La Fécondité du ratage dans Paradise now de Hani Abou Assad
Paradise now met en scène les préparatifs d’un attentat suicide. Mais le processus qui va du rituel testamentaire jusqu’à l’exécution ne se présente pas sous la forme d’une ligne droite. La signification du film se loge dans les détours d’un parcours tortueux. Ce sont justement ces détours ou plus précisément le retour, tout à fait accidentel, des kamikazes vers le lieu où l’attentat a été conçu et préparé, c’est-à-dire à Naplouse, qui nous permettent de voir dans ces bombes ambulantes que sont les kamikazes autre chose que des corps voués à l’explosion. L’intérêt du film réside à mon sens en grande partie dans le principe du ratage sur lequel repose le scénario.
La séquence où on assiste au filmage du testament du kamikaze donne la mesure de l’importance qu’accorde le cinéaste à ce principe. Cette séquence est intéressante à plus d’un titre. Elle renferme d’abord une référence à l’image médiatique du kamikaze qu’elle complète en mettant en scène le processus de fabrication de cette image. Or il se trouve que le cinéaste a construit sa séquence autour de la panne accidentelle de la caméra qui est censée enregistrer le testament. La panne donne lieu à un dérapage au sein de ce rituel dont la fonction consiste à transformer le kamikaze en icône. Khaled se met en colère et insulte le caméraman. Lors de la deuxième prise de vue, il reprend la lecture de son discours mais son regard s’arrête sur les recruteurs de kamikazes qui étaient en train de manger des sandwichs préparés par sa propre mère. Il interrompt sa lecture et improvise à ce moment-là un testament plus personnel, plus prosaïque aussi : il recommande à sa mère une marque de filtre à eau et lui indique la boutique où elle peut la trouver. L’irruption de la panne donne lieu ainsi à une représentation décalée du rituel testamentaire qui acquiert de ce fait une dimension discrètement iconoclaste. La tournure prosaïque et décalée que prend le discours de Khaled est néanmoins poignante dans la mesure où elle renferme une allusion subtile aux conditions de vie des Palestiniens dans les territoires et où elle révèle le désir de celui qui a opté pour le suicide de voir ses parents mener une vie plus décente. Cette dimension à la fois concrète et personnelle se substitue à l’exposé général de la situation politique des Palestiniens qui fait l’objet du testament médiatique du kamikaze. Il est à remarquer que le cinéaste varie la taille des plans quand il filme le testament. On passe d’un plan américain coïncidant avec le moment où Khaled lit la partie destinée à l’opinion à un plan rapproché, quand il commence à lire son testament aux parents (il s’agit ici du testament écrit et non pas de sa variante improvisée qui survient lors de la deuxième prise de vue et que nous avons déjà analysée). Ces plans alternent avec des gros plans sur le visage de Saïd dont le regard intense se fixe sur Khaled. Il est à rappeler que ces images défilent devant nos yeux au moment où la caméra diégétique, celle qui est censée enregistrer le testament destiné à être diffusé par les média, est en panne (on s’en rend compte lorsque le kamikaze finit de lire son texte). Le cinéaste ne se contente pas de faire référence à l’image médiatique du kamikaze, il substitue à cette image plate une représentation plus complexe jouant sur la variété des plans et des registres, officiel et personnel, solennel et prosaïque . C’est à la lumière de cette substitution que la panne de la caméra diégétique prend tout son sens, faisant ainsi du ratage un motif fécond.
Le deuxième moment où on retrouve ce motif correspond à l’une des étapes de l’opération suicide ; les deux kamikazes franchissent la frontière entre Israël et les Territoires en se frayant un passage à travers les fils barbelés et se dirigent vers la voiture d’un Israélien qui doit les conduire vers le lieu de l’attentat, quand une patrouille de l’armée israélienne les oblige à rebrousser chemin. Khaled retrouve les recruteurs et Saïd se perd. Il franchit de nouveau la frontière et s’arrête près d’une station de bus, les passagers qui attendent le bus le dévisagent avec suspicion. On s’attend à ce qu’il monte dans le bus mais il reste un peu en retrait, le chauffeur l’interpelle d’un signe de tête, Saïd esquisse un pas et suspend son mouvement au moment où une gamine entre dans le champ et plus précisément dans cet espace qui se situe entre le chauffeur et le kamikaze, ce dernier répond au chauffeur par un signe de tête pour lui montrer qu’il a changé d’avis. On le voit par la suite franchir de nouveau la frontière. Le ratage a eu d’abord pour principale conséquence de séparer les deux amis. C’est dans cette solitude que Saïd envisage la portée de son acte et se ravise. Mais l’économie d’expression qui caractérise cette scène fait qu’on ignore à vrai dire ce qui se passe dans sa tête. Le mystère persiste malgré le lien établi entre l’apparition de l’enfant dans le champ et la suspension du mouvement qui donne accès à une vision problématique de l’attentat suicide. Le ratage ayant eu pour conséquence de séparer les deux amis induit la difficulté du passage à l’acte et c’est de fait cette ligne droite qui mène des préparatifs à l’exécution qui se trouve ainsi brisée. En revenant sur ses pas, en franchissant de nouveau la frontière en sens inverse –visiblement pour retrouver Khaled et ses recruteurs et pour ôter la ceinture d’explosifs – le personnage accomplit un retour sur lui-même.
