dimanche 11 juillet 2010

Khorma et Tendresse du loup de Jilani Essaadi, paru dans Ettariq Eljadid juin 2008

L’épaisseur du réalisme dans les films de Jilani Essaadi


La salle CinémAfricArt nous a donné l’occasion de redécouvrir un beau film (Khorma de Jilani Essaadi) qui, ayant fait une sortie manquée en 2003, est de nouveau programmé dans un espace qui n’a de cesse de prouver son attachement au cinéma d’auteur. La projection qui a eu lieu le 28 mai et le débat qui l’a suivie en présence du cinéaste nous a permis de mieux cerner l’univers d’un auteur qui s’est imposé dans notre paysage cinématographique surtout après la sortie de son deuxième opus, Tendresse du loup, en novembre 2007.



L’originalité de l’univers de Jilani Essaadi tient essentiellement à une conception du réalisme où voisinent la fantaisie de la fable et la représentation crue d’une réalité souvent prosaïque et triviale. Ce réalisme singulier nous éloigne à la fois de la platitude d’un ancrage artificiel dans la réalité et la culture tunisiennes et d’une forme de déterminisme caricatural, présent par ailleurs dans le cinéma tunisien, et auquel on prétend plier la représentation de la société et surtout les destinées individuelles qui demeurent en revanche, aussi bien dans Khorma que dans Tendresse du loup, farouchement et ostensiblement singulières.
Les deux fictions sont ancrées dans des milieux populaires et mettent en scène des personnages dont la marginalité est à la fois appuyée et complexe sans que cela donne lieu au moindre discours explicatif et / ou idéologique sur la marginalité. Loin d’être une catégorie préétablie, le marginal est un personnage ouvert, impliqué dans une aventure à laquelle rien ne le prédestine et qui fait toute sa complexité. Il en va ainsi du personnage principal de Khorma, crieur public simple d’esprit, initié au métier par Bou Kalb qu’il cherche à écarter par la suite et de celui de Tendresse du loup, un jeune, simple d’esprit aussi, oisif, ne rêvant que d’aller au Cap Vert et qui assiste un soir, impuissant, au viol d’une fille du quartier qui se prostitue et à qui le lie par la suite une brève histoire d’amour – les deux magistralement campés par Mohamed Kriâa. Dans les deux films, les personnages évoluent dans le décor d’une médina pauvre et populaire (la médina de Bizerte, bariolée et lumineuse mais délabrée dans Khorma, et celle de Tunis, franchement sordide, d’autant plus qu’elle est filmée essentiellement de nuit dans Tendresse du loup) qui est aux antipodes de cette médina de carte postale présente ici et là dans le cinéma tunisien. Ce parti pris que l’on pourrait qualifier à la fois de réaliste et de radical, dans le sens où il bannit tout pittoresque et où il montre la face cachée d’un lieu fétiche de la mémoire et de l’identité tunisiennes, va de pair avec un traitement narratif audacieux, expression d’une sensibilité ludique qui ne recule pas devant le risque de l’invraisemblance et qui laisse libre cours par moments à une forme d’onirisme empreint de trivialité. Dans Tendresse du loup, et plus précisément dans la séquence de l’évanouissement de Stoufa, suite à son agression, le personnage est ramassé par des éboueurs qui le transportent sur leur carriole pleine d’ordures avant de le confier à un marchand de légumes qui le conduit à l’hôpital sur sa charrette. Cette situation burlesque tend vers le rêve lorsque nous voyons la charrette filmée au ralenti dans le tunnel de Bab Saâdoun et que nous entendons le récit rêvé de la traversée de la ville par la voix-off du personnage qui s’extasie sur l’odeur de la menthe et la beauté d’un ciel étoilé qui lui fait évoquer encore une fois le Cap Vert. Cette échappée onirique correspond à un moment de respiration dans le film et vient contrebalancer la violence de l’agression subie par Stoufa et de la séquence du viol. Nous retrouvons cette même respiration ludique dans le premier long métrage de Jilani Essaâdi. A chaque fois que Khorma, dont l’idiotie fait de lui le souffre-douleur des gens du quartier, se fait agresser ou humilier, on le voit sur les terrasses – encore un « lieu » commun admirablement réinvesti par Jilani Essadi – pleurer son martyre en chantant avec Abdelhalim Hafedh et l’imitant à merveille.
