L’Aquarium de Yousri Nasrallah ou la difficile adhésion
Les habitués du cinéma de Yousri Nasrallah ont été quelque peu déroutés par son dernier film. Sans doute parce que l’élan qui porte les êtres à agir et à être pleinement dans la vie ne se déploie pas dans le parcours des personnages de l’Aquarium. Confronté pour la première fois dans son œuvre à un regard désenchanté, le spectateur perplexe que nous sommes est néanmoins amené à reconnaître l’expression maîtrisée d’une perte de tonicité qui est loin d’être le signe de l’essoufflement du talent du cinéaste, de même que l’orchestration tout aussi maîtrisée des moyens qui concourent à créer cette distance qui nous sépare des personnages et qui procède d’une mise en scène qui cultive la non adhésion. On se laisse pourtant prendre dans les rets de ce dispositif qui fait de nous des spectateurs distants, constamment incommodés par ce déficit d’adhésion à des personnages qui ont du mal à adhérer à eux-mêmes.
Dans les films précédents de Nasrallah, le désir est une énergie qui appelle le franchissement des limites. Dans La Porte du soleil, Younès, interdit de séjour en Israël, ne cesse de faire des incursions clandestines pour revenir auprès de Nahila, transformant ainsi sa geste de résistant en une histoire d’amour qui fait du désir et de la sensualité l’expression achevée de sa résistance. Le personnage principal de La Ville, mû par son désir de devenir comédien, quitte son quartier populaire pour se retrouver dans un Paris qui, au lieu de répondre à son désir, le jette dans un univers marqué du sceau de la clandestinité et du jeu frauduleux des matchs de boxe truqués qui condamnent le personnage à se mouvoir sur des scènes où il se casse littéralement la figure. Dans Mercedès, le désir de retrouver un cousin qui a quitté le milieu étouffant d’une aristocratie décadente soucieuse de son image et brimant sa liberté, pousse Noubi dans les bas-fonds de la société, dans un milieu populaire où il rencontre un sosie de sa propre mère dans la personne d’une danseuse à qui le lie une histoire dont le véritable enjeu est de s’affranchir de la mère en vivant l’expérience paradoxale d’une altérité qui renvoie d’abord à soi-même.
Rien de tel chez les personnages de L’Aquarium qui semblent ignorer la prise de risque et qui s’arrêtent au seuil d’eux-mêmes. Le quotidien de Leïla, animatrice d’une émission de radio à la Mireille Dumas, et de Youssef, médecin anesthésiste, s’apparente à une série de rituels qui bannissent toute forme d’expression du moi profond. Les deux espaces où évolue le personnage de Leïla sont le studio où se fait l’émission « Secrets de la nuit » et l’appartement où elle vit avec sa mère et son frère. Youssef, quant à lui, est incapable de vivre avec sa compagne dans cette maison cossue qu’on voit au début du film. Il fait de sa voiture une demeure ambulante où il se replie sur lui-même et passe le plus clair de son temps dans des chambres d’hôpital où l’exercice de son métier prend souvent la forme d’un rituel : séances de massage qu’il administre à son propre père et bribes de conversation avec des patients qui sombrent progressivement dans le sommeil sous l’effet de l’anesthésie non sans livrer quelque chose d’eux-mêmes. Ce rituel fait d’ailleurs écho à l’émission de Leïla. L’animatrice est sans cesse confrontée à l’intimité des auditeurs qui appellent et livrent leurs secrets à un être invisible qui semble tirer son ascendant sur eux de sa voix qui n’est point sujette au vacillement et qui, comme pour faire face à des angoisses de toutes sortes, demeure imperturbable. Les deux personnages se retranchent, sans en être forcément conscients, derrière un masque qui serait dans les deux cas une parade contre la douleur. Il est d’ailleurs significatif que les deux personnages soient engoncés dans des vêtements (costard ou tailleur) qui sont révélateurs d’une certaine rigidité et qui fonctionnent davantage comme des uniformes. La meilleure amie de Leïla dira, en constatant que cette dernière a changé de coupe et de maquillage, qu’elle a l’impression que son amie, qu’elle n’est jamais du reste parvenue à cerner, a superposé au masque qu’elle portait déjà un nouveau masque.
