la lignée de cette production d’images qui a rendu visible le mouvement de contestation parti des provinces de l’Ouest en décembre 2010. Et par ailleurs, plusieurs manifestations culturelles ont eu lieu après la révolution en dehors des lieux habituels de la culture : on lit par exemple de la poésie en dialectal dans la rue ou dans des places publiques, on expose des photos d’amateurs autour d’un thème ou alors on projette des images tournées par des amateurs dans des lieux publics (on assiste souvent à un déplacement des écrans de la salle vers la rue). Toute cette effervescence aboutit à une démocratisation des images et procède d’un désir de représentation des remous de la société. Il importe donc de développer dans un cadre associatif un discours sur l'image, sur l'importance du montage et d'expliquer que la fabrication d'une image ne va pas de soi comme pour créer de la distance et pour permettre à ce public avide d’images et d’auto-représentation de sortir de l’immédiateté de l’image qu’il consomme ou qu’il fabrique. J’ajouterais d’ailleurs que la physionomie des festivals de cinéma est en train de changer (je ne parle pas des festivals officiels qui sont restés prisonniers de la bureaucratie mais de certains festivals indépendants nés après la révolution). Il y a de plus en plus de place pour les débats dans les festivals et il y a surtout de plus en plus de place pour les ateliers : au festival organisé par l’Association Bizerte Cinéma, il y a eu un atelier de critique où des jeunes n’ayant jamais écrit sur le cinéma, se sont livrés à cet exercice après avoir longuement débattu d’un film et après des exercices d’analyse de séquence. Ils commençaient tous par dire timidement « je ne suis pas spécialiste » et ont découvert petit à petit qu’ils avaient un point de vue sur le film qui méritait d’être développé. Certains sont devenus quelques mois plus tard animateurs de ciné-club. La fonction sociale du cinéma passe ici par la démocratisation d’un exercice qui était aux yeux des participants l’apanage d’une élite. La fonction sociale du cinéma est ainsi tributaire d’une interaction entre la subjectivité d’un regard qui est celui du réalisateur et celui d’un spectateur ayant accordé de l’importance à ses propres impressions grâce à un usage profane de l’écriture sur le cinéma. Il y a eu aussi dans le cadre du même festival des ateliers de tournage : des jeunes, venus de plusieurs régions du pays, qui ne sont jamais servis d’une caméra ont eu l’occasion de tourner, de laisser leur regard errer dans la ville qu’ils ne connaissent pas forcément, de trouver une idée et de mettre en images leur vision de la ville. Aussi bien dans les ateliers de critique et de tournage, on a essayé de promouvoir un rapport profane au cinéma qui est censé permettre à des jeunes de s’interroger à la fois sur leur rapport à l’image et à la réalité. Un deuxième élément me semble par ailleurs important dans les activités des associations qui se servent des films comme points de départ d’une réflexion sur des questions de société: le débat comme illustration d'une confrontation pacifique des idées, il m'est arrivé plus dans un cadre associatif, où les discussions sont plus vives, que dans le cadre du ciné-club de modérer des petits conflits entre intervenants qui deviennent violents les uns vis-à-vis des autres. Dans cette violence discursive, je perçois aussi l’écho de la véhémence des intervenants sur la scène politique. Notre apprentissage de la démocratie passe aussi par cette violence discursive, par les tentatives de faire taire l’autre ou de l’éliminer. Le débat autour d’un film, même s’il n’est pas aussi violent que les discours qu’on peut entendre à l’assemblée constituante, nous apprend à nous écouter les uns les autres, à admettre la pluralité des points de vue, à tenir compte dans la compréhension du film de la pluralité des idées et des impressions qui s’expriment.
La fonction sociale du cinéma peut consister à lutter contre le désert culturel et contre l’exclusion. Dernièrement je me suis lancée dans un projet de ciné-club itinérant dans un cadre associatif : il s'agit de montrer, avec le concours d'une association de défense des valeurs universitaires, des films dans différentes institutions universitaires notamment pour faire sortir certaines d'entre elles (surtout celles situées dans les régions provinciales de l’Ouest) de l'isolement et de faire reculer le désert culturel qui les entoure. Le choix des films répond aux mêmes critères que dans un ciné-club. Mais au souci de diffuser la culture cinématographique, s’ajoute aussi le souci de lutter contre l'absence de culture dans les institutions universitaires et contre l'hégémonie de l'idéologie qui, associée justement à l'inculture devient parfois dangereuse, voire vecteur de violence. Dernièrement des manifestations culturelles ont fait l'objet d'attaques de la part de groupes extrémistes (de gauche). C'est souvent la rareté des événements culturels et artistiques qui génère ces réactions de rejet. Lutter contre l'hégémonie des idéologies par l'art et la culture, c'est reconstruire le lien social sur la base de l'acceptation de la différence. Faire sortir ces institutions de l'isolement auquel les condamnent un environnement régional en proie à la marginalisation, c'est aussi reconstruire le lien social sur le principe de la solidarité.
Insaf Machta, texte d'une intervention à la table ronde "L'usage social du cinéma" (Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille, le 9 avril 2014).
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