dimanche 11 juillet 2010

La porte du soleil... (Y. Nasrallah), à paraître dans les Cahiers de Tunisie

La Porte du soleil de Yousri Nasrallah : de la geste lyrique aux heurts de la modernité


L’importance de La Porte du soleil de Yousri Nasrallah réside d’abord, abstraction faite de sa valeur esthétique qui est incontestable, dans sa mise en récit de l’histoire des Palestiniens, présente par ailleurs dans le cinéma arabe, mais sur un mode fragmentaire, comme un point nodal de la mémoire collective ou encore, parfois, comme un arrière plan. Le même travail de mise en récit existe aussi dans La Nuit de Mohamed Malas où il est question non pas des Palestiniens, mais de la Palestine, cette terre vers laquelle se destinaient les combattants en 1948 et dont ils espéraient alors la libération. Dans le film de Yousri Nasrallah, le travail de mise en récit se trouve doublé d’une proximité maximale. Le récit du cinéaste égyptien, ayant pour support ce roman de l’exode palestinien qu’est La Porte du soleil du libanais Elyès Khoury , raconte l’histoire de l’exil vécue et vue par des Palestiniens. Le mérite de Yousri Nasrallah est d’avoir donné de l’épaisseur, de la consistance à une entité fantomatique qui hante le cinéma et, d’une manière générale, l’imaginaire arabe depuis un demi-siècle. Le travail sur la mémoire est fondé, de surcroît, sur l’incarnation de l’histoire par des êtres dont la singularité n’est à aucun moment étouffée par le destin collectif dont ils participent, chacun à sa manière. Le récit est générateur d’une panoplie de portraits propre à dynamiter tous les clichés relatifs à la Palestine et aux Palestiniens.

Le mode de narration choisi, emprunté bien entendu à Elyès Khoury, place cette histoire dans la bouche d’un résistant palestinien ayant vécu à Chatila. Le lieu à partir duquel se déploie cette parole de l’exil est une chambre d’hôpital situé dans le camp des réfugiés. Le récit est fait essentiellement de flash-back. La parole qui fait revivre le passé, cette parole génératrice de continuité, est censée réanimer un résistant qui a été de tous les combats depuis 1948 (et même avant puisqu’il luttait contre l’occupation britannique). C’est donc pour réanimer le corps d’un héros que le docteur Khalil lui raconte son histoire et celle de sa famille. On a d’ailleurs parlé à juste titre de saga familiale à propos de ce film qui, à la suite de Elyès Khoury, semble avoir donné au peuple palestinien son premier « roman familial ».