Mais là aussi le parcours du personnage et sa finalité sont frappés d’un coefficient d’indétermination ; son déplacement ressemble plutôt à une errance. Il convient d’ailleurs de comparer ce parcours à celui de Khaled qui, une fois débarrassé de sa ceinture d’explosifs, sillonne la ville à la recherche de son ami. Le montage parallèle qui nous installe dans un univers de film d’action permet aussi d’opposer les deux kamikazes. Khaled est mû tout au long de cette séquence par le désir de retrouver son ami comme pour l’arracher à la mort, alors que Saïd bascule dans une dimension qui le détache progressivement de tout. Les deux amis passent alternativement par les mêmes endroits et rencontrent les mêmes personnes à qui ils posent la même question : « est-ce que tu as vu Saïd ? » ou encore « est-ce que tu as vu Khaled ? », l’objectif étant d’ôter la ceinture d’explosifs que Saïd porte plus longtemps que prévu. Ce parcours est en partie déterminé par le fait que le groupe armé qui a conçu l’opération décide de changer d’abri craignant une trahison de la part de Saïd. Cet élément dramaturgique, outre qu’il nous installe dans un univers de film à suspens et qu’il rend encore plus difficile la tâche du protagoniste, nous met en présence d’un parcours où l’amitié occupe une place prépondérante à la faveur d’une situation extrême (Khaled se charge de retrouver le kamikaze disparu pour le soustraire à la menace de l’explosion mais aussi pour le défendre contre l’accusation de trahison formulée par les recruteurs. Ces derniers, confrontés à l’acharnement de l’ami, finissent par mettre à sa disposition une voiture qui lui permet de sillonner Naplouse).
Le parallélisme entre les parcours de ces deux personnages qui se cherchent est doublement souligné par le montage et par le retour des personnages vers les mêmes lieux : la maison de Saïd, celle de Khaled et le garage où travaillaient les deux amis. Mais si l’action de Khaled peut être assimilée à une course poursuite ayant une finalité claire, la trajectoire de Saïd échappe par endroits à la logique du film d’action. Elle est, en effet, ponctuée de pauses méditatives correspondant à un retour sur soi. Une fois rentré à Naplouse après sa traversée de la frontière, Saïd s’arrête dans un restaurant populaire où il demande la permission d’utiliser les toilettes. La contemplation de la ceinture d’explosifs qui adhère à son corps en sueur le plonge dans une méditation qui le détache progressivement de la vie : « tu ne changeras pas ton destin », se dit-il en se regardant dans un miroir qui semble refléter une image différente de ce qu’il a été jusque-là. Le décor du plan correspondant à cette prise de conscience de l’ « inquiétante étrangeté » de soi équivaut par ailleurs à un couloir étroit, une sorte de couloir de la mort où le personnage s’immobilise pour contempler sa transformation intérieure et comme pour mesurer la distance qui le sépare désormais des vivants. On le voit dans la séquence suivante s’approcher de sa maison ; sa mère se trouve à l’intérieur et apparaît dans le cadre de la fenêtre. Saïd se cache mais la mère s’approche de la fenêtre, comme si elle avait été attirée par une présence imperceptible. Saïd est déjà un être fantomatique, une présence qui se dérobe, qui se dissimule aux regards.
Nous avons l’impression néanmoins par la suite qu’il revient à la vie mais moyennant un détour contraint. Cherchant Khaled au garage, il tombe sur Souha qui lui demande de jeter un œil sur sa voiture, il est obligé de réparer la vieille Alfa Roméo tout en portant la ceinture d’explosifs, monte dans la voiture et échange un baiser avec Souha après lui avoir raconté que son père a été exécuté par des militants palestiniens à cause de sa collaboration. Souha le dépose près d’un cimetière où on le voit s’allonger sur une tombe. La rencontre fortuite avec la propriétaire de l’Alfa Roméo est ainsi vécue sur le mode de l’étrangeté, étrangeté qui émane de ce malaise que crée la conjonction du désir et de la mort. Ce baiser qui fait du personnage un corps désirant est en même temps incarné, porté à l’écran par un corps qui charrie sa propre destruction et celle des autres. Ce baiser intervient au moment où l’on s’attend le moins ; le malaise est généré par la proximité de deux corps entretenant des rapports différents avec la vie mais aussi par la montée en soi d’un souvenir morbide, celui de la mort du père allant de pair avec le flux du désir, un désir qui plus est a pour objet la fille d’un chahid dont la mémoire a été encensée par la nation. Autant dire que ce baiser placé sous le signe de la résurgence des morts et suivi de ce plan qui met en scène la tentative de Saïd de fusionner avec le corps du père souligne paradoxalement la distance qui sépare le personnage de ceux qui sont encore dans la vie : Souha, Khaled dont le lien avec les vivants a été mis à l’épreuve et consolidé par sa quête de l’ami devenu une bombe ambulante et les recruteurs de kamikazes qui veulent changer la vie en semant la mort.
Ce qui est mis en avant dans le parcours tortueux de Saïd, ce ne sont point les motivations idéologiques de l’attentat suicide mais une aventure humaine avec ses blessures narcissiques, avec ses zones d’ombres et l’incertitude qui plane sur les motivations de l’action en dépit de ce retour sur soi censé éclairer le choix du personnage. Les lignes brisées du scénario participent non seulement à complexifier et à problématiser l’attentat suicide mais à nous installer dans une sorte de tragique moderne où les déterminismes ne sont plus de mise, où le discours idéologique, les motivations politiques affichées correspondent à un niveau superficiel de l’appréhension de l’humain. Ce tragique moderne est incarné ici par un homme qui, ayant accompli accidentellement un retour sur lui-même, semble avoir palpé en lui cette part de mort qu’il a toujours portée et qui est à l’origine de ce désir d’accélérer sa propre mort par un choix, certes, porteur de revendications politiques mais qui laisse malgré tout planer une incertitude quant à l’adhésion de cet individu devenu une bombe ambulante à l’attentat suicide comme modalité d’action.
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