C’est en tant que membres du collectif Cinécrits que nous avions interviewé Ilyès Salem après la projection de son film pendant les JCC (2008) où il avait obtenu d’ailleurs le prix de la première œuvre.
Cinécrits : Si tu nous parlais un peu de ton parcours et de la façon dont s’est opéré ton passage de l’art dramatique au cinéma ?
Lyès Salem : J’ai d’abord fait une formation au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique à Paris, comme acteur. J’ai donc beaucoup joué au théâtre et, en tant qu’acteur, le cinéma, forcément, ça m’attirait. J’ai eu des petites expériences à la télé et au cinéma. Au cinéma, c’était toujours des petits rôles. J’ai commencé à faire du théâtre en Algérie, mais j’ai vraiment commencé à travailler en France. Quand j’étais au Conservatoire, j’ai écrit un texte pour le théâtre qui s’appelle Jean-Farès. En sortant du Conservatoire, j’ai travaillé sur un spectacle que je n’ai pas fait, finalement, et pour pas avoir rien à faire j’ai décidé d’adapter ce texte que j’avais écrit pour le théâtre en court métrage. J’ai d’abord fait le travail d’adaptation et comme c’était un texte que j’avais écrit, que j’avais joué, je me suis dit que j’aurais peut-être du mal à laisser quelqu’un d’autre en faire la mise en scène, se l’accaparer. Je me suis entouré de gens qui avaient une certaine expérience et il s’est trouvé que dans le travail que j’avais à faire j’étais très à l’aise. A partir de là, j’ai écrit un autre court métrage, Cousines. J’étais très heureux de faire ce film.
C. : Tu jouais dedans aussi ?
L. S. : Oui, comme à chaque fois. Comme je suis comédien, j’écris pour moi, en fait. Enfin, pas que pour moi, mais pour moi entre autres. Je suis bien obligé de reconnaître qu’il y a une sorte d’évidence, à la place où j’étais, dans les choix qu’il fallait que je fasse. Dans mon expérience théâtrale, j’ai eu pas mal de déboires, j’ai été beaucoup dans des conflits avec les metteurs en scène parce que je n’étais pas d’accord avec leurs idées ou avec ce qu’ils avaient décidé de faire. A posteriori, je me suis aperçu que j’avais peut-être ce rapport-là aux metteurs en scène parce que j’avais moi-même des velléités de mise en scène mais que je ne m’étais jamais formulées clairement. D’une certaine façon, entre Cousines et Mascarades, il a fallu que, non pas que je fasse le deuil de moi-même en tant que comédien puisque je continue à travailler pour d’autres gens, mais en tout cas de me dire que j’ai aussi mes propres images dans la tête que j’ai envie de réaliser, que j’ai envie de porter à l’image plus qu’au théâtre.
C. : Jean-Farès, c’était en quelle année ?
L. S. : En 2001. Il a tourné ensuite pendant deux ans dans des festivals. Cousines, je l’ai fait en 2003 et Mascarades en 2007.
Jean-Farès, c’était un texte que j’avais écrit pour le théâtre. C’est l’histoire d’un père, nouvellement père, qui sort de la maternité. Il est algérien, sa femme est française, ils viennent d’avoir un garçon. Il tombe sur une cabine téléphonique et décide d’appeler sa famille et sa belle-famille pour leur annoncer la nouvelle. Et alors on pulvérise totalement sa joie pour des histoires de prénom : son père est vexé comme un pou qu’Idriss appelle son fils Jean-François, qui est le nom du père de sa femme. Il dit à son père : « Je lui fais cadeau de ma tradition familiale – dans la tradition familiale, on donne au fils aîné le nom du père –, voilà je vais lui donner le nom du père de ma femme. » Il appelle ensuite sa belle-famille. Il a changé d’avis entre temps parce qu’il a senti qu’il avait vexé son père. Il appelle sa belle famille et lui dit qu’il va l’appeler Farès… C’est une histoire de biculture. C’est un texte que j’avais écrit parce qu’au Conservatoire un de nos professeurs nous avait proposé un atelier sur l’exclusion d’une manière générale. Moi, je suis parti sur un truc qui m’était personnel puisque je suis moi-même d’une double culture, je suis moi-même de mère française et de père algérien, donc il y a une certaine exclusion que j’ai vécue moi-même.