Cette narration qui se déploie à la faveur du silence absolu du héros revient d’abord sur un événement qui relève de la sphère intime, le mariage de Younès, le héros gisant sur son lit d’hôpital. Mariage placé sous le signe de traditions séculaires, autorisant l’union d’une enfant qui a douze ans et d’un jeune homme un peu plus âgé (il a seize ans), mais déjà combattant. L’histoire du couple est faite de séparations et de retrouvailles ; les modalités de leur vécu amoureux sont tributaires des exigences de la résistance. La première rencontre des époux, lors d’une nuit de noces qui n’en est pas une, ne donne pas la mesure de ce que sera leur idylle amoureuse. Le mariage de Younès et de Nahila ne sera consommé que quelques années plus tard, à l’occasion d’un retour du héros, parti entre-temps au front pour combattre l’occupation britannique. Mais il ne sera question d’amour qu’après l’expérience douloureuse de l’exode forcé des Palestiniens en 1948. Nahila qui refuse de partir pour le Liban se résout à rebrousser chemin, entraînant ainsi la famille sur la voie du retour et décide de rester sur ce territoire où elle est interdite de séjour, sur ce territoire qui est devenu Israël. La résistance appelle cependant Younès à suivre la voie de l’exil. L’histoire d’amour commence bien après les noces du héros, plus précisément lors de l’un de ses retours auprès de Nahila, qui avait entre temps aménagé une grotte (baptisée Bâb Echams) pour ses amours clandestines avec Younès. Clandestines, parce que Younès ne voit que Nahila lors de ses incursions illégales dans le territoire israélien. Clandestines aussi, parce que le mari est censé être absent ; Nahila devra à un moment donné justifier ses grossesses devant les autorités israéliennes, qui sont à la recherche de Younès, en prétendant des infidélités multiples. Clandestines aussi sans doute, par souci de soustraire l’amour à la sphère familiale. Younès prie Nahila de ne pas amener sa mère dans la grotte ; il a voulu en faire manifestement le temple d’un amour incandescent. La grotte est d’ailleurs le lieu d’un rituel donné comme le signe de la naissance de l’amour. Il s’agit d’abord d’un remake du rituel des noces. Nahila doit, conformément à une certaine tradition, se déchausser pour marcher sur des grappes de raisins. Des années plus tard, Younès demandera à Nahila de marcher de nouveau sur les grappes de raisins, mais dans la grotte, comme pour substituer à ces rituels et ces symboles usés de l’union conjugale des symboles d’un autre ordre. Le remake équivaut en effet à une déclaration d’amour. Le docteur Khalil rapporte des propos de Younès avouant avoir aimé Nahila après s’être séparé d’elle, autrement dit à partir du moment où elle est associée à une patrie interdite. On ne le répètera jamais assez dans le film : nous avons commencé à aimer la Palestine, quand nous l’avons perdue. Telle est la première correspondance entre destins individuel et collectif dans le film, correspondance qui réinvestit aussi cette équivalence entre la femme et la patrie devenue un lieu commun de la poésie de la résistance palestinienne. Mais Nahila est loin d’être cette métaphore figée de la femme patrie ; le cinéaste réinvestit la métaphore non seulement en faisant de Nahila la femme constamment désirée et vers laquelle on revient sans cesse, mais aussi en inscrivant son corps dans une histoire, toute individuelle, celle de la découverte de l’amour et de la sensualité. Encore une fois, la singularité des êtres n’est à aucun moment étouffée par le destin collectif dont l’exode, l’aspiration au retour et la résistance constituent les grandes lignes. Les hauts faits de la résistance ne sont d’ailleurs point évoqués d’une manière immédiate, exception faite de cette tentative de faire exploser un kibboutz et qui tourne court, parce que le résistant se ravise. Le revirement est expliqué par la peur des représailles dans le roman, il reçoit une autre explication dans le film, il s’agirait plutôt de cette peur de donner la mort (l’opération représentée sur le mode de l’éventualité entravée équivaut probablement à une proposition, d’autant plus que l’explication avancée dans le film diffère de celle invoquée dans le roman. Celle du cinéaste renvoie à une autre forme de prise de conscience ; le spectacle de ces enfants qui jouent dans le kibboutz donne à Younès des sueurs froides et l’empêche manifestement de passer à l’acte). Nous pourrions d’ailleurs affirmer que la résistance demeure dans le hors-champ dans la première partie du film. Exception faite de cet épisode auquel nous avons fait allusion et qui humanise le héros, la geste du résistant se fait plutôt lyrique qu’épique. L’inertie du héros sur son lit d’hôpital n’a pas pour pendant dans les flash-back ses actes de résistant, mais plutôt ses voyages, ses multiples retours auprès de Nahila qui relèvent aussi de l’héroïsme, vu les distances à parcourir et les obstacles à contourner, autrement dit un mouvement qui fait de lui d’abord un corps désirant. Philippe Azouri voit dans le corps du héros la métaphore du corps palestinien dans tous ses états de sensualité éruptive et de mort lente . L’intérêt de la première partie réside, à mon sens, dans ce déplacement de la résistance de la geste collective vers la sphère privée et plus précisément sur le terrain de l’intime. La sensualité et la force de cet érotisme générateur de mouvement devient ainsi la forme de résistance la plus achevée. Le destin individuel n’est pas vraiment à rattacher selon une logique purement déterministe à un destin collectif qui l’englobe, c’est plutôt le lieu à partir duquel on repense la question palestinienne.

