dimanche 11 juillet 2010

Article sur Elhabs Kadheb, paru ds Ettariq Eljadid mai 2009. Une version française du livre de Fethi Ben Haj Yahia vient de paraître sous le titre :

La Gamelle et le couffin, signée Hajer Bouden.

La mémoire vive des « feuillets » de Fethi Ben Haj Yahia

Il est rare que des mémoires de prison tiennent le lecteur en haleine comme le fait El-Habs Kadheb… de Fathi Ben Haj Yahia. Son talent de conteur insuffle de l’énergie dans les sédimentations d’une mémoire qui devient réfractaire à la momification.
La genèse de la lutte contre l’oubli, telle qu’elle est reconstituée au début du livre, se déploie dans la lenteur, accompagnée d’une tonalité mélancolique, au risque de s’immobiliser dans une méditation sur la perte. Tout commence par des tableaux de deuils à la fois réels et symboliques : la mort de René Chiche, événement dont la singularité se mesure à l’étrangeté d’une langue venue de loin, faisant écho à une perte identitaire qui est loin d’être préoccupante pour une majorité, décidée à tourner le dos à son altérité, et à cet appauvrissement qui est le propre des cultures unidimensionnelles ; la mort récente des anciens camarades et le déficit d’expression et de représentation de ce qu’a été leur parcours. C’est ce constat de la perte qui est à l’origine de la quête du sens, une quête qui ne se résume pas dans un mouvement de retour sur le passé mais qui est une interrogation lancinante s’enracinant d’abord dans le présent. C’est sans doute la raison pour laquelle le livre dévoile sa genèse et donne à voir le processus même de la reconstitution mémorielle. Il intègre notamment un texte qui met au jour la question de la mémoire aux prises avec l’effacement de sa trace matérielle – il s’agit en l’occurrence d’un article de l’auteur paru dans Ettariq El Jadid et portant sur la démolition de la prison du 9 avril – et qui est antérieur à la rédaction du livre. La greffe que constitue cette auto-citation, outre qu’elle s’inscrit dans la genèse même du récit carcéral proprement dit, peut être assimilée aussi à un procédé d’éclairage qui accompagne l’entrée du lecteur dans ce haut lieu de la mémoire de la répression dont il sera question plus loin dans le récit (on entre autrement par le biais de la narration dans un lieu dont on sait qu’il a disparu et dont l’effacement a suscité des interrogations, de même qu’on perçoit différemment le soi-disant jardin public qui est en passe de le supplanter). A d’autres endroits du récit, la greffe est de nature dialogique. L’auteur insère le commentaire d’un lecteur, un compagnon de route qui a lu le texte avant sa publication et qui a annoté le manuscrit à l’endroit où il est question des entraînements dans les camps du FPLP au Liban. Le commentaire d’un tiers faisant suite au récit lui-même donne lieu à des éclaircissements sur les circonstances ayant trait à l’orientation arabiste de l’organisation. La citation des annotations d’un lecteur renforce ce lien étroit entre récit et commentaire qui est une constante dans ces mémoires, de même que cette tendance à rendre visible non seulement le processus de l’écriture de la mémoire mais également la confrontation des mémoires. Le dialogisme mémoriel et idéologique est l’une des manifestations de la modernité d’une écriture qui ne se contente pas de la reconstitution et qui conçoit le sens dans une interaction permanente avec le présent et dans un dialogue avec un lecteur. Telle est également la signification de la correspondance avec Latifa Lakhdhar qui clôt le livre, correspondance qu’on pourrait assimiler à première vue à une annexe mais là aussi le procédé éditorial est réinvesti : il est le lieu d’un questionnement sur le sens même de l’écriture, un sens ouvert au gré des lectures et qui ne se laisse pas enfermer dans la réponse de l’auteur à une lectrice.
Ceux qui attendent de l’auteur un positionnement idéologique par rapport aux orientations de l’expérience gauchiste en Tunisie risquent, en effet, d’être déçus. Car le témoignage vaut avant tout par sa dimension existentielle, non que la réflexion politique en soit absente mais elle ne peut être réduite à une prise de position vis-à-vis de telle ou telle orientation. La dimension politique est plutôt inscrite en filigrane dans cet effort qui consiste à restituer l’univers mental d’une époque, restitution tributaire d’une suspension du jugement et d’une empathie qui ne bascule pas pour autant dans la nostalgie béate. La restitution se fait à la faveur de tableaux, (j’emprunte ce terme, qui rend bien compte de la manière dont le récit est agencé, à Latifa Lakhdhar qui a présenté l’ouvrage à la Librairie Art-Libris), de situations chargées d’humanité dans un univers qui devrait en constituer la négation. L’ouverture du sens procède également d’un mode de narration qui fait fi de la chronologie, y compris de cet artifice qui consiste à commencer le récit par la fin pour remonter le temps en sens inverse. Tout se passe comme si l’auteur s’était laissé entraîner par le mouvement même de sa pensée dont les arborescences donnent au récit cette allure à la fois fragmentaire et éclatée. On le sait, depuis Roland Barthes, la chronologie dans le récit se double d’un principe de causalité. Raconter en dépit de la chronologie, comme le fait Fathi Ben Haj Yahia, revient à tordre le cou à la causalité. Il y a d’ailleurs une impression d’absurde qui se dégage de l’ensemble de l’expérience racontée ; elle n’est pas seulement due aux lignes brisées de la narration, elle est inhérente à la manière dont certaines situations sont décrites et racontées. Il en va ainsi de certains moments héroïques comme le passage clandestin de la frontière tuniso-algérienne ou les entraînements au Liban quand l’auteur file, sur le mode de l’humour, la métaphore de la terre sainte. La distance se situe justement au niveau de l’intrusion de l’humour et de l’absurde dans le récit d’une expérience d’embrigadement idéologique, ce qui n’a pas empêché le narrateur de restituer, malgré le travail de sape opéré par l’ironie, l’imaginaire révolutionnaire dans toute sa splendeur. Le positionnement, recherché par certains, n’est pas chez Fathi Ben Haj Yahia le fruit d’une plate auto-critique idéologique ; il s’opère justement par une sortie de l’idéologie qui lui permet de restituer des expériences vécues dans toute leur complexité et dans leur intensité existentielle. Et puis il y a ces portraits de militants (celui de Gilbert Naccache notamment qui, tout en s’intégrant dans une réflexion, esquissée à l’occasion de la rencontre entre les anciens et les nouveaux à Borj Erroumi, sur la rupture entre Perspectives et El-‘Amel ettounsi, donne du relief à cette figure du militant obstiné et dont la générosité va de pair avec un sens aigu de la transmission et du débat) et des non-militants : le directeur de la prison du Kef et surtout Zinouba, alter ego du militant dont la verve populaire fait écho à la sienne et qui confronte également les camarades à la question de l’altérité incarnée dans un corps qui, s’insurgeant contre les déterminations biologiques, problématise plus que tout autre la question de l’identité. La parole proverbiale de Zinouba : « El-Habs Kadheb… », célébrée à travers le titre que donne l’auteur à son livre, doublée d’un sous-titre issu de la culture intellectuelle et politique : « feuillets des registres de la gauche au temps de Bourguiba », synthétise à elle seule toute la bigarrure linguistique et culturelle d’une pensée pour qui le peuple est irréductible à un objet de discours idéologique. C’est paradoxalement par le peuple que s’opère aussi la sortie de l’idéologie.

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