Fable et réalité dans Free Zone d’Amos Gitaï
L’argument de Free Zone est assez ancré dans la réalité politique du Proche Orient. Pourtant le cinéaste n’a pas choisi une représentation frontale du conflit. Il a mis en scène des personnages qui sont loin d’être des acteurs de la scène politique. L’israélienne Hanna part vers le nord de la Jordanie, vers un no man’s land appelé « Free zone » pour récupérer l’argent que son mari a gagné en fabriquant des voitures blindées vendus aux pays arabes par l’intermédiaire d’un personnage appelé l’Américain. Ce que nous voyons au début, ce sont les étapes d’un voyage : passage de la frontière israélo-jordanienne, petite halte pour se renseigner sur la route, et des panneaux d’indications routières ponctuant le trajet. Hanna est accompagnée d’une américaine qui vient de rompre avec son fiancé israélien et qui, ne supportant pas l’idée de rester à Tel-Aviv, décide de partir avec elle même si l’Israélienne précise qu’elle a un problème familial urgent à régler en Jordanie. C’est au cours de ce voyage que les contours identitaires des personnages commencent à se dessiner progressivement et ce, à coups de flash-back ou de discours rétrospectifs.
Rébecca l’Américaine s’installe en Israël et garde un souvenir idyllique de son séjour au bord du lac de Tibériade. Elle met ensuite le doigt sur une première fissure identitaire ; elle était persuadée qu’elle était juive avant de s’installer en Israël mais elle apprend qu’elle ne l’est pas, sa mère n’étant pas juive. Le flash-back fait d’images en surimpression se rapporte à la scène de la rupture avec son fiancé ; celui-ci raconte comment, lors de son service dans les territoires, il a été amené à abuser d’une Palestinienne – il ne se souvient du reste pas s’il l’a vraiment violée ou si elle avait fini par se donner à lui. Ce récit est à l’origine de la rupture : la décision est prise par Rébecca sans trop d’explication et elle est sans appel. Elle équivaut à la désapprobation d’un comportement humainement inacceptable : le récit du fiancé met Rébecca devant une autre fissure identitaire qui l’amène à s’éloigner de quelqu’un qui a commis l’irréparable et dont l’amnésie partielle ou le déni est propre à exprimer tout le désarroi. Tout se passe comme si Rébecca décidait de tourner le dos à une identité meurtrie par la violence qu’elle exerce sur l’Autre. La toute première séquence du film prend ainsi tout son sens : on voit Rébecca dans la voiture filmée en plan rapproché, elle pleure toutes les larmes de son corps et on entend une chanson qui raconte une fable, celle d’un agneau dévoré par un chat, lui-même dévoré par un chien, et qui décrit le cycle infernal d’une violence absurde. Le commentaire qui suit la fable proprement dite dans le texte de la chanson a trait à la transformation de la victime en bourreau. Cette chanson qui constitue l’arrière-plan sonore de la souffrance inhérente à la rupture tend à inscrire le drame privé dans une réalité marquée par l’impasse de la violence.