Dans la deuxième partie du film, il sera plus question de la résistance, mais sur un tout autre mode, celui de la discordance. Un autre personnage fait son entrée sur la scène de la lutte armée. Il s’agit du docteur Khalil qui va axer son récit sur sa propre participation à la révolution, tout en instaurant un rapport de filiation entre lui et le héros de la geste qu’il a mise en récit dans la première partie du film. Le docteur Khalil est un orphelin qui croise le héros Younès, alors qu’il n’est pas encore sorti de l’enfance. En mal de filiation, il reçoit l’initiation du résistant et se voit jeté dans la révolution. Nous sommes désormais en présence d’une autre génération de fidaï, plus rompue que la première à la défaite et au désenchantement. La première s’engageait physiquement, portée par l’espoir du retour, mais elle n’avait pas vraiment conscience de ce qui se tramait dans la région, ni de la portée des événements auxquels elle prenait part. L’héroïsme n’est plus de mise avec cette deuxième génération dont Khalil est le représentant. La narration se rapproche de plus en plus du présent. Le récit devient plus éclaté, plus fragmenté, les flash-back plus nombreux et de fait plus brefs. Le lyrisme inhérent aux analepses de la première partie cède la place à une expression plus heurtée, probablement plus appropriée pour rendre compte des soubresauts de la résistance. Les va-et-vient entre le moment de l’énonciation (c’est après les accords d’Oslo que Younès et le docteur Khalil se retrouvent dans cette chambre d’hôpital) et les événements racontés, entre le présent et le passé, devenant moins espacés, favorisent l’émergence du commentaire qui correspond souvent à une mise à distance : La guerre du Liban a fait de nous des criminels, dira le docteur Khalil. Le militant qui raconte nous fait part aussi d’un souvenir douloureux ; il se trouvait dans un camp d’entraînement, lorsqu’il a appris que l’homme est monté sur la lune. S’identifiant aux héros de la conquête de l’espace, il crie : nous sommes devenus des dieux. Le résistant qui dirigeait l’entraînement l’a obligé à ramper en disant : Allahou Akbar. Nous ne sommes plus dans la geste, mais dans une histoire qui reconnaît la discordance et de fait sa propre complexité. L’incident fait écho à l’éclatement idéologique de la révolution. Mais l’éclatement est aussi une affaire de géographie (ceci est plus perceptible dans la deuxième partie du film, même si la première raconte la tragédie de l’exode). Le docteur Khalil quitte le Liban pour aller s’entraîner dans les camps chinois. Ayant été jugé inapte au combat à la suite d’un accident, il se convertit à la médecine révolutionnaire. Il est question aussi de l’expulsion de l’OLP de Beyrouth. Les personnages qui passent par la chambre de Younès cherchent tous à rétablir des contacts avec des proches se trouvant à Ramallah, aux Etats Unis, en Suisse, en Allemagne,... L’exode de la première partie devient diaspora.

Mais la discordance ou encore la remise en cause de l’histoire unitaire et cohérente, celle la geste, ne concerne pas seulement l’engagement dans la résistance, elle englobe la scène privée. L’histoire du docteur Khalil et de Chams fait écho à celle de Younès et de Nahila, mais sur le mode de l’opposition. Il n’y a plus de place pour l’idylle amoureuse dans la deuxième partie. Chams a été éprouvée par un mariage qui la vouait à la tyrannie d’un mari brutal. Cette souffrance subie pendant longtemps, même si elle a débouché sur une libération, la laisse pleine d’amertume et serait à l’origine de son désenchantement. Elle ne fait plus confiance aux hommes et cherche constamment à se dégager de leur emprise, elle refuse la prison d’une histoire unique et le dépit la pousse à tuer l’un de ses amants. Les factions palestiniennes s’en mêlent et décident de commun accord de l’éliminer. Khalil, quant à lui, il reste en deçà de l’adhésion totale dans l’amour, Chams lui fait peur quelque part et son histoire le dépasse. Les personnages qui sont au centre de la deuxième partie sont marqués par cette impuissance d’être maîtres de leurs destins, par ce manque d’adhésion à eux-mêmes.