Cousines, c’est l’histoire d’Idriss, le même personnage – j’ai fait une sorte de « biptyque » – qui descend en Algérie et qui constate le fossé qui le sépare maintenant de sa famille, de ses cousins qui, eux, ont vécu plus les années de terrorisme et dont la mentalité s’est un petit peu plus rigidifiée, notamment par rapport aux femmes. C’est un film, je pense, qui parle du contraste qu’il peut y avoir dans la jeunesse algérienne entre tradition et modernité, du contraste entre le poids de la tradition et une aspiration à un peu plus de modernité.
C. : Mais cette problématique de la biculture est évacuée dans Mascarades.
L. S. : Tout à fait, oui. Elle est totalement mise de côté. Avec Mascarades, j’avais envie de cinéma algérien, je ne sais pas comment dire, alors que moi je ne ferai jamais du cinéma entièrement algérien puisque je ne suis pas complètement algérien, je suis les deux, je suis toujours les deux, dans la façon de penser, dans ma façon d’être. Il y a quelque chose d’un peu schizophrénique, quoi, mais c’est vrai que dans Mascarades j’ai mis ça de côté.
C. : Comment tu l’as choisi, le sujet ?
L. S. : J’ai laissé de côté le thème de la biculture, mais, par rapport à Cousines, pas celui de la femme et, à travers le thème de la femme, la position de l’homme, l’emprisonnement de l’homme. Bien sûr, il y a une culture ancestrale, chez les méditerranéens d’abord et chez les musulmans en plus, qui met la femme à une certaine place, mais enfin je suis quand même convaincu qu’en Algérie pour que ce soit à ce point-là c’est surtout parce que l’homme est perdu dans sa tête.
C. : Dans Mascarades, cet homme qui est machiste, Mounir, au fond, il l’est par jeu, il n’y croit pas tellement lui-même.
L. S. : Oui, c’est un rôle social. Il l’est parce que s’il ne l’est pas, il va passer pour un con. Il n’a pas la force qu’a Khlifa, le détachement qu’a Khlifa qui s’en fout, lui, de passer pour un con.
C. : On a l’impression que Mounir, quand il est avec sa femme et sa sœur, il est conscient de son propre jeu. Il est libre avec elles et il les aime.
L. S. : Il y a de l’amour dans cette famille. Elles aussi, elles l’aiment. Elles savent très bien qu’il est pris dans un piège et elles ne vont pas l’enfoncer, elles l’aident beaucoup. Bon, il y a un moment où il faut prendre les choses en main parce qu’il va trop loin.
C. : On a l’impression aussi qu’à travers le choix de la comédie comme genre et aussi du conte, il y a une volonté de se détourner du drame. Le thème de la femme a été souvent traité mais sur un mode dramatique.
L. S. : C’est comme si notre cinéma ne pouvait exister ou avoir d’intérêt qu’à travers la chronique sociale un peu réaliste et dramatique. Même s’il y a de très beaux films qui ont été fait sur ce mode-là, moi, ça m’intéresse moins, aujourd’hui j’en ai marre. J’ai envie de, pas forcément donner une autre image mais d’essayer un autre endroit.
C. : Essayer de sortir de la victimisation ?
L. S. : Voilà, de sortir de la victimisation. Je n’en peux plus de cette victimisation, d’autant plus que je la trouve dangereuse : on fait le jeu de ceux qui veulent nous laisser victimes. Même si je fais un film où je montre une femme, si je le fais sur un mode dramatique, d’une certaine façon j’ai l’impression de l’accepter, d’en jouer, d’en profiter d’une manière cinématographique. Ça ne m’intéresse pas. Ensuite, qui ça intéresse ? Les Algériens, je ne pense pas que ça les intéresse. Le public algérien, ça ne l’intéresse pas parce qu’il le vit comme ça au quotidien. C’est aussi pour ça que j’ai fait une comédie : mon premier public, c’est le public algérien. Je voulais que le film lui parvienne, qu’il prenne du plaisir à le voir. Même si je n’étais pas là pour le caresser dans le sens du poil et que je ne voulais pas éviter les problèmes ni ne pas parler des choses. En tout cas, je ne voulais pas qu’il se sente jugé. En plus, quand on fait ça, au fond, on regarde d’où ? On regarde de l’autre côté de la Méditerranée, au fond, on regarde du côté de l’Occident. Et c’est facile de regarder du côté de l’Occident, l’Occident qui a gagné tous ces combats-là : le combat des femmes, le combat de la laïcité. Ça a été des batailles très dures que les occidentaux ont gagnées et ils ont payé fort. Nous dire à nous maintenant, par ce prisme-là, vous pourriez vous bouger, je trouve ça malhonnête. Chacun doit y aller avec ses moyens et chacun sa route, d’une certaine façon. Une des plus belles preuves que j’ai, sur ce thème là, réussi mon coup, c’est la réaction d’une partie de la presse française.