L’autre manifestation de la liberté que s’accorde le cinéaste se manifeste à travers des péripéties et des retournements de situation rocambolesques. Dans Khorma, la mise à l’écart de Bou Kalb est préparée par une fâcheuse confusion : le vieux colporteur, devenu dur d’oreille, annonce le décès d’une mère au lieu du mariage de sa fille. La mère en question meurt peu de temps après alors que les festivités du mariage sont en cours. Mais ce qui pourrait apparaître à première vue comme une péripétie fantaisiste ou comme une facilité au niveau du scénario est loin d’être une fin en soi. Les libertés que prend le cinéaste avec une certaine vraisemblance découlent de ce parti pris de la fable. Parti pris certes plus évident dans le premier film qui se donne à voir comme une fable sur la succession et la prise de pouvoir par celui qui a été de tout temps considéré comme l’idiot du quartier et qui finit par subir de nouveau les avanies d’une communauté déchaînée. Mais si la morale politique de la fable est plutôt claire (la figure de celui dont on découvre des capacités insoupçonnées et un sens consommé de la rouerie renvoie, surtout à travers la mercantilisation du religieux et du sacré, à une certaine forme d’islamisme), le traitement scénaristique de la transformation du personnage est d’une extrême complexité. Autant dire que l’essentiel n’est pas dans le propos idéologique. Le protagoniste tire sa force de la mobilité de sa personnalité. Il change certes de visage, de costume et d’attitude après avoir supplanté Bou Kalb mais il conserve son rapport immédiat et primaire au monde ; le tyran est aussi un enfant. La figure de Khorma mobilise, de surcroît, une représentation mythique allant de pair au demeurant avec le parti pris de la fable. Cette mythification accentue la complexité d’un personnage que l’on pourrait assimiler aussi à un Christ dévoilant une face monstrueuse. Mais il va aussi sans dire que la surimpression des figures n’épuise pas le sens de la représentation ; le personnage reste une énigme et sa compréhension est dans une certaine mesure réfractaire à la rationalisation. Le simple d’esprit qui suscite à la fois l’empathie et l’aversion préserve toute son étrangeté et son altérité est de ce fait irréductible.
On retrouve aussi cette complexité dans Tendresse du loup où elle est cependant moins tributaire d’une transformation insaisissable du personnage que de ce qui se joue entre Stoufa et Salwa. En désignant Stoufa comme son agresseur alors qu’il était le seul à l’avoir défendue au moment où elle s’est fait violer, Salwa a donné une tournure particulière à sa vengeance. Elle s’en explique d’ailleurs sans que cela épuise la signification de cette accusation injuste ; les violeurs s’étant enfuis au moment elle s’en est approchée avec son frère et sa bande, il lui fallait un coupable, un bouc-émissaire (le personnage féminin semble se conformer de ce fait à une sorte de code de l’honneur). Mais l’histoire de Salwa et Stoufa échappe à la stricte logique de la revanche, dans la mesure où sa mise en scène n’obéit pas au principe de l’enchaînement causal des faits et qu’elle laisse la place à une grande part d’aléatoire. Il est vrai que l’accusation de Salwa donne lieu chez Stoufa à un projet de vengeance. Mais le rapport de force qui s’instaure entre eux n’est pas dénué de complicité et d’accord. Dans la séquence du cabaret, les deux personnages se toisent avec ressentiment et méfiance, avant de se rejoindre sur une piste de danse où leurs corps sont entraînés dans un duel harmonieux. La suite de leur histoire est faite d’une succession de moments où ils changent constamment d’humeur. Salwa accepte de partir avec Stoufa après s’être débarrassée du client avec qui elle a passé la soirée dans le cabaret. Ce départ est dans un premier temps vécu comme une libération, comme une sorte d’enfance retrouvée. Mais esquissant un mouvement de fuite au moment où elle se fait conduire dans des ruelles sombres et étroites, elle se fait captive et son compagnon laisse entrevoir un visage de bourreau qui finit néanmoins par s’adoucir et venir à bout de sa résistance en l’entraînant dans son propre rêve. Ces changements n’ont rien de spectaculaire et ne nous installent pas vraiment dans la logique classique du suspens. Ils semblent plutôt le fruit d’une démarche quelque peu expérimentale – le cinéaste affirme avoir laissé libre cours à l’improvisation des acteurs notamment dans cette séquence – qui nous fait suivre les oscillations d’une aventure qui ressemble à un rêve éveillé.
Cette expérimentation qui fait surgir ce qu’il y a de mouvant dans les êtres et dans leurs histoires concourt justement à déjouer le sérieux d’une représentation qui enferme le réel dans des certitudes.

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