La différence de tonalité entre la première et la deuxième partie se fait d’abord l’écho de cette distance qui sépare le passé du présent. Elle est tributaire à vrai dire du choix de deux registres narratifs différents. La geste lyrique des personnages de la première partie – qui se situent en quelque sorte à la périphérie de la deuxième – correspond à une écriture de l’histoire fondée sur une vision unitaire, le passé prend les allures de la saga, de l’idylle, ou encore d’une tragédie collective portée, notamment à la faveur de ces mouvements foule et de traversée, par un souffle épique. Le mode de narration choisi dans la première partie a pour vocation de restituer, par l’harmonie et la simplicité de la vision qu’il propose, la mémoire de l’exode. La deuxième partie, de facture beaucoup moins classique, tend entre autres à explorer par les discordances qu’elle fait ressortir, les discontinuités qu’elle met en œuvre, les ruptures intérieures et les hiatus qui sont le propre de l’être de l’exilé. Mais elle nous offre surtout une autre écriture de l’histoire, beaucoup plus problématique, d’autant plus que l’on se rapproche du présent. Cette écriture est faite de heurts et de discordances. Tel est, nous semble-t-il, l’apport considérable de l’adaptation de Yousri Nasrallah. Le roman d’Elyès Khouri est loin d’offrir une vision unitaire de l’histoire. Mais le contraste des tonalités dans son récit et leur juxtaposition ont donné lieu dans l’adaptation de Yousri Nasrallah à deux modes narratifs différents et à deux parties distinctes. Le souci de marquer cette distance entre les deux générations de résistants par le choix de deux écritures différentes de l’histoire est une innovation majeure (dans le roman, le docteur Khalil a tendance à alterner les fragments se rapportant tour à tour à l’histoire de Younès et à la sienne).

C’est dans la deuxième partie que le film s’ouvre également à une modernité artistique et cinématographique et l’intègre dans son dispositif. Cette modernité est déjà présente à travers le choix d’un mode de narration plus heurté, moins fluide et donnant accès, par sa polyphonie, à une histoire problématique. Elle l’est notamment dans les échos de discours que tient le monde arabe sur les Palestiniens, ces discours qui instrumentalisent la cause tout en cultivant la haine du Palestinien, nous dit-on. La modernité est aussi affaire de référence et d’altérité, nous pensons à la manière dont le cinéaste a intégré un discours moderne sur les Palestiniens, celui de Jean Genêt. Mais nous pensons aussi à ces scènes chahiniennes, comme celle où le vendeur de shampooing fait son numéro de saltimbanque et vante sa marchandise en bonimenteur de foire, ou alors celle où ce même personnage, qui a grandi dans le camp et rêve de partir aux Etats Unis, dispose autour de Younès des ventilateurs en nous offrant un ballet vertigineux comme certains personnages de Chahine. Ce personnage fait penser notamment à Okka, le saltimbanque du Sixième jour. Par le biais de ces clins d’œil, l’histoire des Palestiniens se fait aussi égyptienne.

Il n’y a pas moyen, selon Yousri Nasrallah, d’écrire l’histoire des Palestiniens sans intégrer ces discours multiples et venus d’horizons différents. Il n’y a pas moyen non plus d’écrire cette histoire en faisant abstraction du lieu d’où on parle. En répondant à un journaliste de la chaîne Arte, le cinéaste a insisté sur la portée libératrice de son travail de réappropriation, ce travail qui est d’autant plus salutaire, nous dit-il, que les populations du monde arabe ont été opprimées par les régimes en place au nom de la cause palestinienne.


Insaf Machta

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