Il est également significatif que l’existence itinérante de Youssef le met paradoxalement à l’abri d’une certaine prise de risque. Le fait qu’il passe le plus clair de son temps dehors, qu’il dort souvent dans sa voiture, y compris dans des quartiers populaires, ne débouche sur aucune rencontre. Les mondes qu’il côtoie n’entrent pas en interaction avec ce qu’il est et qui nous demeure du reste inaccessible. Lors de ses promenades nocturnes sur la corniche, il côtoie des couples qui s’embrassent et qui vivent manifestement leurs amours dans une espèce de clandestinité, sans qu’il y ait la moindre éventualité de rencontre ou d’interaction avec cet univers un peu glauque dans lequel il déambule en compagnie d’un confrère plus âgé que lui et dont le passe temps favori consiste à draguer en passant des coups de fil au hasard. Dans ces séquences nocturnes, Youssef, souvent à l’avant-plan, est entouré à l’arrière-plan d’une nébuleuse de couples. Sa figure se détache, avec son visage émacié et impassible, de ce magma où se déploie une libido qui est loin d’être librement vécue et assumée.
C’est néanmoins dans cet univers auquel il ne se mêle pas que le personnage se livre quelque peu à nous. Les deux coups de fil qu’il passe à l’émission « Secrets de la nuit » prennent place lors de ces promenades nocturnes au bord de la corniche. La confidence ne se fait qu’au bout du deuxième coup de fil ; Youssef présente comme des lubies et des blocages certains agissements dont nous avons été témoins sans vraiment les comprendre : il avoue tirer un plaisir de ces moments où ses patients commencent à s’endormir et se mettent à livrer leurs secrets, il pointe ensuite son incapacité à vivre dans un appartement et l’habitude qu’il a prise de dormir dans sa voiture, il parle enfin de sa résistance au désir de franchir le seuil d’un lieu qui le hante, l’aquarium de la ville. Le personnage joue le jeu de l’émission tout en amenant l’animatrice à entrer dans son jeu dans la mesure où il parvient à la faire parler d’elle-même. Du coup le dispositif construit sur la neutralité de l’animatrice et qui est censé empêcher toute interaction avec la souffrance des autres se fissure. L’enregistrement est destiné à être effacé mais le dérapage de l’animatrice, de même que la confidence de l’anesthésiste créent des brèches dans ces masques qui dissimulent leur mal de vivre. Ce qu’ils entreprennent par la suite peut être interprété comme un pas vers eux-mêmes. On voit Leïla visiter un appartement et au moment où la propriétaire la laisse seule, elle regarde autour d’elle et semble voir pour la première fois sa solitude en face. Une émotion se lit pour la première fois sur son visage, son expression dévoile à la fois la douleur que fait naître en elle la perspective de quitter le cocon familial, mais sans doute aussi la perspective de prendre sa vie à bras le corps et d’affronter la solitude. Youssef, quant à lui, se décide enfin à entrer dans l’aquarium de la ville. La configuration du lieu avec ses grottes, ses souterrains, ses cavités taillées dans la roche et les mouvements panoramiques accomplis par une caméra qui ne se contente pas de montrer ce qui tombe sous le regard du personnage sont propres à révéler la valeur symbolique du lieu comme représentation des profondeurs de l’être. C’est à la lumière de cette architecture que l’on comprend a posteriori la peur du personnage de s’aventurer dans ce lieu. En s’y promenant, Youssef continue à afficher un visage impassible et nous retrouvons là aussi ces couples anonymes qui se nichent dans les cavités faute de pouvoir vivre leurs amours au grand jour. La figure du personnage tranche encore une fois avec cette nébuleuse de désirs qui se dessine autour de lui. Nous avons l’impression au terme de la promenade que le personnage sort indemne de ce lieu qui le terrorisait mais qui n’en continue pas moins à le hanter. Il en parle encore une fois à une patiente qu’il est en train d’anesthésier. Le rituel s’inverse, cette fois-ci, c’est Youssef qui livre son secret - sur un mode fragmentaire et extrêmement distancié, un peu comme un somnambule - au lieu de la patiente et c’est à la faveur de cette confidence de somnambule qu’a lieu la rencontre avec Leïla. L’animatrice accompagne la patiente qu’anesthésie Youssef, une jeune fille qui est venue se faire avorter dans cette clinique clandestine où exerce l’anesthésiste. Leïla, qui est restée dans un coin de la salle d’opération, séparé du reste par un rideau, entend la voix de Youssef et reconnaît, surtout à la faveur de ce qu’il dit de l’aquarium, l’auditeur de l’émission qui l’a désarçonnée en l’amenant à se rendre à l’évidence de sa propre solitude. L’animatrice étouffe à ce moment-là un cri et sa réaction est de l’ordre de l’hystérie ; l’éclairage rouge qui noie le visage de l’actrice souligne la dimension expressionniste d’une réaction induite sans doute par l’ampleur du refoulement imposé au désir.