On retrouve également un écho de cette violence où l’on s’enlise, qui est représentée d’abord sur le mode de la fable, dans le récit que fait l’Israélienne de son existence. Elle parle d’abord des origines berlinoises de son père et de son propre attachement à cette ville. La suite du récit fait d’elle une déplacée : après un séjour dans le Sinaï, Hanna s’installe avec son mari dans le Néguev où ils ont planté des fleurs mais la première Intifadha les ayant privés de la main d’œuvre palestinienne, ils ont engagé des ouvriers asiatiques, la police de l’immigration n’a tardé pas à débarquer et leur projet est tombé à l’eau. Le mari a décidé par la suite de devenir chauffeur de taxi misant essentiellement sur l’apport du tourisme, mais la réalité du conflit l’amène à se rendre compte qu’un tel projet n’est pas viable, étant donné que la seule certitude au Moyen Orient, c’est la guerre. Il se met alors à fabriquer des voitures blindées pour les vendre aux arabes et principalement aux Irakiens. Le récit de l’israélienne est certes dépourvu de cet arrière-plan humaniste qui caractérise l’attitude de l’américaine ; la mise en avant de la réalité de la violence par Hanna, faisant écho par ailleurs à la réflexion existentielle contenue dans la chanson, réduit son parcours à une lutte pour la survie dans le sens le plus matériel du terme. Le discours d’Hanna, se limitant aux faits, ne renferme aucun jugement politico-moral sur le conflit. Le pragmatisme du personnage et ses préoccupations terre à terre empêchent également ce récit de tomber dans la facilité que représente la victimisation du Juif. L’intérêt de ce discours réside à mon sens dans son aspect apolitique ; tout se passe comme si Amos Gitaï nous donnait à voir la radiographie d’un comportement mû par des questions de survie liées à une situation politique complexe sans surcharger le personnage d’un point de vue qui transcende sa propre situation.
Cependant, ce parti-pris est abandonné quand il s’agit de représenter la réalité chaotique de la Palestinienne Leïla. Le rôle qu’elle joue dans l’histoire de même que ses motivations manquent de clarté. Elle se substitue d’abord au vis-à-vis d’Hanna qui n’est autre que l’Américain dont il est question au début et qui s’avère être un Palestinien ayant la nationalité américaine. C’est Leïla qui reçoit Hanna et Rébecca dans la « Free zone » ; elle les attend pour leur dire que l’Américain – qui est son mari – est malade. L’israélienne insiste pour voir l’associé de son mari et Leïla accepte de la conduire chez elle non sans tergiverser. Elle refuse dans un premier temps de coopérer accusant Hanna de se prévaloir de son statut d’israélienne et de se comporter avec arrogance et Hanna, fidèle à son pragmatisme habituel, lui rappelle qu’elle est venue parler affaires. Telle est la principale différence entre les deux femmes : une logique pragmatique et des revendications claires, d’un côté et les faux-fuyants du discours identitaire, de l’autre. En arrivant dans l’oasis où habitent la Palestinienne et Samir – l’Américain –, les trois femmes se trouvent face à un incendie et on apprend que Walid, le beau fils de Leïla, a mis le feu dans le domaine familial pour protester à la fois contre son père et sa belle mère : « il déteste la femme que je représente », explique Leïla. C’est à ce moment là qu’Hanna exprime pour la première fois un point de vue, du reste très général et dénué d’assise politique, sur la situation où elle se trouve impliquée malgré elle : « J’ai horreur de la violence, je déteste le fanatisme et le fondamentalisme, partons », dit-elle à Rébecca qui n’est pas prête à abandonner Leïla. Celle-ci s’absente un moment et revient dire à Hanna : « J’ai besoin d’aide, tu pourrais me faire traverser la frontière, je dois retrouver Walid qui ne tardera pas à distribuer l’argent aux habitants des camps ». L’israélienne accepte, motivée par la volonté de récupérer son argent, mais on se rendra compte au moment où les trois femmes arrivent à la frontière qu’Hanna ne croit pas à la version de la Palestinienne. Le film s’achève sur une scène de dispute entre les deux femmes qui, incapables de parvenir à un accord, se trouvent immobilisées au bord d’une frontière (l’Américaine décide en revanche de partir seule). Cette situation on ne peut plus emblématique ramène encore une fois l’histoire vers registre de la fable (le traitement de la bande-son est à cet égard significatif : la scène de la dispute devient muette vers la fin et on entend de nouveau la chanson du début du film et qui correspond, comme nous l’avons dit, à une fable. Le film se terminant en boucle renvoie ainsi à cette logique de l’éternel recommencement à laquelle obéit le conflit israélo-palestinien).
