L’énigme, qu’elle soit résolue ou
pas à la fin, est une composante du système narratif d’Ibrahim Al Battout. Dans
Al Ott, elle est articulée sur le réinvestissement à la fois ludique et
sérieux du film de genre ayant pour figure centrale le personnage du justicier.
Le film commence par des scènes terribles d’enlèvement d’enfants dont on va
extraire des organes avant de d’en faire disparaître les corps. Ces images
mettant en scène l’action d’un gang de trafiquants d’organes ont également une
dimension sociale perceptible à travers les lieux filmés : quartiers
pauvres où s’amassent des ordures, enfants livrés à eux-mêmes face à ces
rapaces. Suivent des scènes d’assassinats en plein jour dans les rues du Caire.
On apprend qu’un justicier punit à sa manière ceux qui sont impliqués dans le
trafic d’organes et qu’il s’agit là d’une vengeance personnelle (la fille du
justicier a été enlevée) et d’une réponse au silence des autorités.
Les actions et les ripostes
s’enchaînent mais l’essentiel du propos n’est pas là. La tension dramatique ne
naît pas seulement de cet affrontement entre les trafiquants et le justicier.
L’action se complexifie à la faveur de l’intervention d’un personnage mystérieux
qui affirme rendre service aux gens qui ont besoin d’organes mais sans passer
par la criminalité. On pourrait penser dans un premier temps qu’il soutient Al
Ott dans sa lutte contre les trafiquants mais ce n’est qu’un aspect de son
intervention. On s’aperçoit petit à petit qu’il transcende tous les autres
personnages et qu’il a un pouvoir qui se mesure à son ubiquité. Il résulte de
ses apparitions un déplacement de l’enjeu du film : de la lutte entre
justicier et trafiquants vers l’énigme de ce personnage et l’interrogation sur
le pouvoir qu’il représente. On se promène dans les rues du Caire, jamais filmé
de cette manière, avec ce mystère qui plane autour d’un pouvoir occulte. Et si
ce personnage mystérieux incarné par Farouk Al Fishaoui était doublement lié
aux trafiquants et au justicier, non pas de manière platement réaliste et
concrète, mais de manière beaucoup plus souterraine et métaphysique ? Il
semblerait qu’il soit l’incarnation d’une transcendance qui tire les ficelles
et dont le pouvoir occulte serait responsable de ce qui se passe dans le monde,
de la pauvreté, de la criminalité et des efforts de ceux qui tentent de la
combattre. C’est à ce niveau-là que se situe la dimension méditative de ce film
qui joue avec les codes du genre de manière discrètement parodique. Méditation
aussi sur la profondeur historique de l’Egypte admirablement synthétisée dans
une très belle séquence où l’homme obscur passe d’un lieu d’un lieu à
l’autre : un monument pharaonique, une synagogue, une église, une mosquée,
avant de nous conduire dans une fête techno. Cette profondeur de l’histoire se
ressent aussi dans les univers et dans l’énergie qui se déploie dans les lieux
du Caire et qui est admirablement captée par la caméra de Battout, elle s’offre
à nous comme le pendant de la monstruosité du présent avec sa pauvreté et son
lot de criminalité.
Insaf Machta, article publié dans
Le Quotidien des Rencontres des cinémas arabes de Marseille (session
2015)
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