Nous sommes loin de ce
temps où les cinéastes du monde arabe faisaient du peuple le principal acteur
d’une révolution à venir ou désirée dans des fictions produites selon des modes
destinées à asseoir des cinématographies nationales. La génération suivante,
celle des années 80, s’étant entre autres inspirée du cinéma de la défaite et
de l’autobiographie cinématographique à la Youssef Chahine, s’est démarquée de
ce projet privilégiant une implication plus personnelle tout en restant dans
des schémas de production habituels. Avec l’avènement du numérique, des projets
encore plus personnels ont vu le jour avant même les mouvements de contestation
qu’a connus la rue arabe[1].
Les trois films de Lamine Ammar-Khodja dont la singularité est très appuyée et
favorisée par la légèreté du dispositif, appartiennent à cette vague constituée
par des électrons libres qui se sont engagés dans des voies nouvelles à coup
d’interrogations et d’expérimentations nées d’une interaction entre un
dispositif que l’on considère comme un prolongement de soi[2]
et une réalité.
De la mise en scène du
retour commenté à l’immersion dans la parole des autres :
Les films de Lamine Ammar-Khodja nous racontent la
manière dont ils viennent au monde tout en l’interrogeant sans pour autant nous
installer dans un univers où le cinéma serait le miroir de lui-même et du
monde. Il en va ainsi notamment les deux premiers : Demande à ton ombre
et Chroniques équivoques qui sont écrits à la première personne et
où le cinéaste laisse libre cours à l’expression de ce que lui inspirent ses
retours au pays, s’éloignant ainsi de toute prétention totalisante. Dans ces
deux films écrits à la manière d’un journal de bord d’un retour qui assume son
incomplétude et son décalage, de même que sa forme fragmentée et largement
bricolée, le cinéaste nous dit des choses sur lui-même et sur le regard qu’il pose sur
l’Algérie. Dans le troisième, Sans cinéma (Bla cinima), qui
relève du cinéma direct, la caméra devient le réceptacle d’une parole, celle
des autres, d’un autre semblable et différent à la fois, qui dit plus de choses
sur la vie au pays que sur le cinéma, assumant parfaitement la négation qui est
dans le titre. A la place de la parole du cinéaste qui est le fil conducteur du
film et qui se déploie dans les deux chroniques du retour, il y a dans Bla
cinima, la parole de tous et de chacun dans laquelle on se perd et on se
retrouve alternativement et dont les fils croisés, renoués et dénoués,
composent la polyphonie du rêve et du désenchantement de l’individu et du pays. Cette polyphonie est essentiellement de
l’ordre de l’écoute dans le dernier film : elle relève souvent de ce qui
est filmé mais également de la manière dont il est donné à entendre et à voir.
Dans les deux premiers films, en revanche, la polyphonie est plus
complexe : elle correspond, à la faveur de la mise en scène d’un matériau
hétéroclite, à un principe de composition général englobant des textes écrits
et dits par le cinéaste, entrant en résonnance avec d’autres textes, mais
également le visuel dans son interaction avec ce qui est écrit et ce qui est
entendu (textes, musique, parole prise sur le vif, parole enregistrée faisant
partie de la mémoire individuelle et collective).
Il y a aussi une
continuité et une progression qui font que les films donnent l’impression de se
générer les uns les autres. Avant le retour de Demande à ton ombre, il y
avait un projet de film qui n’est pas celui qui a été réalisé en 2011. C’était
le projet d’un film conçu comme « un gros collage sur Alger »[1]
qui a été abandonné au profit de Demande à ton ombre. Pas vraiment
abandonné à vrai dire puisque la ville d’Alger est le lieu du collage, lieu où
on colle les fragments de sa mémoire de lecteur et de spectateur et lieu dont
on colle les images qu’elles soient celles tournées par Lamine ou autres, issues
de la mémoire cinématographique ou picturale, et puisque les trois films sont
considérés par le cinéaste lui-même comme les volets d’une trilogie. Le lien
entre les deux premiers est plus évident : mise en scène par endroits
loufoque du retour au pays, même principe de composition : collage d’un
texte qui correspond au commentaire du cinéaste et des images, et surtout ces
rimes visuelles qu’on retrouve dans les deux films et notamment ces plans de
Lamine au balcon filmés à contre-jour de manière à ce que le cinéaste
apparaisse comme une ombre, ou alors ces plans des pieds de Lamine tournant en
rond dans son appartement, plus fréquents à vrai dire dans Demande à
ton ombre. Et entre Chroniques équivoques et Bla cinima, il y
a l’affaire du micro qu’on voit au tout début du deuxième volet de la trilogie
et dont l’image est accompagnée du leitmotiv sonore du film, la phrase dite par
une voix anonyme : « Lamine, on voudrait que tu nous racontes ton été
à Alger (…) que tu donnes la parole aux jeunes », phrase mise à distance
dans le film : « Je crois qu’on ne devrait pas dire donner la parole.
Moi, mis à part ma mère, personne ne m’a donné la parole » bien que le
cinéaste donne la parole à un couple qui se cache et qui n’apparaît pas à
l’image. Le vœu de la voix anonyme se réalise pleinement dans Sans cinéma puisque
le film est fait de cette parole donnée et recueillie par Lamine, micro au
poing, bien qu’il ne s’agisse pas uniquement de jeunes dans le dernier film. La
caméra, présente dans Demande à ton ombre alternant avec le crayon et la
page blanche, n’est plus dans le champ du troisième film et tout se passe comme
si elle était remplacée par le micro. Le fait que le cinéaste soit aussi celui
qui a travaillé le son de Bla cinima est d’ailleurs loin d’être
fortuit : on dirait qu’il avait décidé de prendre soin de cette parole
jusqu’au bout. La mise en scène du dispositif dans le champ, différant d’un
film à l’autre, est hautement significative : il y a comme une mise à
l’épreuve du dispositif et une interrogation sur ce qu’il implique :
donner la parole, filmer comme on écrit, se servir de la caméra pour écrire.
Extrait d'un article publié dans le nu 214 de la revue IBLA, pp. 283-298.
[1]
Interview inédite de Lamine Ammar-Khoudja menée par Amine Guerfali dans le
cadre de l’atelier d’écriture sur le cinéma à la troisième session des
Rencontres cinématographiques de Bizerte.
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