C. : Par exemple, ils disent quoi ?
L. S. : Ils disent que c’est gentil, que c’est une petite comédie qui ne dénonce pas grand-chose. Par exemple dans certains festivals le film n’a pas été sélectionné parce que ça n’était qu’une comédie. Ça veut dire quoi ? Que nous on est obligés de faire des drames tout le temps ? Qu’il faut qu’on pleure, qu’on ait mal, qu’on s’égorge ?
C. : Et quelles étaient les réactions en Algérie ?
L. S. : Il y avait des conservateurs, il y avait un ou deux articles qui disaient que c’était un film qui prônait l’occidentalisation de la société algérienne parce qu’un couple faisait l’amour avant le mariage, que la jeune fille partait sans l’autorisation de son tuteur, que le mariage n’était pas rendu comme c’est dans la tradition musulmane. Mais en même temps, c’est qu’ils ne sont pas passés à côté de la critique. En France, on me dit qu’il n’y a pas de critique et il me semble qu’on est passé à côté. Bon, je n’ai pas fait un film militant. Cousines était un film militant. Là, je ne voulais pas faire un film militant.
C. : On voulait te demander si ton film n’était pas aussi nourri de lectures d’auteurs latino-américains.
L. S. : Non, je n’en ai pas lu beaucoup et ce n’est pas une littérature que je connais.
C. : Ce qui peut faire penser à un certain réalisme fantastique latino-américain, c’est la jeune fille qui d’un seul coup tombe dans le sommeil de façon inexplicable.
L. S. : Alors ça, ce n’est pas une idée de moi. Quand j’étais au conservatoire j’ai travaillé sur une pièce qui s’appelle Journée de noces chez les Cro-Magnon d’un auteur qui s’appelle Wajdi Mouawad et dans cette pièce, il une jeune fille qui était narcoleptique. Je me suis servi de cette idée et j’en ai fait une allégorie, d’une certaine façon. Pour moi, Rym, c’est l’Algérie qui sommeille, qui a du mal à se réveiller, qui est vive, belle et intelligente quand elle est réveillée mais qui retombe très vite dans le sommeil, qui est pleine d’espoirs, qui a envie de partir et puis hop qui redort tout le temps, et qui est entourée par deux hommes qui l’aiment profondément – son frère, qui représente plus les traditions et le passé et un autre qui est l’homme avec qui elle pourrait construire quelque chose, une famille, et qui est plus tourné vers l’avenir, qui est un constructeur : Khlifa est le seul personnage qui construit quelque chose dans le film.
C. : Par rapport à l’ancrage de cette communauté, on a l’impression que c’est un lieu qui n’est nulle part. C’est à la fois ancré et pas ancré.
L. S. : Oui, ça, c’est volontaire aussi. Je ne voulais pas qu’on puisse situer clairement l’endroit. Ce qui m’intéressait dans cet endroit-là c’étaient les décors qui rappellent beaucoup justement les westerns de Sergio Leone. J’ai essayé d’éviter au maximum tout ce qui est signalétique algérienne. Pour ce qui est de la langue, dans les dialogues, j’ai voulu éviter qu’on soit trop dans un régionalisme, qu’on soit trop sur un algérois ou un algérien de l’Est, de l’Ouest ou autre. On a donc évacué toutes les expressions trop empreintes d’une région pour qu’on soit quelque part en Algérie, oui, ou quelque part au Maghreb.