Ce parti-pris narratif de la fable, autrement dit la représentation symbolique de la réalité du Proche Orient, me semble intéressant à interroger du point de vue de sa portée dramatique et idéologique. Dans toute fable, les personnages correspondent à des types et le discours se meut de ce fait dans la sphère de la généralité, comme en témoigne la morale qui clôt généralement le récit. La construction dramatique du film procède de cette même logique. Le cinéaste a choisi trois figures féminines de nationalités différentes et il en a fait les principales protagonistes : une Israélienne, une Américaine et une Palestinienne. Rien ne dit que ces personnages soient représentatifs des trois nationalités mais le parti-pris de la fable les condamne tout de même à avoir un comportement significatif du point de vue de leur appartenance à une nation. Et même si leur individualité est plus ou moins appuyée (ceci est surtout valable pour l’Israélienne et l’Américaine), elle demeure tout de même prisonnière de cette catégorie préalable à son déploiement dramatique. C’est le portrait de la Palestinienne qui souffre le plus de ce travers de la schématisation. Ce qui confère de la consistance aux personnages de l’Israélienne et de l’Américaine, ce sont les discours rétrospectifs et les flash-back alors que rien ne permet de dissiper dans la dernière partie du film le flou qui enveloppe l’existence de la Palestinienne. On sait qu’elle est née à Yafa et qu’elle est différente des femmes vivant dans l’oasis. On le sait à la faveur d’une réplique qui n’est pas suffisamment porteuse de sens à mon avis : « il déteste la femme que je représente ». Pour illustrer cette réplique, le cinéaste a mis en scène un comportement qui se réduit à quelque chose d’extérieur et de schématique : Leïla travaille manifestement dans la « Free zone », elle conduit une voiture, elle fume et ne porte pas le voile. Ce comportement qui, d’un point de vue strictement dramatique, génère la révolte de Walid, le fondamentaliste acquis à la cause des camps de réfugiés, condamne le personnage de Leïla à être la représentante emblématique de la femme arabe « moderne » ou « occidentalisée ». Une telle catégorisation étouffe la singularité du personnage. Cette schématisation outrancière est par ailleurs génératrice d’un déséquilibre dans la construction dramatique du film : à ces individualités que constituent les personnages de l’Américaine et de l’Israélienne s’oppose une catégorie inconsistante qui noie le portrait de la Palestinienne dans la généralité. Le cinéaste a essayé néanmoins de créer une diversité au sein des catégories identitaires représentées. Parmi les représentants de la nationalité israélienne, il y a aussi le fiancé de Rébecca qui a été soldat dans les territoires, rendu présent grâce à ce flash-back de la scène de la rupture, et dont on perçoit d’ailleurs à peine les traits à cause de ce parti-pris filmique des images en surimpression. On trouve, côté palestinien, le personnage de Samir, nommé l’Américain en vertu d’une nationalité d’emprunt. Ce personnage compense en revanche la schématisation qui frappe la représentation de la réalité palestinienne. La promenade de Rébecca dans l’oasis en compagnie de Samir est à mon sens l’une des plus belles scènes du film. Elle permet de retracer le parcours du personnage à la faveur d’un récit qui ressemble à un conte et qui confère à cette figure sa beauté et son épaisseur, épaisseur qu’elle doit aussi à ses choix de vie : après son séjour aux Etats-Unis, le personnage s’établit sur la terre où il a été recueilli après la Nakba – il a été le cinquante et unième orphelin élevé par un bienfaiteur palestinien -, autrement dit il s’est établi sur une terre d’exil, aride à l’origine, et qui a fini par ressembler à une sorte de paradis sur terre. Le personnage pourrait être considéré, par son ancrage dans la réalité, comme le double de l’israélienne Hanna. Mais contrairement à Hanna, Samir appartient au passé ; ses choix de vie – et notamment son renoncement implicite au rêve du retour – sont contestés par la jeune génération représentée par la figure du fils révolté et se réclamant, à en croire Leïla, d’une idéologie passéiste. Cette démultiplication des figures a le mérite d’établir des correspondances entre les personnages représentants les deux identités (l’Israélienne Hanna et le Palestinien Samir, le fondamentaliste incendiaire Walid et le soldat israélien coupable de viol), mais elle demeure, malgré les facettes qu’elle donne à voir, tributaire d’une typologie qui tend à gommer les individualités (notamment celles du fondamentaliste et du soldat qui sont à vrai dire dans le hors-champ du film).
