jeudi 23 avril 2015

L’identité nationale et les décadrages ludiques de Lamine Ammar-Khodja


La scène primitive de ce court métrage intitulé Comment recadrer un hors-la-loi en tirant sur un fil, à contre courant de toutes les définitions univoques de l’identité nationale et des classements génériques habituels, qu’il dynamite en faisant de la liberté formelle le corollaire d’une fantaisie ludique, se trouve sans doute dans le dernier film de Lamine Ammar-Khodja Sans cinéma (bien que Comment recadrer un hors-la-loi... soit antérieur). Ce que nous identifions comme une scène primitive est  plus précisément de la dernière séquence de Sans cinéma tournée dans la salle Sierra Maestra qui devient le lieu d’une fête de fin d’année organisée par une école publique : Lamine Ammar-Khodja filme une représentation où des enfants incarnent des dimensions contigües de l’identité nationale et dessinant les contours d’une identité monolithique, objet d’un discours de propagande. Comment recadrer un hors-la-loi… répond à cette scène primitive sans doute issue de l’enfance du cinéaste lui-même par des retrouvailles heureuses avec l’esprit de l’enfance.

L’esprit ludique recadrant le débat réside dans la construction d’un dispositif. Le fil rouge dont il est question dans le titre est visible dès les premiers plans : ligne à linge rouge, trait rouge tracé sur le mur d’un bâtiment abandonné sur lequel figurent des inscriptions dans une langue étrangère et qui dynamitent les stéréotypes des indices de l’appartenance à une communauté. Le jeu est dans la construction d’un matériau métaphorique dont la signification est volontairement indécise comme le sont toutes les identités. Le matériau métaphorique est à contre courant des métaphores usuelles du fil rouge, de la ligne rouge à ne pas franchir et du « recadrage » dans le sens répressif du terme. Ce qu’il y a au cœur du dispositif filmique, c’est plutôt le décadrage : dans les séquences documentaires où le réalisateur recueille des propos de jeunes qui parlent de leur manière d’être dans des identités multiples, la caméra abandonne les personnages dont la voix nous parvient du hors champ pour balayer le plafond du lieu abandonné où ils se trouvent donnant à voir quelque chose de non cadrable. La démarche est ainsi aux antipodes du recadrage dans le sens de remettre au centre d’un cadre, circonscrire un sujet, un débat en l’enserrant dans les limites du cadre parce qu’il s’agit dans le film de « déplacer sa vision » et de « placer sa division » et « déplacer sa vision » est tributaire d’un décadrage ludique, d’une négation à la fois joyeuse et quelque peu désenchantée des définitions qui figent. L’aboutissent de ce travail de décadrage et de déplacement consiste à suivre un personnage sur une route en faisant entendre en guise de commentaire des phrases extraites de L’Etranger de Baudelaire dont la forme parle aussi à l’enfant réfractaire qui est en nous. C’est par la constitution d’un matériau hétéroclite puisant dans le réel, dans la littérature et dans un dispositif imagé, fruit de la fantaisie du réalisateur, que le film de Lamine Ammar-Khodja oscille entre l’essai, le poème et le documentaire.

Insaf Machta
Article publié dans le Quotidien des Rencontres internationales des cinémas arabes de Marseille (session 2015)
          

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