C. : On constate qu’il n’y a aucune envie de départ chez les personnages de Mascarades. Enfin, quand Rym a envie de partir, c’est en Algérie…
L. S. : Oui, et c’est peut-être la seule chose où je force un peu le trait. J’ai fait un peu exprès d’appuyer là-dessus. C’est vrai qu’aujourd’hui en Algérie c’est une réalité : il y a beaucoup de jeunes qui veulent partir. C’est normal, il ne se passe tellement rien. Par exemple, dans la région où on a tourné, à Biskra, c’est impressionnant. Le village s’appelle Mchounech, et nous on était logés à Biskra. Toute cette région-là, c’est une région oubliée du monde, où il ne se passe rien. Je n’avais pas envie d’entrer dans le discours du genre « j’ai envie de me casser, j’ai envie d’Europe, d’Angleterre, de Canada ». Il y a un truc quand j’ai fait Cousines, qui a, je pense, beaucoup déterminé l’écriture de Mascarades : le film commence par l’arrivée de ce personnage, Idriss, de l’aéroport, de France, donc. Et moi, si j’ai fait cette scène, c’est pour faire un lien avec le même personnage dans le court métrage précédent. Mais ça n’a pas du tout été perçu comme ça. Ça a été perçu comme l’arrivée d’un mec qui vient d’Europe et qui a un rapport différent avec les femmes parce qu’il vit en Europe et que l’Europe lui a changé sa manière de penser. Et ça, ça m’avait profondément agacé. Que ce soit en Algérie ou en Europe, ça a été compris comme ça. Je trouvais ça bête parce qu’en plus le film n’est pas conçu comme ça. Il y a des scènes dans le film où quand il y a une confrontation entre les deux cousins, ce n’est pas celui qui est en Algérie qui dit à l’autre « T’as changé », c’est tout l’inverse. C’est celui qui était en France qui dit à l’autre : « Mais t’as changé ! », sous-entendu « C’était pas comme ça avant. Avant, on pouvait sortir avec les filles, aller manger, pourquoi tout d’un coup tu ne veux plus. » Et ça, c’est dit noir sur blanc dans le film. Malgré ça, les gens avaient interprété les choses à l’inverse. Ça les arrangeait, les uns et les autres. Par complexe. Les uns par complexe d’anciens colonisateurs, les autres par complexe d’anciens colonisés. C’était impressionnant et ça m’avait profondément agacé. C’est ça qui a déterminé le fait que dans Mascarades je ne voulais rien de tout ça : c’était un truc en Algérie, en arabe et que l’Occident n’intervienne pas. Parce que c’est trop facile, pour les uns et pour les autres, de se cacher derrière ce genre d’arguments.
C. : Est-ce qu’il n’y a pas dans cette volonté d’éviter le malentendu le risque de tomber dans un autre genre de consensus ?
L. S. : C’est possible. Alors ça, cette autre forme de consensus, moi j’ai essayé justement de l’éviter à travers la comédie. C’est pour ça que j’ai choisi la comédie. C’est le conservateur que je veux faire réfléchir. C’est pour ça, d’une certaine façon, on joue avec les codes et d’une certaine façon on ne les transgresse jamais. Par exemple, j’aurais pu les faire s’embrasser. Mais c’est pour ça que j’ai essayé de ne pas les faire s’embrasser. Parce que si je les fais s’embrasser, je donne des arguments aux conservateurs pour fermer les yeux et sortir de la salle. Et je ne veux pas qu’ils sortent de la salle. Alors ce consensus-là, je ne sais pas si je suis tombé dedans ou pas, c’est l’avenir qui le dira, on verra bien, je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est qu’en salle le public réagit très fort au film, que ce soit ici ou de l’autre côté. Quand je parlais de ceux qui passaient à côté du film en Europe, c’est de la presse que je parlais, pas du public. Si le consensus se fait au niveau du public d’un côté et de l’autre de la Méditerranée, c’est un consensus qui me convient. Aujourd’hui, ça me pose moins de problèmes d’être dans ce consensus-là. Avec Cousines, j’étais dans un consensus différent, un consensus qui a fait qu’en Europe et en Algérie des gens convaincus par la cause déjà étaient d’accord avec le film. Mais les gens que j’aurais voulu faire réfléchir, eux, sortaient de la salle. Bien sûr, je ne suis pas là pour changer les choses. Ou si, d’une certaine façon, j’ai la prétention ou la présomption ou la naïveté de, en tout cas avec mes petits moyens, vouloir changer le monde. Je pense que je ne vais pas y arriver, mais je ne suis pas là pour autre chose. Ma manière de changer le monde, c’est de poser des questions. Je ne suis pas là pour apporter des réponses, ça, d’accord, mais pour moi changer le monde ce n’est pas faire de la provocation frontale.
Propos recueillis par Hajer Bouden et Insaf Machta le 31 octobre 2008 à Tunis.
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