La portée emblématique de la situation nous semble, en outre, idéologiquement problématique surtout lors de la confrontation ultime entre Hanna et Leïla qui se disputent, comme nous l’avons dit, près d’un poste de frontière. Les personnages cessent d’être des individus pour renvoyer à des entités antagoniques et deviennent en quelque sorte les protagonistes politiques du conflit isréalo-palestinien. La situation qui est mise en scène est à la fois schématique et tendancieuse : à la clarté des revendications de l’Israélienne s’oppose le discours fuyant de la Palestienne qui demande, de surcroît, à la l’Israélienne de l’aider à résoudre le problème du fondamentalisme dans les camps de réfugiés situés dans les territoires. On oppose aussi l’attitude crédible d’Hanna à un discours qui l’est beaucoup moins et qui est loin d’être digne de foi. A l’inégalité du traitement dramatique – un personnage individualisé et un autre correspondant à une catégorie désincarnée – s’ajoute, dans la dernière séquence du film, cette opposition tendancieuse entre un protagoniste crédible et un autre qui l’est beaucoup moins. Le seul discours audible pour le cinéaste, côté palestinien, est celui de Samir mais ce dernier ne peut pas être un vis-à-vis parce qu’il est en quelque sorte démissionnaire – il s’est retiré et il ne veut voir personne, nous dit Leïla – et surtout parce qu’il est contesté par ceux qui ont choisi la violence.
Le parti-pris de la fable a non seulement enfermé certains personnages dans des catégories mais il a généré des inégalités. Il a été à l’origine d’une discrimination entre les pragmatiques, les modérés, dignes d’être un peu plus individualisés que les autres, et ceux qui ont opté pour la tergiversation ou la violence et qui sont de ce fait réduits à des figures schématiques et inconsistantes peu dignes de représentation. Représenter la réalité du Proche Orient dans sa complexité ne pourrait pas se faire seulement en complexifiant le scénario des situations mises en scène ou en multipliant les facettes d’une même identité mais plutôt en restituant aux êtres leur épaisseur et leur complexité. Cet effort nous semble en effet inabouti dans le film. Amos Gitaï multiplie, certes, dans les discours des personnages, ce qui peut suggérer la fissure ou la fragilité identitaire ou renvoyer à des parcours où revient le motif du déplacement (réunir ces individus dont la personnalité est amplement forgée par une existence de déracinés ou de déplacés, dans un lieu – la Free Zone – où le pragmatisme est de mise et les questions identitaires hors-sujet, est une belle idée de scénario, de même que ce voyage au cours duquel les personnages déploient tour à tour les péripéties de leur histoire) mais la mise en scène des situations qui réfèrent, symboliquement, au conflit politique enferme la proposition filmique dans les rets du discours idéologique. Lequel discours n’est jamais tout à fait absent dans les autres films d’Amos Gitaï où la conjonction du politique et de l’individuel se fait néanmoins selon des modalités autres que celle du récit symbolique ; la représentation de la société israélienne y étant beaucoup plus immédiate et frontale et celle du conflit israélo-palestinien plus détournée et de fait plus subtile (je pense notamment à Alila et Terre promise). Ces films donnent l’impression par ailleurs qu’ils sont beaucoup moins écrits, beaucoup moins élaborés et de fait plus modernes – du moins dans leur parti-pris narratif – que Free Zone.
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