samedi 26 septembre 2015

Les films de Lamine Ammar-Khodja ou l’oscillation entre la « caméra-stylo » et la caméra-micro



Nous sommes loin de ce temps où les cinéastes du monde arabe faisaient du peuple le principal acteur d’une révolution à venir ou désirée dans des fictions produites selon des modes destinées à asseoir des cinématographies nationales. La génération suivante, celle des années 80, s’étant entre autres inspirée du cinéma de la défaite et de l’autobiographie cinématographique à la Youssef Chahine, s’est démarquée de ce projet privilégiant une implication plus personnelle tout en restant dans des schémas de production habituels. Avec l’avènement du numérique, des projets encore plus personnels ont vu le jour avant même les mouvements de contestation qu’a connus la rue arabe[1]. Les trois films de Lamine Ammar-Khodja dont la singularité est très appuyée et favorisée par la légèreté du dispositif, appartiennent à cette vague constituée par des électrons libres qui se sont engagés dans des voies nouvelles à coup d’interrogations et d’expérimentations nées d’une interaction entre un dispositif que l’on considère comme un prolongement de soi[2] et une réalité.

De la mise en scène du retour commenté à l’immersion dans la parole des autres :

Les films de Lamine Ammar-Khodja nous racontent la manière dont ils viennent au monde tout en l’interrogeant sans pour autant nous installer dans un univers où le cinéma serait le miroir de lui-même et du monde. Il en va ainsi notamment les deux premiers : Demande à ton ombre et Chroniques équivoques qui sont écrits à la première personne et où le cinéaste laisse libre cours à l’expression de ce que lui inspirent ses retours au pays, s’éloignant ainsi de toute prétention totalisante. Dans ces deux films écrits à la manière d’un journal de bord d’un retour qui assume son incomplétude et son décalage, de même que sa forme fragmentée et largement bricolée, le cinéaste nous dit des choses sur lui-même et sur le regard qu’il pose sur l’Algérie. Dans le troisième, Sans cinéma (Bla cinima), qui relève du cinéma direct, la caméra devient le réceptacle d’une parole, celle des autres, d’un autre semblable et différent à la fois, qui dit plus de choses sur la vie au pays que sur le cinéma, assumant parfaitement la négation qui est dans le titre. A la place de la parole du cinéaste qui est le fil conducteur du film et qui se déploie dans les deux chroniques du retour, il y a dans Bla cinima, la parole de tous et de chacun dans laquelle on se perd et on se retrouve alternativement et dont les fils croisés, renoués et dénoués, composent la polyphonie du rêve et du désenchantement de l’individu et du pays.  Cette polyphonie est essentiellement de l’ordre de l’écoute dans le dernier film : elle relève souvent de ce qui est filmé mais également de la manière dont il est donné à entendre et à voir. Dans les deux premiers films, en revanche, la polyphonie est plus complexe : elle correspond, à la faveur de la mise en scène d’un matériau hétéroclite, à un principe de composition général englobant des textes écrits et dits par le cinéaste, entrant en résonnance avec d’autres textes, mais également le visuel dans son interaction avec ce qui est écrit et ce qui est entendu (textes, musique, parole prise sur le vif, parole enregistrée faisant partie de la mémoire individuelle et collective).

Il y a aussi une continuité et une progression qui font que les films donnent l’impression de se générer les uns les autres. Avant le retour de Demande à ton ombre, il y avait un projet de film qui n’est pas celui qui a été réalisé en 2011. C’était le projet d’un film conçu comme « un gros collage sur Alger »[1] qui a été abandonné au profit de Demande à ton ombre. Pas vraiment abandonné à vrai dire puisque la ville d’Alger est le lieu du collage, lieu où on colle les fragments de sa mémoire de lecteur et de spectateur et lieu dont on colle les images qu’elles soient celles tournées par Lamine ou autres, issues de la mémoire cinématographique ou picturale, et puisque les trois films sont considérés par le cinéaste lui-même comme les volets d’une trilogie. Le lien entre les deux premiers est plus évident : mise en scène par endroits loufoque du retour au pays, même principe de composition : collage d’un texte qui correspond au commentaire du cinéaste et des images, et surtout ces rimes visuelles qu’on retrouve dans les deux films et notamment ces plans de Lamine au balcon filmés à contre-jour de manière à ce que le cinéaste apparaisse comme une ombre, ou alors ces plans des pieds de Lamine tournant en rond dans son appartement, plus fréquents à vrai dire dans Demande à ton ombre. Et entre Chroniques équivoques et Bla cinima, il y a l’affaire du micro qu’on voit au tout début du deuxième volet de la trilogie et dont l’image est accompagnée du leitmotiv sonore du film, la phrase dite par une voix anonyme : « Lamine, on voudrait que tu nous racontes ton été à Alger (…) que tu donnes la parole aux jeunes », phrase mise à distance dans le film : « Je crois qu’on ne devrait pas dire donner la parole. Moi, mis à part ma mère, personne ne m’a donné la parole » bien que le cinéaste donne la parole à un couple qui se cache et qui n’apparaît pas à l’image. Le vœu de la voix anonyme se réalise pleinement dans Sans cinéma puisque le film est fait de cette parole donnée et recueillie par Lamine, micro au poing, bien qu’il ne s’agisse pas uniquement de jeunes dans le dernier film. La caméra, présente dans Demande à ton ombre alternant avec le crayon et la page blanche, n’est plus dans le champ du troisième film et tout se passe comme si elle était remplacée par le micro. Le fait que le cinéaste soit aussi celui qui a travaillé le son de Bla cinima est d’ailleurs loin d’être fortuit : on dirait qu’il avait décidé de prendre soin de cette parole jusqu’au bout. La mise en scène du dispositif dans le champ, différant d’un film à l’autre, est hautement significative : il y a comme une mise à l’épreuve du dispositif et une interrogation sur ce qu’il implique : donner la parole, filmer comme on écrit, se servir de la caméra pour écrire.


Extrait d'un article publié dans le nu 214 de la revue IBLA, pp. 283-298.


[1] Interview inédite de Lamine Ammar-Khoudja menée par Amine Guerfali dans le cadre de l’atelier d’écriture sur le cinéma à la troisième session des Rencontres cinématographiques de Bizerte.  




[1] Tahar Chikhaoui, « Behia et la réponse du peuple », Cinémas arabes du XXIe siècle, nouveaux territoires, nouveaux enjeux, dir. Agnès de Victor, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, décembre 2013, rmmm.revue.org/8152 consultée le 15/09/14.
[2] Ibid. 

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