Ces parcours tortueux qui sont censés mener les personnages à eux-mêmes et le traitement que reçoit, d’une manière générale, le thème du désir permettent de cerner toute la différence qui existe entre L’Aquarium et les autres films de Nasrallah. De Mercedès à La Porte du soleil, le désir n’a jamais été appréhendé comme quelque chose de problématique. Il est non seulement cette force qui met les personnages en accord avec eux-mêmes mais il génère souvent une explosion de sensualité et de vie faisant fi parfois de leur situation objective d’êtres défaits. S’il y a une leçon qui se dégage de l’univers de Nasrallah, c’est bien celle-là : ceux qui prennent leurs désirs à bras le corps sont loin d’être des êtres défaits, ce qui n’enlève rien à l’âpreté du désir et de la vie. Mais si les autres films épousent cette trajectoire de la réalisation du désir, L’Aquarium nous met en présence d’une libido souvent entravée.
La seule forme d’érotisme mise en scène dans le film se trouve dans ces séquences où Youssef est entouré de couples filmés avec beaucoup de distance : ils constituent en quelque sorte le décor où se meut ce personnage qui a refoulé son désir mais ils semblent faire partie également d’une fresque sociale où l’accent est constamment mis sur la peur et la liberté brimée : ces couples dont la sexualité est incapable de se hisser au rang d’un érotisme libérateur subissent parfois des rafles. L’anonymat de ces figures, de même que la généralité du propos qui se dégage de ce que l’on voit à l’arrière-plan sont propres à entraver tout processus d’identification. En outre, à travers Leïla et Youssef, L’Aquarium peut être considéré comme le film du désir refoulé. Le dernier film de Nasrallah donne à voir aussi des perversités qui nous mettent encore une fois en présence de ce caractère problématique du désir : le confrère de Youssef, un ORL d’un certain âge, ne peut raviver sa libido qu’à travers des coups de fil qu’il donne au hasard et qui lui permettent parfois de s’entretenir sans tabou avec des femmes dont il ignore tout ; Leïla fréquente un couple assez âgé, l’homme, à en croire le récit du technicien qui s’occupe de l’enregistrement de l’émission, lui sert de protecteur et on les (le vieux couple et l’animatrice) voit à la même table dans une boîte de nuit, Leïla qui est assise en face du monsieur subit les caresses d’une main baladeuse qui se cache sous la table. Par ailleurs, le principe de l’émission « Secrets de la nuit » permet au cinéaste de rendre audible le malaise des individus assaillis par toutes sortes de peurs et d’inhibitions. L’idée forte du film consiste à avoir montré que l’animatrice qui maîtrise ce dispositif et dont le métier est de faire face à ce mal être n’est pas à l’abri de l’inhibition. La démarche du cinéaste est en partie semblable à celle de l’animatrice, dans la mesure où l’approche professionnelle fait écho au regard clinique de Nasrallah, un regard qui ne s’arrête pas seulement à l’individu mais qui semble vouloir embrasser toute une société qui a maille à partir avec le désir, une société qui se réfugie dans des jeux pervers ou dans une clandestinité qui l’étouffe. A la question du désir bloqué et refoulé se joint aussi celle des libertés : nous voyons défiler à deux reprises des manifestants du mouvement Kifaya brandissant des banderoles dans un silence de mort. Ils sont filmés à partir de la voiture de Youssef qui accoste les manifestants. Ces plans furtifs confirment ce que nous avons dit à propos de la démarche du cinéaste : détachement, regard clinique qui accompagne une mort lente. Ils font de surcroît la jonction entre le constat désenchanté se rapportant aux individus et celui qui concerne un combat collectif pour les libertés. C’est là où la démarche du cinéaste rejoint la vision qui est au cœur de toute son œuvre : le traitement du collectif s’enracine profondément dans la singularité des individus mais si les autres films font de cette singularité irréductible un principe libérateur, L’Aquarium correspond au versant sombre de cette vision qui lie d’une manière indéfectible l’individuel et le collectif. Nous serions ainsi tenté d’assimiler les individus de L’Aquarium à ces volailles démultipliées à l’infini que l’on voit dans la première et la dernière séquence du film (atteintes ou non de la grippe aviaire, on l’ignore, d’autant plus que le plan qui les montre au début est la visualisation d’un discours paranoïaque sur l’épidémie, un discours placé dans la bouche d’un auditeur de l’émission qui se présente à l’animatrice de « Secrets de la nuit » comme un homme perclus de peur). La peur, le refoulement et les perversités qu’elle génère sont les maîtres mots de ce film qui, sans réduire la singularité de ses personnages, en vient à esquisser les grandes lignes d’une vision désenchantée où l’individu incapable de faire face à son désir finit par rejoindre un troupeau malade de sa propre peur. Il est vrai que l’histoire se terminant par la rencontre de ces deux personnages qui se sont souvent arrêtés au seuil d’eux-mêmes et dont on a suivi séparément le parcours peut être considérée comme ouverte, mais il semblerait que cette rencontre placée sous le signe de la fissure du masque n’enlève rien au constat pessimiste qui s’est tramé tout au long du film.
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